Ténors du barreau
PARIS, 30 mars 2015 – Palais de Justice de Bobigny, salle fumeurs. Drôle d'endroit pour une rencontre. Je viens de finir de monter un mini studio photo dans le petit local enfumé. Maitre Dupond-Moretti entre. Il grille quelques clopes. J'ouvre la fenêtre pour évacuer la fumée. Et la séance de poses commence dans une odeur de tabac froid. Des robes noires entrent et sortent, discutent et regardent, se serrent près de la fenêtre, rejetant leurs volutes grises vers un extérieur triste et pluvieux.
Une heure plus tard, un bounty en guise de déjeuner saisi au distributeur automatique, l'avocat repart plaider.
Eric Dupond-Moretti est un cas particulier dans la série de portraits des principaux ténors du barreau qu'a lancée depuis quelques mois le service photo de l'AFP. C'est l'un des avocats les plus médiatiques de France, et l'un des plus difficiles à "coincer". Un des rares que je n'ai pas réussi à photographier dans son cabinet. Mais seulement là, à Bobigny, lors d'une suspension d'audience. Ma collègue Sophie Drimal, journaliste à la redchef photo à Paris, qui travaille depuis le début sur la série, le traque depuis des semaines pour obtenir ce rendez-vous « posé ».
L'idée de départ est d’effectuer une quinzaine de portraits d’avocats célèbres, version « studio ».
Je veux les faire en tenue de ville et en robe, sur fond neutre. Je travaille en noir et blanc, pour caler l'ambiance, la lumière, chaque photo générant aussi un fichier couleur.
Mais le quinzième est déjà loin... j'en suis au trente-cinquième ! Et la série n'est pas encore tout à fait terminée. Elle ne devrait d'ailleurs pas cesser de s'enrichir : la société étant de plus en plus judiciarisée, les avocats en sont chaque jour des sujets de plus en plus médiatisés.
Il se trouve que beaucoup de ceux qui entrent dans ma série ont « une gueule »... à casting pour le cinéma.
Je verrais bien Me Frank Berton, défenseur dans l'affaire d'Outreau et de Florence Cassez, dans un polar des années 1960. Ou Me Olivier Morice, ancien rugbyman enfilant sa robe, dans un rôle de gros bras, fonçant dans le tas tel un bulldozer
Le cabinet de Me Pascal Garbarini, avocat réputé des dossiers corses, est d'ailleurs décoré de vieilles affiches tirées des films de Jean-Pierre Melville... Ainsi que d’images de boxe. Pendant la séance, il me raconte qu’il vient tout juste de remettre les gants. Et se prenant au jeu, il m'offre spontanément la pose du boxeur pour les besoins du portrait.
Un ténor m'avait dit : Les avocats sont des acteurs ». En ajoutant avec une pointe d'humour : « et pas seulement parce qu'ils ont un gros ego ».
C'est vrai qu'un tribunal est un peu un théâtre, avec son décor, ses costumes, son public, ses textes récités et ses improvisations... L’avocat, dans ses plaidoiries, doit comme l’acteur savoir occuper la scène. Certains d'entre eux font d'ailleurs preuve d'une vraie maîtrise devant mon objectif.
Mais un portrait se « joue » à deux. Je suis face à des célébrités du barreau, des gens puissants, souvent pressés. Et je dois faire en sorte qu’ils me donnent quelque chose d’eux-mêmes.
Premières prises de vues... Je regarde autour de moi cherchant des indices dans leur environnement pour les comprendre, je discute, je shoote, je discute, je shoote, entrant dans une sorte de « conversation photographiée ». La personne que j'ai en face de moi finit par oublier l'heure et son agenda chargé.
L'enjeu pour moi est de rapidement créer le lien, une proximité, voire une intimité, d'aller au-delà de la simple confiance pour entrer dans le « sujet », capter ce qu'il est, qu'il se « révèle ».
C'est de bande dessinée que nous parlerons pendant deux heures avec Me Anne-Laure Compoint, spécialiste de la défense de policiers impliqués dans des affaires de corruption ou autres turpitudes...
Et c'est son Auvergne natale que me racontera Me Patrick Maisonneuve, l'avocat de Bygmalion, montrant des photos de sa maison de campagne.
Me Corinne Dreyfus-Schmidt, un peu fermée au début, finit par se détendre et termine la séance avec cette pose de « femme pêchue » qu'elle est.
Quant à Me Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo que j’ai photographié un mois et demi avant l’attentat sanglant contre l’hebdomadaire, il me fait davantage penser à un designer qu’à un juriste. Il ne porte pas de montre (un fait plutôt rare dans ce milieu) mais un bracelet en cuir.
Lors des prises de rendez-vous, il n'a pas toujours été simple de négocier trente à quarante minutes du temps de chacun d'entre eux. Au final, presque à chaque fois, la rencontre a duré bien au-delà du créneau prévu.
Me Pierre Haïk, défenseur de Nicolas Sarkozy, fait preuve d’une politesse exquise tout au long d'une séance d'une heure et demie. J'apprendrai plus tard qu'il a horreur de se faire photographier.
Le record, c’est une séance de près de quatre heures avec Me Jérémie Assous, jeune spécialiste du droit du travail et pénaliste qui s’est rendu célèbre en conseillant des candidats d’émissions de télé-réalité lors d’un procès hyper-médiatisé il y a quelques années. Il faut dire qu’en dehors de son travail, c’est un passionné de photo…Facile pour le sujet de conversation...
Certains racontent les épisodes les plus marquants de leur carrière. D’autres des anecdotes savoureuses.
Paul Lombard, l'un des derniers avocats à avoir assisté à une exécution capitale, évoque, la voix empreinte d'une émotion intacte, les derniers instants de son client Christian Ranucci conduit à la guillotine au petit matin dans la cour des Baumettes... C'était il y a 39 ans, mais toujours à vif, comme si c'était hier.
Roland Dumas, ex-ministre des Affaires étrangères et président du Conseil constitutionnel, me confie, badin, qu’au début de sa carrière, il défendait dans une procédure de divorce, une dame qui collectionnait les amants et tenait un carnet dans lequel elle notait les performances de chacun. En le feuilletant lors de l’échange de pièces entre les parties au procès, Dumas découvre qu'un de ses éminents confrères y figure en bonne place, affublé d’une note peu glorieuse…
Maître David Koubbi, l’avocat du trader Jérôme Kerviel, me montre son gri-gri, une baguette magique qu'il garde toujours dans sa serviette.
C'est un peu en traînant les pieds que j'ai commencé la série, en octobre 2014, par Me Jean Veil. Le fils de l'ancienne ministre Simone Veil a compté parmi ses clients Jacques Chirac, Dominique Strauss-Kahn ou encore la Société générale au moment de l’affaire Kerviel, et un magazine en vue lui a décerné le titre d’avocat le plus puissant de France.
C'est sans doute cette rencontre qui m'a incité à poursuivre la série, à la découverte de cette corporation. L'homme était ouvert, généreux. Et m'a expliqué pendant les deux heures qu'a duré notre rendez-vous, avec un mélange d’humour et d’autodérision, le petit monde des avocats, ses intrigues et ses susceptibilités.
Chaque portrait termine dans les mains des laborantins. L'AFP est la seule des grandes agences de presse à avoir conservé un laboratoire photo, un vrai « plus » pour le traitement des images. L’argentique et les chambres noires ne font plus partie de nos outils de travail depuis longtemps, mais l'expertise des techniciens de l'image reste à l'époque du numérique un gage absolu de qualité. Sur leurs écrans calibrés, dans une salle sans lumière du jour, ils mettent l'image en conformité avec les normes les plus hautes.
Joël Saget est un photographe de l'AFP basé à Paris. Découvrez ses autres séries de portraits sur les femmes politiques, les vétérans du D-Day et le patron Alexandre Ricard.