Rencontres avec des monuments vivants
PARIS, 3 juillet 2014 – A l’approche du 70ème anniversaire du débarquement, j’ai eu envie de prendre du recul par rapport aux cérémonies officielles. Ces cérémonies, avec tous ces chefs d’Etat, ces têtes couronnées, il fallait bien sûr les couvrir. Reste que la vraie histoire, les vrais protagonistes, ce sont tous ces combattants alliés qui ont déferlé sur les plages de Normandie ce 6 juin 1944, qui ont libéré la France et le reste de l’Europe.
Mon idée de départ, c’était de réaliser une série de portraits de « vétérans » du D-Day sous forme de triptyque, et selon une charte précise : un, une photo de l’ancien combattant à l’époque du débarquement ; deux, un portrait du même homme de nos jours, brut et sur fond noir ; trois, une image de notre soldat revenant sept décennies plus tard sur le théâtre de ses exploits. Cela n’a pas toujours été possible. Certains, en chaise roulante, n’ont pu accéder aux plages.
Ce sont des monuments vivants. Mais ce qui m’a d’abord frappé, en rencontrant ces héros parfois centenaires, c’est leur petite taille. C'est évident, car ils sont très âgés, mais avant de les rencontrer, quand on pense à ce qu'ils ont fait, on a inévitablement en tête Le Jour le plus long, le Soldat Ryan de Steven Spielberg ou d’autres images de cinéma. On s'imagine des colosses, des costauds, des machos gigantesques...
Et puis, ces frêles vétérans se mettent à raconter la guerre, et tout à coup ils apparaissent dans toute leur envergure. Ils ont vécu l’enfer. Sur les photos d’époque, on les voit équipés d’un fusil, d’un uniforme, d’un casque et de pas grand-chose d’autre. Quand on connaît les équipements ultrasophistiqués que portent aujourd’hui les militaires occidentaux en mission de combat en Afghanistan ou ailleurs, on hallucine en imaginant ces hommes se jeter sur les lignes allemandes avec ces protections qui, aujourd'hui, nous paraissent dérisoires.
Il y a les Américains, les Britanniques, les Canadiens, les Français du commando Kieffer qui étaient 177 à débarquer en Normandie et dont il ne reste plus qu’une dizaine de survivants. Tous ces gars-là ont tous vécu des histoires atroces, ont vu leurs camarades mourir sous les balles et les obus allemands avant même d’avoir sauté de leur péniche de débarquement. L’un d’eux, le Canadien Bud Hannam, raconte encore avec la plus extrême précision le moment où, dans un village normand non loin d’Omaha Beach, une petite fille est morte dans ses bras. De nos jours, dans notre pays, quiconque vit le moindre épisode traumatisant se voit offrir une assistance psychologique. Mais une fois la guerre finie, les héros du D-Day sont tout simplement retournés à une vie normale. On sent que beaucoup refoulent encore leurs souvenirs les plus terribles.
Bernard Dargols avait 18 ans quand la guerre a éclaté. Français, il se trouvait alors aux Etats-Unis pour un stage. Il s’est engagé dans l’armée américaine et a débarqué en Normandie au sein d’une unité de GIs. Nous étions convenus de le prendre en photo devant Omaha Beach. Il est arrivé en s’appuyant sur un parapluie que le maire d’un des villages du coin lui avait offert, avec sa photo dessus et celle de la jeep qu’il conduisait pendant le D-Day. Je lui ai demandé d’ouvrir son parapluie et juste à ce moment-là, un avion militaire Hercules est apparu dans le ciel, survolant la plage à basse altitude. En plus, c’était un appareil américain. Un coup de chance incroyable. Aurais-je voulu organiser une mise en scène que je n’y serais pas aussi bien parvenu…
Avec beaucoup d’autres journalistes, j’ai aussi couvert le deuxième saut en parachute de Jim "Pee Wee" Martin, 93 ans, sur le village de Carentan, soixante-dix ans après le premier. L’une des premières choses qu’a faite le vétéran après cet exploit extraordinaire a été de trouver un téléphone et d’appeler sa femme, restée aux Etats-Unis, pour la rassurer.
Il existe encore un lien très fort entre ces vétérans, la Normandie, la France. Le lien est à double sens. Il y a d’abord ceux que nous appelons les « reconstituteurs » : ce sont tous ces gens, souvent des jeunes, qui revêtent des uniformes d’époque, ont retapé des véhicules militaires et des équipements d’époque, et se montrent sur les plages du débarquement. Il n’y a pas que de l’intérêt historique ou l’envie de s’amuser derrière leur démarche : plus que tout, on sent qu’ils vouent un véritable culte aux vétérans.
Pour prendre les portraits des anciens combattants sur fond noir, je demandais souvent à des gens qui passaient par-là de tenir la toile derrière le sujet. Presque toujours, une conversation admirative s’engageait entre le vétéran et ces passants que j’avais choisis au hasard. A Arromanches, un des anciens soldats que je venais de prendre en photo a commencé à marcher le long de la plage avec sa femme. Il a commencé à serrer des mains. De plus en plus. Les promeneurs s’attroupaient spontanément autour de lui pour le saluer. Puis quelqu’un a commencé à applaudir, et tout à coup la plage du débarquement s’est transformée en clameur.
Joël Saget est un reporter photographe de l'AFP basé à Paris.