Longue marche vers l’incertitude (1)
Plus de 350.000 personnes fuyant la guerre et la misère ont frappé aux portes de l’Union européenne depuis le début de 2015 après avoir souvent mis leurs vies en danger à bord d’embarcations de fortune en Méditerranée ou en mer Egée. Beaucoup se sont endettés auprès de leurs proches ou ont vendu tous leurs biens pour se lancer dans ce dangereux périple. Ils ont dû affronter escrocs et passeurs sans vergogne ; ils ont marché des jours entiers sous un soleil harassant, ont passé de courtes nuits dans le froid, se sont heurtés aux barbelés et parfois aux brutalités policières avant d’atteindre l’Autriche, l’Allemagne ou un autre pays d’Europe du nord où un avenir incertain les attend.
Après avoir couvert l’arrivée des réfugiés dans les îles grecques depuis les côtes turques, l’AFP a envoyé une équipe de trois journalistes suivre la suite de leur périple, le long de la route des Balkans. Ceci est le journal de notre voyage qui a démarré à la frontière gréco-macédonienne et qui, nous l’espérons, nous conduira jusqu’en Allemagne.
1er jour : l'arrivée en Macédoine
IDOMENI (Grèce), 2 septembre 2015 - Depuis la levée du jour, nous voyons d’importants groupes de personnes qui marchent sur la route, puis sur la voie ferrée, en direction du poste-frontière improvisé surveillé par la police grecque. Le paysage est éblouissant : un petit ruisseau coule sous un pont et les champs de tournesols s’étendent à perte de vue dans la douce lumière matinale.
Mais cet instant de clémence est de courte durée.
Une heure plus tard, un soleil de plomb s’acharne impitoyablement sur les centaines de malheureux qui attendent d’entrer en Macédoine. Tous sont impatients de franchir la frontière, mais ils doivent attendre pour accomplir cette nouvelle formalité dans le labyrinthe administratif dans lequel ils se sont engouffrés à l’instant où ils ont posé le pied en Grèce. Ils voyagent presque sans bagage. Pour venir à bout d’une si longue marche, il leur faut économiser de l’énergie.
Je commence à parler avec les gens qui se pressent vers la frontière. Une Syrienne, Falak-al-Khaled, me raconte qu’elle est journaliste. Je suis sûre d’avoir entendu son nom avant. Elle me rafraîchit la mémoire: récemment, elle a écrit un article sur les difficultés des jeunes Syriennes exilées en Turquie, où les écoles pour réfugiés sont financées principalement par les islamistes. Maintenant, elle est devenue une réfugiée aussi.
« Mon mari a eu un problème cardiaque et se soigner en Turquie est trop cher. Alors nous avons dû prendre la route, juste pour espérer pouvoir vivre quelque part dans la dignité », explique-t-elle.
Un homme qui se présente sous le prénom de Danny, qui attend lui aussi d’entrer en Macédoine et qui dit venir de la ville côtière de Tartous, près de la frontière libanaise, affirme qu’il veut vivre en Europe parce qu’il ne croit pas à la guerre. « Ce n’est pas seulement parce que vivre en Syrie est dangereux », dit-il. « Maintenant le pays appartient aux seigneurs de guerre et aux criminels. Nous n’avons plus notre place là-bas. Nous avons besoin d’un nouvel endroit où vivre ».
Même s’il sait que le chemin qui l’attend sera long et difficile, il assure qu’il ne regrette pas sa décision d’être parti. « Je fais ce voyage de mon propre gré, je suis libre de choisir mon chemin, et cela me suffit ».
Mark, un Camerounais de 33 ans, est en colère. Il vivait en Grèce depuis 2009. Il est marié à une Grecque depuis 2010. Mais il affirme que les autorités locales ont refusé de lui accorder un permis de résidence. « Ma femme a pleuré pendant une semaine, mais je savais que je devais partir », dit-il. « Je veux vivre comme un être humain. Je parle anglais et français, mais le seul travail que je pouvais décrocher à Athènes, c’était celui d’ouvrier clandestin du bâtiment. Je devais partir ».
Trois fourgonnettes sont stationnées près de la voie ferrée où patientent les migrants. L’une d’elles est celle d’un vendeur de glaces pour les enfants.
- Les affaires, c’est les affaires, dit le propriétaire.
Quelques heures plus tard, nous sommes du côté macédonien de la frontière. Tout est différent ici. C’est l’armée qui est déployée, pas la police. Nous marchons sur des sentiers de terre battue particulièrement difficiles pour les femmes avec de jeunes enfants et les gens en chaise roulante ou en béquilles, et il y en a, tous en provenance de Syrie.
« Que Dieu prenne pitié de nous », halète Umm Mohammad, une femme dans la cinquantaine qui voyage avec son mari âgé et cloué sur une chaise roulante par une blessure à la colonne vertébrale. Sans les jeunes syriens qui les accompagnent depuis qu’ils ont pris place dans le canot pneumatique entre la Turquie et la Grèce, ils ne seraient certainement pas arrivés si loin.
Des centaines de personnes patientent assises à même le sol dans le sinistre camp improvisé près des rails, sans aucune infrastructure à leur disposition. Elles attendent le train pour la Serbie, leur prochaine destination. Beaucoup passeront la nuit dans le froid. Il n’y a tout simplement aucun abri où dormir. La pleine lune qui nous contemple, impassible, est le seul élément qui nous rappelle qu’il existe encore de la beauté en ce monde.
2ème jour : dans le train-fantôme de Macédoine
A BORD D’UN TRAIN VERS LA FRONTIERE SERBE, 3 septembre 2015 – Il est sept heures et demie du matin du côté macédonien de la frontière avec la Grèce quand nous entendons dire que le prochain train pour la frontière serbe partira à huit heures. Dans le camp de fortune, les réfugiés et les migrants sont assis en rangs à même le sol poussiéreux, surveillés par un garde macédonien qui ordonne à quiconque ose se mettre debout de se rasseoir jusqu’à l’heure du départ. Parmi les voyageurs, il y a des femmes enceintes, des mutilés de guerre et des personnes âgées.
Quand les gens commencent à embarquer dans les wagons rouillés et maculés de graffitis, il devient vite évident qu’il n’y aura pas assez de place pour tout le monde à bord. Chaque voiture est divisée en une dizaine de compartiments qui peuvent accueillir six personnes chacun. Le couloir est bondé de passagers assis ou dormant par terre. Le train est clairement en surcharge.
Mais qui s’en soucie ? Les voyageurs sont des Syriens, des Irakiens, des Afghans, de tous les âges depuis le nouveau-né jusqu’au vieillard, tous à la recherche d’une vie que leurs pays dévastés par la guerre ne peuvent leur offrir. Pour eux, les droits les plus élémentaires, ceux que les gens qui ont la chance de résider légalement quelque part tiennent pour acquis, n’existent tout simplement pas.
Quand la semaine dernière, j’ai vu ces réfugiés débarquer de leurs canots pneumatiques sur l’île grecque de Kos, ils étaient en état de choc mais encore pleins d’espoirs. Alors qu’à bord de ce train, ils ont l’impression d’être invisibles dans leur misère. Et cette invisibilité est peut-être encore pire que la misère elle-même.
Depuis le train, pendant les quatre heures que dure le voyage jusqu’à la frontière serbe, nous voyons passer des arbres, des villages, le soleil qui brille et des gens qui ont l’air de vaquer à leurs occupations normales. Le contraste entre le monde paisible du dehors et la noire réalité de l’intérieur du wagon est accablant. Ce que nous apercevons par les fenêtres nous fait l’effet de scènes piochées au hasard dans un film. Et plus il y a des gens qui tombent endormis dans le couloir, moins il y a de place pour le reste des passagers.
Je passe une grande partie du voyage à parler avec Alia et Ahmad, un jeune couple irakien qui a tout risqué pour gagner l’Europe avec leur bébé de quatre mois. Depuis cette rencontre dans le train, le photographe Aris Messinis, la reporter vidéo Celine Jankowiak et moi-même n’avons d’ailleurs plus quitté cette famille.
C’est Aris qui les a vus en premier et qui nous a suggéré d’aller leur parler. Ahmad, 27 ans, a de grands yeux marron pleins d’éclat et d’espoir. Il transporte son fils, Adam, dans une poussette. Alia, 26 ans, a réussi à rester extrêmement jolie malgré l’éprouvant voyage accompli jusqu’alors. Elle porte un jean Levis et a ramené ses cheveux couleur caramel en chignon. Les deux parents se relaient pour nourrir leur bébé.
Autour de nous, ceux qui sont encore éveillés comparent les nombreuses façons dont ils se sont retrouvés en Macédoine. Ils parlent de la guerre en Syrie et en Irak, de leurs espoirs perdus à l’égard de leurs patries. Ils partagent des histoires d’horreur à propos de la traversée entre la Turquie et la Grèce. Ils essayent de comprendre le labyrinthe de procédures administratives qui les a happés à l’instant même où ils ont débarqué en Europe.
Le train arrive à destination, mais il faut encore marcher deux kilomètres, sur un chemin difficile, avant d’arriver au poste-frontière serbe. C’est comme si les réfugiés n’avaient jamais vraiment posé le pied en Macédoine.
En Serbie : la fin des Balkans
Nous traversons la frontière et nous dirigeons vers le camp de Presevo, où les nouveaux arrivants doivent s’enregistrer auprès des autorités serbes.
Un vieil homme avec une jambe dans le plâtre boîte lentement vers le camp au milieu d’un paysage de sable rouge et d’oliviers, sous un ciel parfaitement bleu. « Dites à tout le monde : nous étions descendus dans la rue pour protester contre Bashar et exiger qu’il parte. Mais au final il est resté, et c’est nous tous qui sommes partis », dit-il en s’asseyant à l’ombre d’un arbre pour se reposer.
« C’est un voyage très dur », poursuit ce Damascène, qui refuse de nous dire son nom. « Mais laissez-moi vous dire : j’aurais préféré me noyer en mer plutôt que de passer ma vie dans les geôles d’Assad ».
3ème jour : A Belgrade, le calme avant la Hongrie
Une famille de réfugiés dans le camp de Presevo, en Serbie, le 30 août 2015
BELGRADE, 4 septembre 2015 - Après onze heures d’autobus depuis le camp de Presevo, dont cinq heures bloqués à un contrôle de police en raison d’une histoire de faux papiers d’identité, nous atteignons Belgrade. La Serbie est le troisième pays traversé en trois jours pour les réfugiés dont nous suivons la marche à travers les Balkans.
Il est cinq heures du matin et le soleil ne s’est pas encore levé. Les nouveaux arrivants sans argent ni papiers en sont réduits à dormir dans un parc. En cette fin de nuit, la scène est glauque. « Les frontières tuent », peut-on lire sur une pancarte clouée sur un arbre. Des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants se reposent comme ils peuvent, allongés dans des tentes ou à la belle étoile, avant de poursuivre leur périple vers l’Allemagne ou d’autres pays d’Europe du nord où ils espèrent retrouver enfin un peu de dignité.
Le groupe de réfugiés que nous accompagnons a de la chance : ils disposent tous d’un permis de séjour de 72 heures en Serbie. Avec ce document, ils peuvent circuler à leur guise dans le pays et dormir à l’hôtel. Mais quel établissement sera disposé à les accueillir à une heure pareille ? Ils sont épuisés, ils sont atteints dans leur dignité, et par-dessus tout ils se sentent totalement déboussolés, aliénés.
« On parle quelle langue ici ? Quel jour on est aujourd’hui ? » demande Bilal, un Syrien de 25 ans originaire de la ville dévastée de Homs. « Comment s’appelle la monnaie de ce pays ? Comment va-t-on trouver un hôtel ? »
Depuis leur arrivée en Grèce, tous les migrants et réfugiés qui empruntent la route des Balkans sont passés régulièrement par ces moments de désarroi. Mais la prochaine étape de leur voyage, l’entrée en Hongrie, est encore plus effrayante.
Certes, jusqu’à présent personne ne les a beaucoup aidés. Mais au moins, chacun savait qu’il devait faire la queue avec les autres pour obtenir les mêmes papiers, qui lui permettraient d’arriver sans trop d’encombres jusqu’au pays suivant.
Mais après Belgrade, les formalités administratives et le parcours relativement balisé sont terminés. Désormais, il s’agit de pénétrer dans l’Union européenne par ses propres moyens et de faire en sorte d’y rester. Ce sera chacun pour soi. Et il y a beaucoup, beaucoup de candidats au passage.
« Taxi ! Taxi ! » Un groupe de chauffeurs fond sur les réfugiés, leur promettant de les conduire jusqu’à un hôtel propre et pas trop cher qui dispose de beaucoup de chambres libres et où l’on peut manger halal.
Le hall de l’hôtel Sribja est noir de monde. A la réception, on exige des nouveaux clients qu’ils paient plein pot pour la chambre, même s’il ne reste plus que six heures avant le check-out. Tout le monde est trop exténué pour marchander. Chacun part s’écrouler sur son lit. Quatre ou cinq heures passent, à la vitesse de l’éclair. On se réveille, les batteries rechargées, et une nouvelle journée au sein de la journée commence.
L’exil
Juste devant l’hôtel, un médecin syrien qui vit en Serbie depuis trente-deux ans est au bord des larmes en parlant à ses compatriotes et aux Irakiens qu’il rencontre. Il offre généreusement son aide à quiconque n’a pas les moyens de payer son hébergement. « Qu’est-ce qui arrive à la Syrie ? Tout ça parce que le président refuse de quitter son trône ? Il n’a plus rien à gouverner, à part un tas de ruines », tempête-t-il en chiffonnant un journal serbe dans son poing.
« J’ai vécu ici, dans les Balkans, tout au long des différentes guerres et je peux vous assurer que ce qui se passe en Syrie en ce moment, c’est encore pire que tout ce qu’a subi cette région », soupire le docteur. « J’ai le cœur brisé, je n’aurais jamais pensé que mon peuple aurait à vivre des moments pareils ».
Passeurs et habits neufs
Les douches de l’hôtel et les pizzas du restaurant aident les réfugiés épuisés à refaire le plein d’énergie. C’est le moment de penser à la nouvelle épreuve qui les attend. A la Hongrie.
Pour essayer de contenir le flux de migrants hors de leur territoire, les autorités hongroises ont dressé des clôtures barbelées et sont en train de construire un mur à la frontière avec la Serbie. Les réfugiés voient dans la Hongrie le principal obstacle sur leur route depuis qu’ils ont traversé la mer Egée, car les autorités y enregistrent systématiquement et conduisent dans des camps les réfugiés qui tombent entre leurs mains. « Je dois arriver en Hollande à tout prix », affirme Ahmed, un Syrien de 23 ans qui porte une petite barbe. « Il paraît que là-bas la procédure de regroupement familial est simple et rapide. Je n’ai pas fait tout ce chemin pour me retrouver bloqué en Hongrie où je ne pourrai pas faire venir ma famille ».
Si l’Allemagne semble se montrer accueillante pour les réfugiés syriens même lorsqu’ils ont entamé leur procédure de demande d’asile dans un autre pays, la situation est beaucoup plus incertaine pour les Irakiens et les Afghans. Les Syriens qui essayent de se rendre dans un autre pays que l’Allemagne ont également du souci à se faire. Le risque est réel d'être renvoyé en Hongrie si l'on s'est fait précédemment enregistrer dans ce pays, en application des accords de Dublin qui régissent la prise en charge des réfugiés dans l'Union européenne.
Sur la terrasse du café de l’hôtel, les réfugiés racontent ce qu’ils ont l’intention de faire une fois parvenus à la frontière. Certains comptent prendre un « taxi » censé les conduire jusqu’en Allemagne. Ils échangent les numéros de portable des passeurs, avec des indicatifs de Turquie, de France, de Syrie et de Serbie. Des jeunes hommes partagent des notes indiquant comment trouver des sentiers à travers-champs qui permettent, soi-disant, d’entrer en Hongrie sans devoir payer quiconque.
Tout ce qu’ils espèrent, c’est réussir à traverser la Hongrie « sans empreintes digitales », à savoir sans se faire enregistrer par les autorités.
Aux tables voisines, les Serbes boivent et échangent des plaisanteries, sans comprendre ce que les réfugiés autour d’eux sont en train de raconter.
A Belgrade, de nombreux réfugiés profitent de ces rares moments de répit pour acheter de nouveaux vêtements dans les magasins et centres commerciaux. Après un long voyage sans avoir de quoi se changer, il est temps de s’acheter un nouveau T-shirt. Ou, dans le cas de Bilal, une montre et des lunettes de soleil jaune et rose…
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(Cet article a été traduit de l'anglais par Roland de Courson à Paris).