Ce soir-là...
Paris -- Ça peut attendre demain ou je donne ça tout de suite ? Gérard Noel, un correspondant de l’AFP journaliste de la Liberté de l’Est, quotidien d’Epinal aujourd’hui disparu, m’a appelé chez moi peu avant 23h, ce mardi 16 octobre 1984, pour me donner l’info : le corps ligoté d’un enfant a été repêché en début de soirée dans la Vologne, une rivière du versant lorrain des Vosges. Une enquête est ouverte mais on n’en sait pas plus.
En Lorraine, à cette époque, le grand sujet c’est la peur de l’avenir.
La région voit vaciller les piliers qui ont fait sa prospérité et sa fierté: les houillères, à l’agonie, la sidérurgie surtout, sur la pente d’un douloureux déclin économique et social. Le sujet m’absorbe à plein temps depuis des mois sur fond de conflits à répétition.
Il faut dire aussi que je ne suis pas un fait-diversier: pas de goût particulier pour ce genre journalistique, où mon expérience est des plus minces.
Mais la mort d’un enfant… retrouvé ligoté: un crime donc! Glaçant et impensable.
Il faut faire une info ce soir.
A l’époque, pas de smartphone, pas d’ordinateur, je décide finalement de faire un saut au bureau de l’AFP à Metz, situé à 5 minutes à pied. Coup de fil à la gendarmerie de Bruyères, j’en sais un peu plus.
L’enfant a été retrouvé par les pompiers vers 21h30 dans les eaux froides de la Vologne, arrêté par des branchages, non loin de Docelles.
Un oncle de l’enfant a alerté les gendarmes: il a reçu un appel téléphonique anonyme qui m’est retranscrit en ces termes: « Ca y est, on a l’enfant, on le fiche dans la Vologne! ».
Le lendemain, ce message me sera ainsi précisé: « Je me suis vengé. J’ai pris le fils du Chef, je l’ai mis dans la Vologne ! »
De retour de l’école avec sa mère, l’enfant jouait devant la maison familiale de Lépanges-sur-Vologne, à flanc de coteau, lorsqu’il a disparu, vers 17h30.
Un juge est saisi, l’hypothèse d’une vengeance familiale est évoquée par les enquêteurs.
Grégory Villemin avait un peu plus de 4 ans. Sa petite bouille espiègle, qui va faire la une de tous les journaux, sera bientôt familière de la France entière, puis au-delà des frontières.
Ce mardi soir, 16 octobre, l’Affaire Grégory a commencé et quelle affaire! Bien sûr, je l’ignore totalement.
Aller sur place: évidemment, il faut y aller… Je pars le lendemain, bien qu’un peu à reculons, avec le vague pressentiment que je vais basculer dans quelque chose qui va me détourner des sujets, assez complexes, que j’ai dans ma musette, pour lesquels le suivi est un atout essentiel.
Lépanges est à presque 140 km de Metz. Il fait beau, la vallée de la Vologne resplendit des feux de l’automne, rien à voir avec le drame et le poison du secret dont elle deviendra synonyme.
En fin de matinée, je rencontre pour la première fois les parents de Grégory.
Une mère effondrée, un père qui fait face mais avoue son désarroi: «Il y a deux ans, on avait reçu des menaces anonymes, puis ça s’était arrêté; l’origine on n’en sait rien ». Depuis, les Villemin étaient sur liste rouge, c’est pourquoi le Corbeau a revendiqué le crime auprès d’un parent.
Jean-Marie Villemin est agent de maîtrise dans une usine où quand on parle de lui on évoque le Chef; il est désigné sous cette appellation par le Corbeau qui s’est « vengé ». Qui est-ce ? De quoi s’est-il vengé? En s’en prenant à un enfant!
Dégoût et colère: au village, tout le monde se connaît, on parle alors sans calcul.
Le maire, André Claudel, traduit le sentiment général: « s’attaquer à un gosse de 4 ans sans défense, c’est monstrueux ».
La gendarmerie, sur commission du juge Lambert, le jeune magistrat désigné pour conduire le dossier, procède très vite à une série d’interpellations et auditions, alors que des expertises (voix d’appels anonymes, courriers anonymes) tentent de percer le mystère des Corbeaux (voix masculine et féminine).
A la gendarmerie de Bruyères, c’est un défilé continuel : membres de la famille Villemin, proches, collègues de travail.
D’emblée, une question se pose pour le représentant de l’AFP: comment informer, rendre compte des orientations de l’enquête sans jeter en pâture au jour le jour les noms de personnes dont la plupart seront entendues sans qu’aucune charge ne soit retenue, contre elles.
D’autant que les gendarmes sont bavards et qu’une partie de la presse ne s’embarrasse pas de précautions. Tout ce qui est pris est bon à donner, dans un climat de concurrence forcené.
Presse régionale, radios, télés, presse nationale, vieux briscards du Fait divers ont déjà élu domicile dans la vallée de la Vologne, à la chasse au scoop, chacun avec ses méthodes et ses recettes de storytelling, -la chose existe avant le concept alors inconnu en France-.
Quoi qu’il en soit, il faut fournir: Paris en veut et en redemande, confient les envoyés spéciaux après avoir téléphoné à leur rédac.
La nature ayant horreur du vide, les journalistes exploitent toutes les brèches: beaucoup s’introduisent dans l’intimité de la famille Villemin, ouvrent les albums photos, ont accès à des petits secrets, petites fautes et jalousies; les gendarmes sont suivis lors de leurs perquisitions et auditions, les journalistes passent derrière pour obtenir des personnes intéressées des informations sur d’éventuels soupçons à leur égard.
Les bruits, les racontars, les rumeurs prolifèrent, souvent alimentés par les avocats, dans le souci de détourner l’enquête lorsqu’elle cible leur client. C’est ainsi que Christine Villemin va devenir la proie de tous les soupçons, alors même que Bernard Laroche, un cousin de son mari, a été arrêté sur la foi du témoignage d’une jeune belle-sœur qui finira par se rétracter’ : Mais comment en faire état faute d’actes d’instruction la visant ?
La seule façon d’occuper le terrain sans participer à la meute était, pour l’envoyé de l’AFP, d’obtenir qu’elle y réponde elle-même sans feindre de les ignorer.
La jeune mère de Grégory accepte ainsi de me recevoir, avec Jean-Claude Hauck, du Républicain Lorrain, aujourd’hui disparu. Ce fut sa première interview.
Tout au long de cette année, les pièges tendus à l’AFP furent nombreux : versatilité des responsables de l’enquête, abondance de fausses informations et interviews, clanisme médiatique adossé à des sources uniques…
Jusqu’à des tentatives de donner une coloration politique à l’ affaire dont évidemment la politique n’était nullement un ressort: Bernard Laroche, adhérent de la CGT, était défendu par des avocats de gauche, dont l’un communiste, alors que l’avocat des Villemin, Me Garraud, aujourd’hui décédé, était classé à l’extrême droite, président de l’association Légitime défense et partisan de la peine de mort, fraîchement abolie, au début du premier septennat de François Mitterrand.
En filigrane, quelques ondes de ces clivages ont traversé l’affaire, mais sans incidence significative.
Je n’aurai pas la fatuité d’affirmer que l’agence a évité tous ces pièges, mais dans l’ensemble je crois qu’elle a su informer, sans attenter au droit des personnes et à leur dignité.
Ce qui n’était pas indifférent dans une affaire ou chacun s’est accordé depuis le début à privilégier l’hypothèse d’un drame familial dans un bassin de population ouvrier-paysan étroit, -où vies familiales, professionnelles et personnelles s’enchevêtrent-, souvent décrit par les médias avec un surplomb méprisant et caricatural.
Si je dis l’AFP, c’est parce que je n’ai pas travaillé seul durant cette année 84-85 mais, en très bonne intelligence, avec deux photographes de l’agence, Jean-Claude Delmas et Marcel Mochet, auxquels s’est joint ensuite Eric Feferberg.
Pour des raisons de rapidité et eu égard à l’audience de cette affaire, l’essentiel de ma relation avec la rédaction de l’AFP se faisait au travers d’un contact quotidien avec le rédacteur en chef à Paris.
A cet égard, ma chance a été d’avoir Xavier Baron comme interlocuteur, notamment dans la période qui a précédé l’arrestation de Christine Villemin, -elle sera libérée après 11 jours d’incarcération et ultérieurement mise hors de cause-.
Je me procurais l’ensemble de la presse à 5h30 du matin; j’appelai Baron avant 7h. Je lui disais: l’info de tel organe de presse, je ne l’ai pas, je vérifie. L’info de tel autre, j’ai vérifié, 100% bidon, pas question de relayer; voilà ce que je prévois aujourd’hui.
Baron écoutait sans se payer de mots, il suivait les choses de près. Sa réponse, c’était: OK, tu es sur place, on te fait confiance.
L’éclatement du champ des investigations, la multiplicité des protagonistes, le flou généré par les variations du magistrat instructeur et les errements de l’enquête, la volonté de beaucoup de couvrir sans céder aux surenchères et au bidonnage, ont amené nombre de de journalistes à œuvrer en pool, au moins par intermittence.
C’est ainsi que j’ai été amené à travailler avec Jean-Claude Hauck, Laurence Lacour, d‘Europe 1, auteur du livre de référence sur l’affaire et qui sans doute en connait le mieux tous les recoins, Jean-Charles Marchand (RMC), Philippe Chaffanjon (RTL), aujourd’hui décédé, Jacques Expert (France-Inter), Jean-Louis Calderon, disparu tragiquement en Roumanie, et Denis Robert (Libération).
Outre des affinités personnelles et éthiques, un regard voisin sur le dossier, il était naturel qu’un rapprochement se fasse, entre ces médias et l’AFP, pour des raisons de découpages de l’info « en continu ».
En continu, bien sûr pas comme aujourd’hui: pas d’ordinateur portable, ni smartphone… les papiers téléphonés aux sténos depuis des cafés, de rares cabines ou de chez un riverain qui voulait bien m’ouvrir sa porte…
Ce qui m’a valu une fois une petite inquiétude: perquisition chez les Villemin, toute la presse est devant la maison, le jour décline.
Je monte à une habitation distante de quelque 200 mètres sur la colline pour solliciter la possibilité de téléphoner une dépêche avec mon numéro vert.
Quand je ressors, il fait presque nuit, plus un chat tout le monde est parti… Je redescends en voiture jusqu’à la route qui traverse Lépanges, et là à gauche ou à droite ? Allez, je choisis à droite, direction Epinal… où je retrouverai la caravane.
Par ailleurs je n’avais pas de retour sur les papiers que j’envoyais.
Deux semaines après un envoi, j’ai eu la mauvaise surprise de découvrir en titre et lead d’une de mes dépêches: « Deux mois après la mort du petit Gregory, + le fou de la Vologne court toujours + ». Vendeur mais pas mon style… Ni un reflet de l’enquête à ce moment là.
Ce problème de connexion et de réseau était aussi un handicap en matière de documentation: archivage, repères, chronos… des petits carnets griffonnés à la hâte, rudimentaires en tenaient lieu ». De ce point de vue c’est mieux aujourd’hui…
En tant qu’« ancien combattant » de l’affaire, je ne suis plus au contact des sources ni des analyses in situ. Donc mes éléments d’appréciation sont les mêmes que tout un chacun.
Je constate simplement que l’hypothèse d’une affaire familiale est confirmée, que le regard sur certains aspects du dossier au départ peu exploités s’est creusé et que des investigations sont en cours à l’appui de nouvelles interprétations techniques.
Ce qui frappe, c’est que sous la férule du juge Simon qui avait succédé au juge Lambert, et jusqu’à maintenant, la justice n’a jamais lâché le morceau.
On imagine le mélange d’espoir et aussi de douleur que les derniers développements ont pu susciter chez les parents de Grégory, qui après avoir quitté les Vosges pour la Région parisienne, où ils ont refait leur vie, avaient renoué des liens avec leur famille, très perturbé au moment de la mort de l’enfant.
Non ! Ne me demandez pas, encore et encore, qui a tué Grégory, de vous fournir la clé de cette ténébreuse affaire qui continue d’exercer un irrésistible pouvoir d’identification, ce mélange de répulsion et compassion, dans l’opinion.
Au café du coin, je vous dirai peut-être, comme il y a 33 ans: « je pense que… ». Mais cela ne compte pas. On n’ouvre pas une porte avec une clé dont on « pense que… ». Et puis surtout, je ne suis ni gendarme, ni policier, ni avocat, ni juge, ni justicier! A chacun son métier!
Et question métier, si j’ai définitivement appris quelque chose dans cette affaire, c’est qu’une source était et devait toujours être prise dans son ambivalence. Elle fournit une information et un message, qui méritent respect et neutralité de traitement, mais elle est rarement gratuite, tentant de phagocyter et instrumentaliser le journaliste qu’elle nourrit.
Dans une affaire à la dimension aussi mercantile et concurrentielle que l’affaire Grégory la barre de l’indépendance et du jugement distancié est difficile à tenir, mais il ne faut pas la lâcher. Sauf à s’exposer à la critique des débordements médiatiques, dont il serait stupide d’affirmer, en tout lieu et en tout temps, qu’ils ne sont qu’une vue de l’esprit des ennemis de la liberté de la presse.
De toute façon, le débat continue, comme l’affaire Grégory, où le sombre mystère du sacrifice d’un enfant au sourire d’ange, plus de 32 ans après, intrigue et émeut toujours.