La route vers Mossoul

Mossoul, Irak – Il n’y a que 80 kilomètres d’Erbil, la capitale florissante de la région kurde d’Irak, jusqu’à Mossoul, la dernière cité irakienne encore aux mains du groupe de l’Etat islamique (EI). Mais comme j’en ai fait l’expérience en couvrant, deux semaines durant, l’offensive sur cette ville, il suffit parfois d’une dizaine de kilomètres pour passer d’un univers à un autre, tout en traversant des mondes en chemin.

Erbil, capitale de la région autonome du Kurdistan irakien, en août 2015. (AFP / Safin Hamed)

Avec les photographes, vidéastes et chauffeurs de l’agence, j’ai effectué ce trajet quotidiennement, empruntant une autoroute mal goudronnée, arrêtée aux check-points et traversant des villages marqués par deux ans sous le joug de l’EI et par les batailles menées pour les mettre en déroute.

Notre couverture porte sur les combats aux portes de la ville. Mais le trajet pour y arriver, d’Erbil à Mossoul, est une histoire en soi.

Chaque matin, il faut charger le 4x4 avec nos gilets pare-balles, les casques, caméras, appareils-photos et carnets de note, avant de quitter Erbil, la ville des chichas, que l’on trouve jusque dans les salons de coiffure. Nous nous retrouvons sur la route principale, direction plein ouest, en mal de sommeil  et de moins en moins loquaces après chaque jour.

Nous nous arrêtons régulièrement pour acheter des fruits frais à Kalak et sa statue incongrue de gigantesque poisson sur la place principale. Fonçant sur la méchante route bosselée vers les premiers points de contrôle, les poches de bananes et d’oranges valdinguent dans le coffre pendant presque une heure. Ça m’inspire une blague sur la salade de fruits. Qui ne fait rire personne.

C’est ma première mission en Irak. Le passage des checkpoints m’aura appris plusieurs leçons, et rapidement.

Premièrement, ces barrages sont de toute sorte et de toute forme. Le soldat solitaire vautré sur une chaise en plastique fatiguée à l’air moins intimidant qu’un bunker de deux étages ceinturé de barbelés. Mais il peut très bien vous faire poireauter nerveusement pendant une heure avant de vous intimer l’ordre de rebrousser chemin.

Un checkpoint près de Mossoul, en octobre 2016. (AFP / Bulent Kilic)

Deuxièmement, et au risque de paraître banal mais c’est la meilleure image qui me vienne à l’esprit, passer un checkpoint c’est comme cuire un gâteau, en suivant une recette qui changerait chaque jour. Quelquefois il faut sourire un peu moins, et trouver le bon numéro à appeler ; une autre fois, il suffit d’étaler ses carnets de note et les caméras sur le siège arrière, ou encore d’un visage familier au barrage pour pouvoir  passer.

Nos deux premiers checkpoints du matin sont tenus par des forces kurdes qui scrutent nos cartes de presse au-dessus de leurs lunettes d’aviateurs, et griffonnent nos noms sur un bout de papier que nous sommes censés présenter au dernier barrage de sécurité tenu par des Kurdes moins de 30 km avant Mossoul.

A un checkpoint tenu par des forces kurdes, sur la route d'Erbil à Mossoul, en novembre 2016. (AFP / Odd Andersen)

Une fois passés, nous arrivons en territoire fédéral irakien, où les points de contrôles sont tenus par un mélange de policiers, de soldats et de membres du service du contre-terrorisme (CTS). Ce dernier est en pointe dans la lutte contre l’EI.

La première semaine, nous repérons généralement un visage familier, comme la grande perche aux cheveux roux du CTS avec son foulard fluo, et franchissons le dernier barrage avant Mossoul sans coup férir.

Mais la deuxième semaine, ces hommes que nous avons appris à reconnaître partent à Bagdad pour une pause, et sont remplacés.

« Je me fiche de savoir combien de fois vous êtes passés par ici la semaine dernière, je ne vous connais pas », aboie un membre du CTS, le regard dissimulé derrière des lunettes de soleil en plastique, les traits cachés sous une cagoule noire. 

Des membres du Service de contre-terrorisme (CTS) observent l'avancée de leur force vers les positions de l'EI, près de la périphérie de Mossoul,en octobre 2016. (AFP / Bulent Kilic)

Nous regardons nerveusement notre chauffeur, qui opte pour la tactique mêlant l’empathie au lâcher de noms censés impressionner son interlocuteur.

« Mon frère, tu as dû sans doute faire une pause après cette bataille difficile. Je comprends bien ta fatigue, parce que nous-même avons accompagné chaque jour le commandant Muntazar. Karkukli (un faubourg de l’est de Mossoul) est vraiment un sale endroit », lui glisse-t-il doucement.

L’officier hausse les sourcils, l’unique attribut de son anatomie encore à découvert, et nous laisse passer d’un mouvement de son fusil d’assaut.

Une fois passé ce dernier contrôle, il reste une section d’autoroute de 12 km jusqu’à Mossoul. A Gogjali, le dernier bourg avant la ville, les plaines jaunes ont cédé la place à ce qui fut une sorte de zone industrielle, avec des panneaux peints à la main surplombant des échoppes couleur pastel, de chaque côté de la route. Chaque jour nous passons devant ces noms : « Le coiffeur de la paix », « La fibre de verre de l’amour », ou encore « La mosquée industrielle ».

Pas âme qui vive dans cette friche d’après-apocalypse, ravagée par deux années sous la coupe de l’Etat islamique et les violents combats qui ont chassé ce dernier plus à l’ouest. Des carcasses de camions brûlés jusqu’à l’os gisent sur le flanc, devant des échoppes sans portes ni fenêtres. Des portails de fer tordus sont bardés de graffitis, identifiant ces garages comme la propriété de sunnites, espérant ainsi être épargnés dans les combats sectaires qui ont ravagé cette partie de l’Irak.

Des véhicules de l'armée irakienne traversent Gogjali, début novembre 2016. (AFP / Bulent Kilic)

Parfois, on dirait que ces commerces ont été abandonnés il y a bien longtemps, comme si nous traversions les vestiges inoffensifs, et rouillés, d’un conflit oublié. A d’autres moments, c’est comme si ces devantures étaient la maquette en deux dimensions d’une ville d’ailleurs. Un mélange de ville fantôme de l’Ouest américain, de la série The Walking Dead (les morts-vivant) et de … Mossoul, j’imagine.

En s’approchant, on voit apparaitre des habitants, circulant entre les échoppes et les maisons détruites. Si nous sommes dans une ville fantôme, voilà les esprits qui l’habitent. En ce début novembre, leurs traits sont décharnés et inexpressifs. Et pourtant, jour après jour, la vie reprend, presque imperceptiblement, dans ce purgatoire qu’était devenu Gogjali.

Un jour, nous remarquons qu’un magasin a rouvert, pour distribuer des bouteilles d’eau. Plus tard dans la semaine, un garçon propose sur un vieux chariot de bois des cigarettes et des biscuits. Dix jours plus tard, quand ma collègue Rouba el-Husseini passera par-là, Gogjali sera plein de vie, avec des étals de fruits et légumes, des boucheries et des stands de sucreries.

Un boucher découpe des morceaux d'agneau, à Gogjali, le 28 novembre 2016, alors que des familles de réfugiés attendent leur transfert vers un refuge. (AFP / Thomas Coex)

Quand les lignes de  front  dans Mossoul sont relativement calmes, des convois de cars et de camions nous croisent en évacuant des familles terrorisées vers Khazer et les camps de déplacés. Mais si ce sont des ambulances, fonçant sirènes hurlantes vers Erbil, nous savons que la journée a été sanglante.

Les petites constructions de Gogjali disparaissent. Devant nous, l’entrée Est de la ville, toujours aux mains du groupe Etat islamique. Tout comme le cimetière à notre gauche. Nous prenons à droite sur un chemin de  terre, qui s’enfonce dans le labyrinthe des quartiers est.

Atteindre Mossoul est un peu comme une plongée dans les profondeurs, avec une succession de paliers. En pénétrant dans la ville je réalise qu’elle a les siens propres.

Le premier palier se compose de maisons de deux étages, chacune avec son petit jardin ou garage, séparé de la rue par un portail de fer aux couleurs vives. Les enfants épient notre voiture des portes bleu-canard ou lie de vin, et des vieillards nous saluent, accroupis en petits groupes devant des portes dorées.

Des enfants attendent de s'approvisionner en eau, à Khadraa, dans l'est de Mossoul, en décembre 2016. (AFP / Safin Hamed)

On en oublierait presque que nous entrons dans une zone de guerre. Mais en s’enfonçant dans le quartier, après avoir échangé notre 4x4 pour le Humvee blindé des CTS, et avoir enfilé le gilet pare-balles et coiffé un casque lourd, le décor devient plus militaire, et plus dangereux.  

Le deuxième palier résonne du bourdonnement sourd des avions de guerre qui survolent la zone, et des unités irakiennes indisciplinées qui ont pris leurs quartiers dans des maisons abandonnées. Les corps en décomposition de combattants supposés de l’EI gisent recroquevillés dans des tranchées pendant des jours. 

Les corps de combattants du groupe Etat islamique gisent dans une rue du quartier al-Intissar de Mossoul pendant que des soldats irakiens parlent avec des habitants. (AFP / Odd Andersen)

. Les rares civils présents balaient le pas de  leur porte. Un geste que j’ai trouvé absurde dans ce contexte. Mais plus je les ai regardés et mieux j’ai compris. C’était autant une tentative de revenir à une vie normale qu’une nécessité.

Umm Ahmad est rentrée chez elle avec son beau-frère après que les forces du CTS aient commencé à utiliser sa maison comme base avancée dans le quartier de Samah.  Dans le bruit des obus de mortiers qui tombe alentour, elle dit préférer survivre dans Mossoul partiellement libérée plutôt que de se « retrouver dans un camp de réfugiés où je ne saurai pas ce qui m’attend moi et ma famille ».

Le troisième palier de Mossoul, notre destination finale, est la ligne de front, qui se déplace chaque jour de cinq à dix rues vers l’intérieur de la ville.  Certains jours sont inhabituellement silencieux, les forces des CTS fortifiant leurs positions en préparation d’une nouvelle avancée au lever du jour le lendemain.

Le fond sonore de ce dernier palier mêle le craquement des tirs de sniper, le boom intermittent d’une voiture suicide, et le crépitement incessant, ponctué de bips, des voix des CTS sur les talkie-walkie, donnant des ordres ou des coordonnées dans un arabe fleuri tranchant avec l’urgence de la situation.

« Mon cœur ! Lumière des yeux ! Vous êtes les héros de l’Irak, que Dieu vous protège. Mon âme, mes héros ! Mais pour l’amour de Dieu sortez de cette rue et mettez-vous à l’abri de ce sniper ! » lâche dans son talkie-walkie le lieutenant-colonel Ali Fadhel, commandant du régiment de Nadjaf.

Un commandant de la 2ème division des forces spéciales irakiennes ordonne à ses hommes de reculer, face au feu de l'ennemi, le 16 novembre 2016. (AFP/ Odd Andersen)

D’ordinaire, nous passons nos journées sur la ligne de front à Mossoul. 

Mais quelquefois nous couvrons d’autres sujets, comme le chaos de l’hôpital de campagne en bordure de la ville ou, plus anodins, ces mécaniciens qui réparent les Humvee et remplacent leurs vitres éclatées par les snipers de l’EI.

Une fois rassemblé suffisamment de matière, nous remballons notre équipement et pressons le bouton de retour rapide. On passe du Humvee à notre véhicule civil, on retire nos gilets pare-balles trempés de sueur et on sort les ordinateurs portables pour transmettre nos photos, textes et vidéos.

Un jeune garçon dans le village d'Umm Mahahir, au sud de Mossoul, en octobre 2016. (AFP / Ahmad Al-rubaye)
Dans le village d'al-Khuwayn, au sud de Mossoul. (AFP / Ahmad Al-rubaye)

 

Nous traversons Gogjali sans presque lever la tête, tout comme les barrages si délicats à franchir le matin même, avant de retrouver notre autre univers d’Erbil.

Erbil, à la nuit tombée, en octobre 2015. (AFP / Safin Hamed)