Première mission
Mossoul, Irak -- Travailler à Mossoul-Ouest est une expérience unique pour un reporter, surtout pour sa première mission en zone de conflit. C'est mon cas.
C’est d’abord une expérience à acquérir rapidement, pour apprendre les bruits de la guerre par exemple, et la meilleure façon de s’y glisser en restant vivant.
Une expérience à recueillir ensuite, de tous ces habitants terrorisés et transformés en réfugiés, que l’on ne peut qu’écouter, impuissants.
Une expérience personnelle enfin, quand mon accent égyptien a provoqué un sourire chez mes interlocuteurs, parce qu’il les tirait peut-être un instant de ce quotidien tragique.
Le premier défi est de s’informer… sur le meilleur moyen de trouver des informations. Il y a plusieurs forces engagées dans l’offensive pour reprendre Mossoul-Ouest au groupe de l’Etat islamique (EI), et donc plusieurs fronts. La police fédérale et les forces d’Intervention rapide –qui dépendent du ministre de l’Intérieur – se concentrent sur la vieille ville, pendant que les services du contre-terrorisme (CTS) la contournent vers le nord.
Chaque jour on essaye de les contacter pour suivre l’évolution sur le terrain, voir les dernières percées, et si on peut les rejoindre sur le front.
C’est un travail collectif avec le bureau de Bagdad, qui partage avec nous les communiqués des forces de sécurité. On se parle, et puis surtout on échange des infos en utilisant WhatsApp.
Cela-dit, la règle, c’est qu’il n’y a pas de règle. Tout est très aléatoire. Quand on part le matin on sait rarement ce qu'on va réussir à couvrir, ce que l'on va écrire, et même si l'on va pouvoir écrire.
Il n’y a plus d’autorités ou institutions locales pour livrer des informations. Elles ont été éliminées par l’EI quand le groupe a pris le pouvoir en juin 2014.
Pour s’informer, on se rabat parfois sur les hôpitaux de campagne installés à Mossoul-Ouest et tenus par des ONG. Il y a aussi les agences de l’ONU et l’OIM qui communiquent régulièrement sur la crise humanitaire à Mossoul, ainsi que divers ONG internationales et locales qui s’occupent des déplacés, notamment au camp de Hamam al-Alil.
Une fois entré à Mossoul-Ouest, il est possible de travailler en solo, dans quelques quartiers considérés comme sûrs depuis leur reprise par les forces de sécurité. Ils sont parsemés de check-points, qui veulent savoir pour quel média vous travaillez, mais vous laissent tranquille.
En revanche pour entrer dans les quartiers encore instables, et s’approcher du front, il faut être accompagné par les forces locales.
Nous essayons de minimiser les risques.
La liste des consignes est longue, mais son respect crucial : s’assurer d’aller au front en véhicule blindé, rester sous la protection des forces locales, être toujours attentif à l’environnement qui nous entoure, identifier un endroit pouvant servir de refuge, ne pas s’attarder dans un même endroit, éviter les espaces vides ou trop dégagés, ne pas porter de couleurs trop vives, et ainsi de suite…
Comme il s’agissait de ma première mission, j’ai aussi énormément appris de mes collègues, Mostafa Abulezz, vidéaste au bureau du Caire, et Aris Messinis, chef photographe au bureau d’Athènes, qui a couvert plusieurs conflits dans la région. Tous les deux ont gardé un œil sur moi, sans jamais hésiter à me prodiguer des conseils.
Les journées sont très chargées. Il faut essayer d’aller sur le front chaque jour, car pour la photo et la vidéo, les images des combats sont cruciales. Sans « fixeur », ça n’est pas simple. Nous n’avons pas toujours les bons contacts, et les forces de sécurité sont souvent récalcitrantes à amener des journalistes étrangers sur le front.
Le travail sollicite beaucoup les sens. On peut traverser un silence assez lourd, inquiétant parfois, interrompu sporadiquement par le bruit des bombardements et le crépitement des armes. Avant d’atteindre un peu plus loin un rassemblement de soldats, qui vont jouer au ballon ou écouter de la musique très forte, des chants militaires, qui pulsent depuis les hauts parleurs.
Mostafa Abulezz et moi-même venons du bureau du Caire. Quand nous parlons arabe, nous parlons donc égyptien. L’Egypte a toujours eu une place essentielle et un rayonnement culturel dans le monde arabe avec son industrie du cinéma et ses feuilletons télés regardés partout du Maghreb au Moyen-Orient. Dès que nous ouvrions la bouche, nous avons vu souvent un grand sourire éclairer le visage de notre interlocuteur.
On m’a fait la bise simplement parce que je suis Egyptien. Des soldats se sont pris à parler le dialecte de mon pays, répétant certaines tirades cultes de comédies célèbres, à se prendre en photos avec nous, à nous demander les meilleurs coins pour aller passer ses vacances : la station balnéaire de Charm el-Cheikh, sur la mer rouge, ou les cabarets de la rue des pyramides, au Caire. J’ai eu alors l’impression d’être presque aussi utile à ces gens qu’en racontant leur histoire.
Pour le novice que j’étais, chaque jour a apporté son lot d’expériences inédites.
Il faut apprendre à reconnaitre tous les bruits: le sifflement de la roquette qui va tomber dans nos parage, le bruit sourd du départ d’obus, le craquement du tir de sniper précédé par le vrombissement de sa balle, le crépitement de la Kalachnikov, le son lourd et bas de l’hélicoptère qui lâche des missiles.
C’est une bande sonore à laquelle il faut s’habituer, le bruit de fond pendant qu’on avance ou qu’on fait une interview de civils ou de soldats.
Nous sommes équipés, avec un gilet pare-balle et un casque, et préparés, avec une formation « reportage en terrain hostile ».
Mais on garde toujours à l’esprit que même si le calme règne sur un quartier repris par les forces de sécurité, il est précaire. A tout moment peut surgir un drone de l’EI muni d’explosifs, débouler une voiture piégée, ou tomber un obus. Sans parler des snipers. Il est illusoire de s’imaginer contrôler ces impondérables.
Pour ma part, j’ai réalisé qu’il y avait toujours une part de fatalisme dans tout ça. C’est un peu faire confiance à la destinée.
L’équipe est logée à Erbil, à environ 2h de route de Mossoul.
Erbil, au Kurdistan irakien, c’est un autre monde, totalement à l’écart du conflit, avec des restaurants, des bars et des centres commerciaux. Tous les matins nous quittons l’hôtel vers 06H00 direction Mossoul.
En route, nous achetons du pain chaud et croustillant, juste sorti du four, qui nous sert de déjeuner, et d’en cas durant la journée.
Pour avaler quelque chose de plus solide, on peut compter sur les forces du Hachd Chaabi, des paramilitaires chiites très impliqués à Mossoul, qui cuisinent pour les soldats et les civils. Ils servent du riz, souvent accompagné d’haricots blancs.
Les soldats sont en général très généreux et offrent toujours de partager leur repas. On trouve parfois des vendeurs ambulants, notamment aux abords du camp de Hamam al-Alil, ou alors, sur la route pour Mossoul, des petites épiceries avec fromage, biscuits et gâteaux.
Les héros tragiques de l’histoire sont les déplacés. Ils ont tout perdu ou presque. Ils arrivent avec des petits sacs de voyage, bourrés de maigres affaires (vidéo).
Certains emportent des poules, un mouton, des perruches ou des canaries dans une cage. Avec de la chance, ils obtiennent une tente dans un camp de déplacés des environs. Mais avec l’afflux incessant de dizaines de milliers de personnes, le délai de transfert se compte maintenant en jours.
Certains campent désormais à l’extérieur du camp de Hamam al-Alil. Pour se nourrir ils dépendent exclusivement des aides d’ONG et des distributions des paramilitaires d’Hachd Chaabi.
Il fait encore froid à Mossoul et il pleut. Les familles en arrivant, après plusieurs heures de marche, s’écroulent épuisées dans la boue. Les enfants trop légèrement vêtus, mal nourris, tombent malade à cause du froid.
Ils ont souvent quitté leur quartier en se faufilant dans la nuit, pour échapper aux combattants de l’EI, qui s’en servent comme boucliers humains, selon leurs témoignages. Les djihadistes n’hésitent pas à tirer sur les civils surpris en train de se sauver.
Quand les habitants d’un quartier repris par les forces irakiennes veulent se rendre dans un camp de déplacés, parce que le secteur a été complètement ravagé par les combats, ils doivent marcher plusieurs kilomètres, jusqu’à rencontrer un checkpoint. Les hommes seuls sont alors soumis à des contrôles de sécurité, afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas de djihadistes en fuite. Ils sont ensuite transportés en bus ou en camion vers Hamam al-Alil.
D’autres civils choisissent de rester. Ils ont trouvé refuge dans leur sous-sol durant les combats, en y ayant emmagasiné de quoi survivre. Leurs domiciles sont endommagés par les ouvertures que les combattants de l’EI y ont pratiquées pour circuler à l’intérieur d’un pâté de maison, à couvert. Les forces de sécurité prennent souvent leurs quartiers dans leurs jardin, ou sur le trottoir en face de chez eux. D’où elles tirent des obus vers leurs adversaires.
Le sentiment le plus partagé est la peur. Peur de se faire enlever par l’EI, peur des obus et des roquettes qui tombent partout. Peur des frappes aériennes qui visent les djihadistes mais qui peuvent aussi décimer les civils, quand ils se trouvent coincés dans la maison sur le toit depuis laquelle tire l’occupant.
Attention, ces images de victimes civiles d'une attaque au mortier peuvent être difficiles à regarder.
Le plus dur finalement est la vision des déplacés. Ca serre le cœur de voir le flot incessant de civils, les vêtements et les chaussures crottés de boue, chargée de paquets et de sacs, des enfants en bas âge, des vieillards transportés sur des chaises roulantes ou des petites charrettes. Et les enfants, encore, qui vous fixent parfois avec curiosité.
Ils doivent marcher, marcher, marcher, encore et encore, avant d’arriver, avant de finalement se reposer, avant de pouvoir manger un bout. Ils accostent parfois les soldats ou les journalistes, pour leur demander de l’eau, ou à manger. On leur donne du pain, acheté dans la matinée, des biscuits ou des bouteilles d’eau.
Certaines fois, on m’a pris pour un travailleur humanitaire, en me demandant conseil pour un fils malade qui a besoin de médicaments, ou qui a besoin d’être emmené à l’hôpital. A l’extérieur du camp de Hamam al-Alil, une dame m’a demandé si je ne pouvais pas employer son mari en tant qu’ouvrier dans le camp.
C’est toujours difficile, frustrant, dans ces conditions, de répondre que je ne sais pas, que je suis journaliste. On voudrait aider, mais on ne peut pas.
Ma première foule de déplacés, je l’ai vue près de l’aéroport de Mossoul, qui dévalait une petite pente. Au début je ne savais pas trop comment me comporter. J’avais même un peu honte d’aller leur parler. Mais l’instinct journalistique finit par reprendre le dessus, on se fait violence, et on accoste les gens.
Ce jour-là, un des déplacés que j’avais approché s’est écroulé, évanoui, pendant que je lui posais encore ma question. Il avait un bandeau blanc autour du front, il avait été blessé par un éclat d’obus.
Il y a des gens qui racontent, sans ciller, avoir perdu leur famille dans des frappes aériennes. D’autres, qui s’excusent poliment de ne pouvoir répondre à vos questions, parce qu’ils sont « très fatigués », et qu’ils ont perdu toute leur famille dans un bombardement aérien. Il y a une espèce de normalisation de la douleur, du malheur. On se sent bête, inutile, gênant, on est un peu dépassé.
Mais on se rend aussi compte que beaucoup veulent parler, raconter, partager ce qui leur est arrivé. Ils veulent que ce qui se passe à Mossoul soit enregistré et rapporté. Ils veulent que le monde entier soit conscient des horreurs qu’ils ont vécues. Et à chaque fois, chaque jour c’est la même chose. Alors, après le serrement au cœur, on se reprend et on se met au boulot.
Ce billet de blog a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.