« Ceux qui ont eu de la chance »
KOS (Grèce) – Il est quatre heures du matin sur l’île grecque de Kos. Les étoiles brillent dans le ciel de velours et la mer Egée est parfaitement calme. Quelques journalistes attendent en silence sur la plage, cette improbable ligne de front de la pire crise migratoire que l’Europe ait connue depuis la Seconde guerre mondiale.
Aujourd’hui, comme tous les autres jours, des centaines de réfugiés et de migrants fuyant la guerre et la misère arriveront sur le rivage à bord de canots pneumatiques depuis les côtes turques toutes proches, dans l’espoir de démarrer une nouvelle vie en Europe. « Chut ! Si on parle, on n’entendra pas les moteurs », lance le photographe Angelos Tzortzinis, qui depuis le début du phénomène a pris pour l’AFP des images incroyablement puissantes et humaines des malheureux de Kos.
Une enfant se fait retirer son gilet de sauvetage à son arrivée à Kos, le 13 août 2015 (AFP / Angelos Tzortzinis)
Moins de deux heures plus tard, alors que l’aube illumine le ciel d’été de couleurs jaunes, roses et bleues, nous apercevons une embarcation. Avec la reporter vidéo de l’AFP Céline Cléry, nous nous précipitons vers les réfugiés qui accostent. Un homme d’une quarantaine d’années saute du canot et arrache son gilet de sauvetage. « Je suis où ? En Grèce ? En Turquie ? » demande-t-il, à bout de souffle. « Vous êtes en Grèce », je réponds. Submergé par l’émotion, il s’agenouille sur le sable et se met à prier, remerciant Dieu d’être arrivé vivant en Europe.
Un peu plus tard, nous repérons un autre bateau au loin. Cette fois, nous courons en slalomant entre les chaises longues et les passerelles de bois disposées là pour les touristes, les pensionnaires habituels de l’île. Une vieille dame en maillot de bain noir nous regarde nous diriger vers le groupe d’une quarantaine de Syriens qui vient d’arriver sur la plage. Ils sont trempés de la tête aux pieds. Ils ont soif, et ils sont perdus.
Parmi eux, il y a un père et son fils de quatorze ans, lequel est malade et a besoin de soins urgents. Il y a aussi une femme, Umm Ahmad, qui a laissé tous ses enfants derrière elle. Elle espère qu’ils pourront la rejoindre une fois qu’elle disposera d’un permis de résidence en Europe.
Leurs visages reflètent un mélange d’excitation, de crainte et de pur soulagement. Ils sont fous de joie d’avoir réussi à aller si loin, et à l’idée de ne plus subir les persécutions et les bombardements. Mais ils savent que les obstacles qui les attendent sont encore nombreux sur la route de l’Allemagne, de la Suède, ou des autres pays d’Europe du nord où ils pensent qu’ils seront accueillis avec dignité. Rien que depuis le début de l’année, plus de 340.000 personnes, en majorité des Syriens, ont frappé aux portes de l’Union européenne, un phénomène migratoire sans précédent que les pays hôtes ont bien du mal à gérer.
Oday, 24 ans, demande désespérément un verre d’eau. «Jamais, au grand jamais », répond-il quand je lui demande s’il avait pu imaginer, il y a seulement quelques années, qu’il accomplirait un tel voyage. « Mais les gens ne peuvent pas imaginer ce qui se passe en Syrie. En Syrie, on risque d’être tué à n’importe quel moment. Nous avons fui pour pouvoir vivre ».
Avant d’être mutée à Paris il y a quelques mois, j’étais basée à Beyrouth. J’ai couvert le conflit en Syrie pendant trois ans pour l’AFP. J’ai entendu d’innombrables appels à arrêter l’hécatombe qui dure depuis 2011 mais il n’est encore aucune journée où les combats, les bombardements et les exécutions ne fassent pas moins d’une centaine de morts, souvent beaucoup plus.
Les journalistes des bureaux de l’AFP à Beyrouth et à Damas forment une équipe chevronnée et passionnée. Ensemble, nous avons vu comment les manifestants pacifiques à travers la Syrie ont été mitraillés par les forces gouvernementales uniquement pour avoir osé appeler au changement. Nous avons couvert la militarisation de la révolte et la plongée vers la guerre civile. Nous avons aussi couvert l’islamisation et le morcellement de l’opposition, ainsi que la partition de facto de la Syrie. Nous avons couvert tuerie après tuerie, travaillant tard dans la nuit, choqués jour après jour de voir une telle violence se déchaîner en plein vingt-et-unième siècle.
Nous avons recueilli les témoignages des survivants du massacre à l’arme chimique du 21 août 2013 dans lequel des centaines de personnes ont péri dans une banlieue rebelle de Damas. Nous avons suivi la montée en puissance du groupe Etat islamique et ses épouvantables exactions. Nous avons enquêté aussi bien sur les tortures systématiques infligées aux détenus dans le tentaculaire réseau de prisons du régime syrien que sur les bombardements meurtriers perpétrés par l’opposition contre les zones sous contrôle gouvernemental.
Au cours des quatre dernières années, une grande partie de la Syrie a été détruite. Et le massacre continue sans relâche.
Le 16 août, pendant que je suis à Kos, le monde apprend qu’une centaine de personnes, des civils pour la plupart, ont trouvé la mort dans des frappes aériennes menées par le régime contre Douma, une ville à l’est de Damas assiégée depuis plus de deux ans. L’endroit est sous la coupe de seigneurs de guerre de l’opposition, haïs par une grande partie des habitants, qui font taire toute critique et qui ont instauré un monopole étouffant sur le peu d’aliments et de médicaments disponibles.
Sur le front de mer de Kos, un groupe de jeunes joue aux cartes et échange des histoires dans le village de tentes dressé là par les réfugiés. Saïd, un étudiant en informatique ancien activiste de 22 ans qui a pris part à un soulèvement dans une autre ville près de Damas, regarde les photos qui circulent sur les réseaux sociaux. Elles montrent des cadavres entassés à même le sol dans l’hôpital de fortune de Douma. « Voilà ce que nous avons fui », dit-il.
Le contraste entre les scènes insoutenables sur l’écran du téléphone mobile et la quiétude de la petite île grecque est effarant. La surface de l’eau scintille sous le soleil. Les touristes se promènent sur la plage en shorts et en bikinis jaunes et roses. Les plus compatissants d’entre eux apportent aux réfugiés de l’eau, des légumes et du pain. Dans la Grèce durement frappée par la crise, l’aide humanitaire est gravement défaillante. Certains parmi les nouveaux arrivants ne peuvent s’offrir leurs propres tentes et dorment à même la rue, sur des cartons. D’autres ont élu domicile dans des conditions sanitaires épouvantables au Captain Elias, un hôtel désaffecté.
Mais pour la plupart de ceux qui ont fui la Syrie, se retrouver sans rien en Europe vaut toujours mieux que d’être restés chez eux.
Quand je lui demande si elle regrette d’être partie, Umm Jude, 39 ans et mère de deux filles, semble interloquée par ma question. « Le jour où j’ai quitté Idlib (une ville du nord-ouest, ndlr) j’avais préparé un beau dîner pour la famille. Tout était parfaitement disposé sur la table », raconte-t-elle, en décrivant en détail tous les bons petits plats qu’elle avait préparés. « Soudain, les vitres ont volé en éclat. Sur le moment je n’ai pas réalisé ce qui se passait, j’ai juste vu que le dîner était gâché. La table était jonchée de morceaux de verre et de poussière. Tout était détruit ».
L’armée de l’air syrienne venait de larguer un baril d’explosifs sur le bâtiment voisin, déclenchant un souffle phénoménal, poursuit-elle. « Mon mari, mes filles et moi sommes partis le jour-même. Mon mari ne voulait pas s’en aller, mais je l’ai supplié d’offrir à nos filles une chance de vivre une vie entière. Il a finalement accepté ». A ses côtés, les deux petites jouent à l’air libre pour la première fois depuis des semaines, si ce n’est plus.
Sur le port de Kos, une famille de migrants installée à même le trottoir, le 15 août 2015 (AFP / Louisa Gouliamaki)
On trouve aussi, parmi les nouveaux arrivants, beaucoup de Kurdes de Syrie qui arrivent de Kobané, dont presque toute la population a fui ou a été massacrée par le groupe Etat islamique. Leila, une mère de famille de 35 ans, a dû emprunter 10.000 dollars pour payer les passeurs qui l’ont conduite jusqu’en Europe. D’autres, comme Mahmoud, 26 ans, ont quitté les zones contrôlées par le régime près d’Alep pour échapper à l’enrôlement dans une armée syrienne sous pression et manquant de tout.
Il y a encore Tony et Alaa, que je rencontre pendant mon voyage de retour en bateau, pendant les dix heures de traversée entre Kos et Athènes. Ils ont fui les bombardements de la rébellion contre les quartiers tenus par le gouvernement à Homs. « Nous ne savons pas si nous parviendrons un jour à notre but, mais un être humain ne peut vivre sans espoir. Si je n’avais plus aucun espoir, je me laisserais mourir, pas vous ? » explique Tony, qui avant de quitter son pays tenait un salon de coiffure.
Des enfants jouent dans un campement de fortune à Kos, le 16 août 2015 (AFP / Louisa Gouliamaki)
Tous ces gens qui ont fui la gigantesque zone de guerre aux multiples fronts qu’est devenue la Syrie ne cherchent pas seulement à échapper aux bombes, aux persécutions et à la misère la plus noire. Ils sont aussi en quête d’une existence. Les îles grecques sont pour eux la charnière entre la fuite éperdue et le nouveau départ dans la vie.
Les débuts peuvent être rudes mais l’enjeu en vaut la chandelle. Farès, un Damascène d’environ vingt-cinq ans, en est conscient. Je tombe sur lui alors qu’il marche sans but sur la plage de Kos, et je remarque tout de suite qu’il a l’air plus heureux que la plupart des autres réfugiés.
« Je ne me suis pas seulement enfui à cause de la guerre. Je suis en route vers la Suède parce que je veux rejoindre ma petite amie, qui habite là-bas », dit-il en consultant son téléphone portable pour le cas où sa bien-aimée lui aurait laissé un nouveau message. «On a cherché à se réunir par les voies légales, mais c’était extrêmement compliqué. Alors j’ai décidé de faire le voyage jusqu’à elle par la mer et par la terre».
Après avoir quitté Kos, je suis restée en contact avec Farès. Il a commencé par dormir dans la rue en attendant d’être enregistré par les autorités grecques. Puis il a pu rejoindre le continent et, en l’espace de seulement deux jours, il a réussi à traverser la Macédoine et la Serbie. En arrivant en Hongrie, il s’est fait arrêter. Il m’a envoyé via Whatsapp des photos du camp de rétention. « On est prisonniers ici pour 36 heures, mais je continue à penser que je vais réussir à arriver en Suède », m’a-t-il écrit, pas découragé le moins du monde. Deux jours plus tard, nouveau message de lui : il était en Allemagne.
Une famille syrienne regarde un ferry arriver au port de Kos, le 14 août 2015 (AFP / Louisa Gouliamaki)
Un autre Syrien, Jalal, 38 ans, avec qui je voyage de Kos à Athènes, se retrouve bloqué dans la capitale grecque en attendant qu’un proche lui envoie la petite somme qu’il a promis de lui prêter. Sans cet argent, il craint de ne jamais pouvoir arriver en Allemagne. Il raconte que son ami Ghassan, 25 ans et originaire de Homs, se trouvait à la frontière macédonienne le 21 août quand le gouvernement de Skopje a déclaré l’Etat d’urgence et que les troupes ont tenté de repousser les migrants vers la Grèce au gaz lacrymogène. Pas vraiment l’accueil auquel il s’attendait…
L’Europe n’a tout simplement aucun plan pour faire face à une affluence de cette taille. Mais il peut être utile de regarder en arrière, de se rappeler les autres grands exodes qu’a connus le continent, pendant la Guerre civile espagnole, la Seconde guerre mondiale, et plus récemment pendant les conflits dans les Balkans. Plus de soixante ans se sont écoulés depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, mais les droits les plus élémentaires comme celui à la vie et à la dignité restent, pour beaucoup, un rêve inaccessible.
Mais ma mission en Grèce m’a aussi donné espoir. J’ai rencontré des vacanciers qui se sont mués volontairement en travailleurs humanitaires. Des restaurateurs durement affectés par la fuite des touristes, mais qui demeuraient profondément compatissants et humains à l’égard des malheureux échoués sur leur île. Et au-delà, j’éprouve de l’admiration en voyant ces Syriens qui risquent tout pour assouvir leur instinct de vie, pour affronter un avenir incertain, au lieu de se résigner à la certitude de l’oppression ou de la mort.
Sur le ferry qui vogue vers Athènes, deux jeunes mariés, Rana et Mohammed, 26 et 38 ans, fument des cigarettes à la chaîne dans la nuit. Mohammed est un Palestino-Syrien qui vit à Copenhague depuis huit ans. Il a fait le voyage jusqu’à Rhodes pour retrouver sa promise, qu’il a connu en ligne, l’épouser et l’emmener vivre avec lui au Danemark.
« Les pauvres ! Dormir ainsi à même le pont », s’exclame Rana, une blonde aux yeux noisette, en regardant les autres réfugiés sur le bateau.
« Ne dis pas ça ! » intervient son mari. « Ceux qui sont à plaindre, ce sont ceux qui sont restés en Syrie. Ceux qui sont ici, ce sont ceux qui ont eu de la chance. Ce sont les survivants ».
(Cet article a été traduit de l'anglais par Roland de Courson à Paris).