Une Yazidie dans le camp de réfugiés de Bajid Kandala, au Kurdistan irakien, le 13 août 2014 (AFP / Ahmad Al-Rubaye)

Le jour où tout ce qui était rose est devenu noir

AMMAN, 13 mars 2015 - Lorsque Robert Holloway, le directeur de la Fondation AFP, me demande si je suis prête à me rendre début mars en Irak, à Erbil, pour rencontrer des réfugiées qui ont fui leurs villes occupées par le groupe Etat Islamique afin de les aider à « raconter leur histoire », je n'hésite pas une seconde.

L'Irak a occupé une place dominante dans ma carrière de journaliste, depuis l'annexion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein en 1990 jusqu'à l'invasion américaine en 2003. Dans ma mémoire, beaucoup de scoops, des anecdotes, des difficultés avec les autorités, deux tentatives d'assassinat probablement commanditées par le régime de Saddam, et une attaque sur la route de Bassorah qui m’a valu une longue hospitalisation.

Mais ce voyage en Irak va être différent pour moi. J’ai l’habitude d’interviewer des réfugiés, je l’ai fait à de très nombreuses reprises pour l’AFP. Alors que cette fois, l’important, ce n’est pas ce que je vais écrire moi, mais comment je vais réussir à donner aux réfugiées les clés pour raconter elles-mêmes leurs terribles histoires.

La journaliste Randa Habib (au centre) et des participantes à son atelier (photo: Jo Weir)

L'atelier organisé conjointement par la Fondation AFP et Chime for Change, une organisation caritative fondée par Gucci, vise à apprendre à des réfugiées comment utiliser les techniques narratives journalistiques afin que leurs messages soient mieux compris.

Aider les réfugiées à écrire leurs témoignages

Je vais animer cet atelier de cinq jours avec la journaliste Mariane Pearl, auteur d’Un cœur invaincu : La vie et la mort courageuses de mon mari Daniel Pearl. Il s’agit d'encourager et d’écouter ces jeunes femmes membres de communautés minoritaires chrétienne et yazidi, et de les aider à rédiger leurs témoignages.

J’arrive à l’aube à Erbil où je retrouve Mariane ainsi que Jo Weir, la directrice du projet. Nous discutons des moyens à mettre en œuvre pour que nos « élèves », une douzaine de femmes de 20 à 33 ans traumatisées par des expériences particulièrement dures, profitent au maximum de notre présence. Toutes viennent de milieux relativement modestes, et la plupart poursuivaient des études supérieures à Mossoul avant la prise de la ville par les jihadistes.

Une famille yazidie réfugiée à Dohuk, au Kurdistan irakien, le 5 août 2014 (AFP / Safin Hamed)

Au premier jour, il faut établir le contact. Parler en termes généraux de la manière d'écrire, des techniques narratives, d'éthique professionnelle. Un mini-cours de journalisme en fait. Puis nous disons à nos participantes que, si elles le souhaitent, nous les aiderons à raconter le supplice qu’a constitué leur fuite devant le groupe Etat islamique en août 2014, leur déracinement, la vie qu'elles ont laissée derrière elles.

L'émotion remplace la crainte

Nous les retrouvons tous les jours de 8h30 à 17h00. Certaines peinent à s'exprimer. Pour Mariane et moi, il s’agit d’y aller doucement. De ne pas nous montrer trop curieuses ou envahissantes, mais de faire sentir aux participantes que ce qu’elles ont à raconter est important et de leur expliquer pourquoi. Je mets de côté mes réflexes de journaliste et je me fie plus à mon tact et à mon intuition. Il ne s’agit pas d’extraire de ces jeunes femmes de bonnes histoires à publier, mais de les mettre à l’aise, d’établir un lien qui les poussera à me confier des choses sensibles, intimes, tout simplement parce que cela leur fera du bien.

Dès le deuxième jour, je remarque qu’elles sont plus à l'aise. Elles se précipitent pour m'embrasser en me disant bonjour. L'émotion a remplacé la crainte, le sourire a chassé la mine maussade des premières heures. Sentir qu’on s’intéresse à leur sort les met progressivement en confiance.

Des Yazidis fuient l'avancée du groupe Etat islamique en entrant en Syrie au poste-frontière de Fishkhabur, dans le nord de l'Irak, le 11 août 2014 (AFP / Ahmad Al-Rubaye)

Quant à leurs histoires, elles me marqueront longtemps.

Il y a celle de Mona, 33 ans, qui était comptable à Qaraqosh, la plus grande ville chrétienne d'Irak, dans la plaine de Ninive. Elle vivait avec son père confiné dans un fauteuil roulant. Un jour du mois d’août 2014, un cri retentit dans la ville : « Daech est aux portes ! » Ils partent sans hésitation, avec tous leurs voisins, laissant tout derrière eux.

Risquer sa vie pour payer ses employés

Il leur faut plus de dix heures pour parcourir les 74 kilomètres qui séparent Qaraqosh d’Erbil, en effectuant une grande partie du voyage à pied. Des milliers de personnes fuyant la progression des jihadistes convergent vers cette ville du nord protégée par les Peshmergas kurdes.

Mais lorsque le lendemain, son employeur lui téléphone et la supplie de revenir pour payer les salaires des employés, Mona n’hésite pas à faire le chemin du retour.

« Il fallait que j'y aille. Je me suis assurée que mon père était en de bonnes mains, je suis retournée à Qaraqosh, j’ai payé les salaires et je suis revenue », raconte-t-elle.

Des réfugiés yazidis dans le camp de Bajid Kandala, au Kurdistan irakien, le 13 août 2014 (AFP / Ahmad Al-Rubaye)

Elle s'étonne de ma stupéfaction, hausse les épaules et sourit comme si c'était la chose la plus normale du monde.

Mona partage aujourd'hui avec son père et quatorze autres personnes un modeste appartement à Erbil. L'Eglise leur fournit une aide pour survivre ainsi que des médicaments pour son père, cardiaque. La jeune femme est au chômage, mais elle ne se laisse pas abattre.

"Daech nous a tout pris, mais il ne peut briser mes rêves"

Elle rêve chaque nuit de retourner dans la maison qu'elle, ses parents et ses cinq frères et sœur ont mis quatre ans à construire de leurs propres mains et où elle a laissé ses souvenirs, ses biens, son identité. « Daech nous a tout pris et a fait de nous des nomades, mais il ne pourra pas briser mes rêves », dit-elle.

Et il y a Lara, 20 ans, qui se rappelle des histoires que lui racontaient sa grand-mère sur les atrocités que sa communauté Yazidi a dû endurer de la part des Ottomans et, plus tard, du régime de Bagdad. « Pour moi, cela faisait partie de notre histoire et non pas du présent », me dit-elle.

Des Yazidis fouillent un charnier de victimes du groupe Etat islamique découvert par les forces kurdes dans la région de Sinjar, le 3 février 2015, à la recherche d'objets pouvant leur permettre d'identifier leurs proches disparus (AFP / Safin Hamed)

Aujourd'hui, à l'instar de milliers de réfugiés de cette minorité religieuse particulièrement haïe par les jihadistes, Lara et sa famille ont fui la ville de Mossoul occupée par l'EI, craignant un génocide. Mince, les yeux verts émeraude, la jeune femme est terrorisée. « Je ne dors plus. J'ai peur de circuler. Quelle garantie ai-je que je ne subirai pas le même sort que les jeunes Yazidies de Sinjar? »

Violées, mariées de force ou vendues comme esclaves

Début août 2014, l’EI avait attaqué la ville de Sinjar où les Yazidis étaient majoritaires et massacré une grande partie de ses habitants. Des milliers de femmes yazidies, dont de nombreuses adolescentes, avaient été violées, vendues comme esclaves, mariées de force ou tout simplement livrées en pâture aux combattants jihadistes. Selon les estimations, entre 3.500 et 7.000 d’entre elles sont encore entre les mains de l’EI à l’heure actuelle.

Lara n'arrive pas à surmonter sa frayeur. Elle se terre dans le logis qu'elle partage avec dix-sept autres personnes. Venir à notre atelier a constitué, pour elle, une très rare occasion de sortir.

Des réfugiés chrétiens participent à la fête traditionnelle des chandelles à Erbil, le 6 décembre 2014 (AFP / Safin Hamed)

Quant à Mona , 24 ans, elle s'apprêtait à recevoir son diplôme d'architecte et à épouser l'homme de sa vie. « Les deux cérémonies devaient avoir lieu à quelques jours d'intervalle », dit-elle. Elle avait trouvé «la robe de mariée idéale » et elle était tellement fière de son trousseau qu'elle en avait pris des photos.

Devoir tout quitter juste avant son mariage

Alors qu'elle me les montre, elle a les larmes aux yeux. « Quelques jours avant le mariage, nous avons dû fuir Mossoul et je n'ai rien pu emporter ». « Je voyais tous ces convois de voitures, les gens qui marchaient, les vieillards, les femmes, les enfants... J'avais le cœur brisé. Mon rêve avait disparu et tout ce qui était rose est devenu aussi noir que la nuit tombante ».

A Erbil, il y a deux mois, Mona a finalement épousé son fiancé. Mais, explique-t-elle, la vie n’est pas simple. « Nous sommes 16 à vivre dans la maison des parents de mon mari. Il est difficile dans ces circonstances d'avoir des moments d'intimité ».

Une réfugiée chrétienne lave sa fille dans le jardin d'une église des environs d'Erbil, le 12 août 2014 (AFP / Safin Hamed)

Les histoires de ces jeunes femmes seront publiées dans les magazines du groupe de presse américain Hearst. Toutes le veulent, même si beaucoup ne signeront pas de leur vrai nom. Certaines ont accepté d’être interviewées devant une caméra pour les besoins d’un documentaire qui sera présenté plus tard cette année au Festival du film de Tribeca à New York, mais peu ont accepté de le faire à visage découvert.

En nous disant au-revoir, toutes les participantes nous assurent qu’elles se sentent plus optimistes, plus sûres d’elles maintenant. Nous échangeons nos adresses mail, nos numéros de téléphone. Je suppose que nous resterons en contact pendant un certain temps.

Mais maintenant que l’atelier est fini et que je suis de retour chez moi, j'ai un creux à l'estomac et une fatigue que je n'arrive pas à expliquer. Peut-être ce sentiment d’impuissance?

Randa Habib, journaliste basée à Amman, est la représentante de la Fondation AFP pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

Des réfugiés chrétiens célèbrent la messe de minuit à Erbil, le 24 décembre 2014 (AFP / Safin Hamed)