Des ombres pour dévoiler la beauté
Mossoul (Irak) -- A Mossoul et al-Khazir j’ai utilisé plus d’une fois les ombres et la technique du contre-jour, pour cacher la misère sur le visage des enfants déplacés.
Ils restent identifiables grâce à des signes, comme le fait de se déplacer avec un récipient pour collecter de l’eau ou des ustensiles pour obtenir des vivres.
J’ai fait de mon mieux pour que les photos d'eux soient belles et expressives, en multipliant les effets artistiques. C’est une façon de leur rendre l’humanité et la beauté que la guerre leur a volées.
Ils ont survécu aux combats qui se poursuivent pour la libération de Mossoul du groupe Etat islamique.
Mais j’ai ressenti de l’inquiétude pour ces enfants et ces femmes, qui ont besoin de réapprendre à vivre après trois ans d’une existence anormale sous le joug de Daech.
J’ai pu constater les effets de son idéologie sur ces enfants qui chantent les slogans religieux du groupe, jouent à la guerre et arborent les signes de l’unicité, propres au groupe extrémiste.
Les femmes manquent de féminité, avec des visages sans maquillage, belles mais avec des peaux pleines de boutons. Pour elles, le quotidien a été dur, notamment pour trouver de quoi nourrir leurs enfants. Ce sont les visages sans vie et sans espoir des réfugiés.
Ceux que j’ai saisis à la sortie des combats ne sont pas uniformes. Les enfants et les femmes sont souriants, tandis que la peur marque les traits des hommes barbus, peur des services de sécurité irakiens, peur d’être soupçonnés d’appartenir à Daech et d’être arrêtés. Ils sortent de quartiers totalement dévastés, avec de nombreux barrages.
Pour moi, le spectacle de la mort et de la destruction à tous les coins de rue a été épuisant. J’ai eu peur tout le temps. Peur lorsqu’on est pris dans des tirs croisés, peur d’un kamikaze qui surgit de n’importe où, peur des voitures piégées et des tirs de mortier ou de simples armes automatiques. A chaque fois que surgit un barbu tu ne sais pas si tu as affaire à terroriste ou à un simple citoyen.
Derrière chaque photo se trouve une histoire particulière. Chaque personne porte un drame, comme celui d’avoir perdu sa maison, ou quelqu’un de sa famille. J’ai vu des enfants et des femmes fuir en abandonnant les cadavres de proches, puis me demander de les aider à les récupérer. Quel sentiment d’impuissance devant le fait que ces corps gisent dans des périmètres à l'accès interdit par des militaires.
En tant qu’Irakien parlant leur langue, j’ai vite compris le drame de ces gens et c’est avec l’appareil photo que j’ai dialogué avec eux. J’ai quelques facilités pour m’introduire dans leur monde, pour avoir la liberté de les prendre en photo, notamment les femmes. Avec un peu de diplomatie et de petits bakchichs, pour détendre l’atmosphère.
J’ai souvent choisi des vues panoramiques pour donner une idée de l’étendue des lieux et de la gravité des destructions. J’ai senti aussi que la photo peut être plus expressive lorsqu’elle réunit le sujet avec son environnement. A d’autres moments, le portrait s’est imposé, notamment en tombant sur le désespoir d’une femme en pleurs.
Je suis arrivé à Mossoul après avoir couvert la semaine de la mode à Dubaï.
J’ai 55 ans, et j'ai vécu une expérience similaire en photographiant la guerre à Bagdad, à l'époque de l'invasion américaine en 2003.
J’ai été ensuite nommé au bureau de l'AFP à Dubaï. On m’a demandé au lendemain de mon arrivée de couvrir un match de cricket féminin. Je n'ai pas pu prendre de photos. C'était trop difficile de concilier ces deux mondes, celui de la guerre et celui de la paix.
J’ai revécu ce même conflit cette fois-ci, en passant des défilés de mode à la litanie de la mort et des destructions. Je me suis senti comme « intimidé » de passer d’une atmosphère de paix à celle de la guerre. Mais à chaque monde sa propre ambiance.
La mode à Dubaï était un monde plein de couleurs, parfumé, fait de décors et de lumières alors que celui de Mossoul résonnait du bruit des canons, fait de noir et de blanc, de hijabs, de maisons détruite, d’odeur de mort et de peur.
Le contraste est si brutal qu’on a besoin de s'immerger rapidement dans cette atmosphère et de trouver les ressources pour maîtriser sa peur.
Ici et là, ce sont les mêmes femmes. Elles défilent devant toi à Dubaï, couverte de bijoux, alors que tu es détendu. A Mossoul, elles défilent couvertes de noir et sur fond de destructions. Les unes dans le calme, les autres avec des gestes hystériques, provoqués par la peur de mourir.
Les visages que j’ai saisi étaient sans espoir, parce que leurs demeures ont été détruites et qu’ils se retrouvent comme des prisonniers dans les camps. Ils sont là à mendier de l’eau, de la nourriture, de l’électricité par 45° Celsius. Des enfants sans aires de jeu, entassés de sept à dix dans des tentes d’un mètre sur deux.
Des gens qui vivent sans intimité, qui cohabitent sans paravents et attendent chaque jour de pouvoir manger à leur faim. Les aides sont rares et ne couvrent pas les besoins, m’ont-ils dit à chaque fois que je les ai rencontrés.
Au fond, dans toutes mes photos, j’ai voulu dire qu'avant les pierres, la guerre détruit les hommes.
Ce billet de blog a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.