A la recherche d’une alchimie incertaine
PARIS, 31 mars 2015 – C’est l’histoire tortueuse du jour : comment l’Agence France-Presse et Twitter se sont entendus pour fabriquer et mettre en vente un nouveau service d’information, situé au carrefour entre l’avenue des Réseaux sociaux et le boulevard des Agences de presse…
Bien sûr, le voyage de trois ans qui nous a conduits à AFP TweetApps, depuis le prototype « conçu dans un garage » jusqu’au produit industriel, a comporté bien des nids de poule, des déviations et des voies sans issue, et d’autres obstacles nous attendent plus loin sur la route. C’est la loi du genre. Mais ce qui rend l’histoire digne d’être racontée, ce sont toutes les questions de fond auxquelles nous avons été confrontés sur le chemin : l’alchimie incertaine entre les réseaux sociaux et les médias, la frontière mal délimitée entre journalisme et « curation », sans parler de tous les obstacles liés au fait qu’un mastodonte de l’information âgé de 180 ans comme l’AFP n’est pas une startup…
Beaucoup d’encre (principalement virtuelle) a coulé à propos de la « menace » rampante que constituerait Twitter pour les médias dits traditionnels. Les agences comme l’AFP, Reuters et Associated Press –des grossistes qui recueillent et vendent des informations aux autres médias– ne seraient-elles pas spécialement vulnérables face aux plus de 500 millions de minimessages qui circulent tous les jours sur Twitter dans le monde, couvrant tous les sujets possibles et imaginables ?
Cette question est bien résumée dans le titre d’une étude académique publiée en 2013 par l’Association for the Advancement of Artificial Intelligence : « Twitter peut-il remplacer les fils des agences pour les informations urgentes ? » Tout comme les dinosaures, les agences « doivent évoluer ou s’éteindre », avertissait au même moment Anthony De Rosa, qui était alors le responsable des réseaux sociaux chez Reuters. « Il serait ridicule de nous cacher la tête dans le sable, de faire comme si Twitter n’était pas en train de devenir la principale source d’information en temps réel pour les gens », ajoutait-il. Et bien sûr, il n’y a pas que Twitter : Facebook et bien d’autres contribuent tous à l’inexorable migration du secteur de l’information du papier vers le web, vers les moteurs de recherche et vers les réseaux sociaux.
Tuyau sans filtrage
A première vue, Twitter ressemble effectivement à un concurrent redoutable. Historiquement, le « business model » des agences de presse repose sur deux éléments : la rapidité et la fiabilité. Mais aujourd’hui, pour la plupart des nouvelles fracassantes comme un attentat-suicide ou le crash d’un avion, les tweets fournissent des informations souvent cruciales de façon quasi-instantanée. Sauf dans le cas où un reporter se trouve sur place par hasard, aucun média ne peut aller plus vite que les témoins oculaires armés de smartphones toujours présents partout.
Mais De Rosa se trompe sur un point : Twitter n’est pas un média. C’est un tuyau démuni de tout système de filtrage dans lequel des centaines de millions d’utilisateurs déversent leurs délires et leurs coups de gueule, leurs théories et leurs allégations, leurs affirmations et leurs déformations. En fait, la plupart de ce qu’on trouve sur Twitter n’est ni très intéressant, ni très fiable. Et c’est sur ce dernier point qu’il faut se rendre à l’évidence : le monde a encore besoin de professionnels de l’information, astreints à des codes moraux et éthiques plus ou moins rigoureux, pour nous aider à vérifier, à expliquer et à mettre en perspective ce qui se passe autour de nous.
Comme tous les médias, l’AFP a appris à exploiter Twitter comme outil de veille et d’alerte, pour trouver des sources, tisser des réseaux et diffuser sa production. Nous traitons les tweets comme tout journaliste traite une information : en la recoupant, en la vérifiant, et en exerçant un jugement éditorial pour déterminer son intérêt et son degré d’exactitude. Mais en 2012, nous avons, en plus, mené une expérience : tenter d’extraire de la valeur ajoutée supplémentaire du torrent de tweets pour la vendre à nos clients et, au final, au consommateur.
Pelleter la poussière pour accéder aux pépites
Quand on cherche de l’or, il faut pelleter pas mal de poussière et de débris avant de collecter les pépites. S’agissant de Twitter, la méthode la plus courante pour extraire des données, c’est d’employer des formules mathématiques nommées algorithmes. L’AFP ajoute à cela une couche de journalisme: créer et maintenir à jour une liste de type « Who’s Who » de comptes Twitter triés sur le volet et ayant trait à un sujet particulier. Un travail qualitatif qu’aucun ordinateur n’est (encore) capable de mener à bien.
Notre but était simple : partant du principe qu’une recherche Twitter à partir d’un mot-clé concernant un sujet à la une de l’actualité (que ce soit la Coupe du monde de football ou les élections israéliennes) génère 10% de résultats intéressants et 90% de déchet, nous voulions mettre au point un système qui inverserait cette proportion.
Le résultat, dévoilé en 2012, fut e-diplomacy hub, une application web fonctionnant à partir des 5.000 comptes Twitter les plus influents dans le domaine des relations internationales : chefs d’Etat, diplomates, universitaires, organisations non-gouvernementales, « hacktivistes » ou encore, clairement séparées du reste, organisations terroristes. Les comptes avaient été identifiés par le réseau mondial de journalistes de l’AFP et vérifiés par une équipe de développeurs à Paris. E-diplomacy hub n’était pas un produit mais, pour employer un peu de jargon, un « prototype conceptuel » servant à déterminer si l’expérience était techniquement, éditorialement et commercialement viable.
« J’ai compris ! Vous faites exactement l’inverse de ce que nous faisons ! »
Deux réactions à notre essai m’avaient convaincu que nous étions sur le bon chemin.
Trois mois après avoir lancé e-diplomacy hub, j’avais remarqué grâce à Google Analytics que notre premier utilisateur était le département d’Etat américain. Je m’étais attendu à ce que les maîtres de la diplomatie américaine consultent le site par curiosité, mais là ils venaient dessus tous les jours. Pourquoi ? S’il existait une institution qui avait les moyens matériels et humains de se passer de notre modeste application conçue par trois journalistes, un programmeur et une graphiste freelances, c’était bien le département d’Etat... Et pourtant, quand je les avais rencontrés quelques mois plus tard, les diplomates de Washington m’avaient expliqué qu’ils ne disposaient de rien de tel.
La seconde réaction, qui devait aboutir de fil en aiguille à un accord en bonne et due forme, était venue de Twitter lui-même. Des discussions entre l’AFP et la firme basée à San Francisco venaient de débuter, et un des nombreux interlocuteurs auxquels j’avais eu affaire s’était tout à coup exclamé : « J’ai compris ! Vous faites exactement l’inverse de ce que nous faisons ! » Il voulait dire par là que notre approche qualitative, journalistique pour recueillir des informations était quelque chose que Twitter pouvait difficilement reproduire.
Le reconditionnement de tweets fait-il partie du travail d’une agence ?
Si Twitter était favorable, depuis le début, à la transformation de ce concept en produit, tel n’était pas le cas de plusieurs de mes collègues à l’AFP. Ces derniers se posaient légitimement la question : est-ce-là du journalisme ? Le reconditionnement de tweets fait-il partie du travail d’une agence de presse ?
J’ai donc rejoint avec ferveur les rangs des « évangélistes pro-Twitter » dans la rédaction. C’était un peu bizarre, parce que jusqu’à ce que je m’embarque dans cette aventure, j’étais un journaliste de la vieille école qui couvrait des sujets allant de la physique moléculaire au dérèglement climatique. Je n’avais jamais beaucoup tweeté, attitude dans laquelle je persiste encore : ce n’est juste pas mon truc. Mais je reconnais le pouvoir de Twitter, de même que le rôle extraordinairement important que cette plateforme, en quelques années, s’est mise à jouer dans l’écosystème médiatique, pour employer une expression à la mode. On ne peut tout simplement pas ignorer Twitter. Même les plus dubitatifs de mes collègues ont fini par en convenir.
AFP TweetFoot (cliquez sur l'image pour accéder à l'application)
Après avoir obtenu l’aval du PDG de l’AFP, nous avons accéléré les choses. Techniquement, l’objectif était de créer un système pour filtrer et afficher des tweets (tout en générant des statistiques) applicable à tous les sujets, de la politique au bowling professionnel en passant par la musique pop. Plus facile à dire qu’à faire : jamais je n’aurais pu imaginer la distance qui sépare le prototype du produit fini, ni le nombre de gens qui ont nécessaires pour mener à bien ce projet à l’AFP : ingénieurs, designers, experts en sécurité, journalistes, spécialistes du marketing et du support client, etc. Et nous n’y serions de toute façon pas arrivés tous seuls : une grande partie du gros œuvre a été effectuée dans l’ombre par la firme d’ingénierie Zenika, tandis que les webdesigners de Datagif se sont chargés de l’aspect visuel de notre produit.
Commercialement le but, eh bien… c’est de gagner de l’argent. La mise en application la plus évidente de notre procédé était donc le sport. L’intérêt public mondial et notre propre expertise en la matière faisaient du football européen le point de départ évident, potentiellement le plus lucratif.
(AFP / Franck Fife)
Voilà comment ça marche : les applications pour chaque ligue de football professionnel se basent sur 1.500 comptes Twitter sélectionnés manuellement. L’AFP, qui reste dans son rôle traditionnel de grossiste, offre à ses abonnés des applications « clé en main » de taille variable (de la timeline Twitter pour téléphone portable aux sites internet complets proposant des timelines spécifiques pour chaque match, ainsi que des statistiques et des classements basés sur Twitter).
Les tweets individuels sont enrichis avec des informations telles que le profil de la personne qui l’a émis ou son éventuelle affiliation à une équipe en particulier. Nous nous attendons à ce qu’un grand nombre de fans de football consultent ces applications sur leur « second écran » (smartphone, tablette, ordinateur) tout en regardant un match à la télévision. Les clients médias peuvent aussi choisir de recevoir les données brutes, non mises en forme, et de les afficher selon leurs propres systèmes.
L’AFP a l’intention d’étendre sa gamme d’applications à d’autres sports, ainsi qu’à toutes sortes d’autres sujets allant de la politique américaine au changement climatique. Jusqu’où irons-nous ? La réponse, bien sûr, dépendra de la demande que génèrera ce type de plateforme, et des sables éternellement mouvants sur lesquels se construit l’infrastructure numérique des médias d’aujourd’hui.
Marlowe Hood est un journaliste de l’AFP basé à Paris, cofondateur de e-diplomacy hub et coordinateur du projet AFP TweetApps.