Des réfugiés arrivent à la frontière serbo-hongroise, le 14 septembre 2015 (AFP / Armend Nimani)

Réfugiés dans l’enfer hongrois

RÖSZKE (Hongrie) – Dans le no man' s land entouré de champs à perte de vue, le flux des réfugiés semble intarissable. De jour comme de nuit, des milliers de femmes arrivant de la Serbie toute proche avancent avec peine, les pieds gonflés dans des chaussures masculines trop grandes pour elles ; des milliers d’hommes à bout de forces portent sur leurs épaules courbées des milliers d’enfants tout aussi exténués, hagards, comme désarticulés.

Après une interminable marche pour fuir la guerre et la misère, les voici confrontés à un monde diamétralement opposé à leurs espoirs : la Hongrie du nationaliste Viktor Orbán. Pour l’heure, la plupart des nouveaux arrivants - des Syriens, des Irakiens, des Afghans ayant déjà des milliers de kilomètres dans les jambes - ont encore la force de sourire, de nous saluer avec bienveillance. Ils n’ont encore aucune idée des épreuves qui les attendent dans ce pays indifférent à leurs souffrances et qui, dépassé par la crise migratoire, vient de boucler sa frontière avec la Serbie avec une clôture de barbelés tranchants érigée par des prisonniers.

Un nouveau mur dressé au cœur de l’Europe par ce même pays qui, il y a vingt-six ans, avait ouvert la première brèche dans le « Rideau de fer » et précipité l’effondrement du communisme en permettant à des milliers d’Allemands de l’Est de fuir vers l’Ouest.

Des réfugiés est-allemands franchissent la frontière hungaro-autrichienne à Sopron, le 10 septembre 1989 (AFP / Interfoto MTI / P.E. Varkony)

Pour moi qui suis originaire de Croatie, qui ai suivi la chute du communisme puis l'avènement des nationalismes dans plusieurs pays de l'ex-bloc de l’Est, le contraste entre la Hongrie post-communiste confiante dans un nouvel avenir et celle d'aujourd'hui, qui semble renfermée sur elle même, est saisissant. Depuis des semaines, la télévision nationale, principale source d’informations du pays, passe en boucle des images montrant les migrants sous leur aspect le plus négatif, les décrivant comme des « terroristes potentiels » ou comme des dégoûtants qui laissent des montagnes de détritus sur leur passage.

Je suis ici dans la Hongrie de Petra Laszlo, cette journaliste d’une chaîne de télévision réputée pour ses positions extrémistes, désormais mondialement célèbre pour avoir, devant les caméras de ses confrères, fait un croche-pied à un réfugié syrien qui fuyait la police avec ses enfants et décoché un coup de pied dans le ventre d’une fillette. Dans cette même Hongrie membre de l’Union européenne, où des bénévoles ont filmé à l’intérieur d’un « camp de transit » interdit d’accès aux journalistes des policiers jetant de la nourriture à des migrants parqués derrière des grillages comme des animaux dans un zoo.

BUDAPEST, 8 septembre

La police tente d'empêcher des réfugiés de monter dans un train à la gare de Budapest-Keleti, le 10 septembre 2015 (AFP / Ferenc Isza)

Dans la gare centrale de Keleti, des centaines de migrants, principalement des Syriens, attendent depuis plusieurs jours, leurs billets à la main, de pouvoir monter dans un  train pour l'Autriche. Mais des policiers les bloquent: « Les touristes et les Hongrois d'abord », disent-ils à un groupe d'environ trois cents migrants. La colère et l'incompréhension grondent.

« Pourquoi nous traitent-ils comme ça ? On ne veut pas rester en Hongrie, on veut juste partir d'ici ! » lance l'un d'eux. Le weekend précédent, des milliers de désespérés ont tenté de prendre d'assaut des trains en partance vers l'Allemagne ou l'Autriche, dans un chaos sans précédent à Budapest.

Les marches de la gare sont occupées par des familles syriennes. Un bébé dort sur le sol, sous une couverture jetée sur ses épaules par sa mère qui dit ne pas comprendre les Hongrois. Sur le perron, une Brésilienne, Regina, appareil photo en bandoulière, cherche désespérément des bénévoles. Cette femme, qui dit se sentir « tellement impuissante devant la détresse de ces réfugiés », raconte qu’elle veut offrir six billets de train à une famille de Syriens et faire le voyage avec eux « pour être sure qu'ils arriveront bien à destination ». La police refuse son offre. Elle reste seule avec sa générosité sous les voutes sculpturales de la gare.

Gare de Budapest-Keleti, le 10 septembre 2015 (AFP / Ferenc Isza)

A l'extérieur, des hommes barbus sortent rapidement du coffre de leur voiture garée à proximité des cartons de vêtements et de chaussures à la dernière mode pour les distribuer. Les migrants, qui ont passé plusieurs nuits d’affilée sur des bancs, sont reconnaissants de cette générosité mais on le sent perdus. Les regards sont furtifs.

A peine suis-je revenue au bureau de l’AFP à Budapest, qui travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour couvrir cette crise migratoire sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale, que la rédaction-en-chef à Paris me demande de partir d’urgence à la frontière serbe. Après deux heures de route, nous arrivons à Röszke, ville-frontière située sur l’autoroute qui relie Budapest à Belgrade et principal point de passage des migrants.

RÖSZKE, nuit du 8 au 9 septembre

Un réfugié traverse la frontière serbo-hongroise, le 13 septembre 2015 (AFP / Peter Kohalmi)

La nuit tombe sur Röszke, localité proprette dont les habitants vivent comme reclus dans leurs maisons aux stores et volets baissés, comme insensibles au drame qui se joue à quelques centaines de mètres de chez eux. Dans l’hôtel où nous posons nos valises, les visages des clients sont fermés. C’est un établissement thermal, où les gens viennent pour faire des cures. L’atmosphère est un peu étrange. Elle me fait penser à celle de L’insoutenable légèreté de l’être, le roman-phare de Milan Kundera, auteur tchèque dont les ouvrages ont pour trame récurrente les vies brisées par le communisme.

Direction le « point de transit », à la frontière, où arrive le gros des migrants.

Et là, soudain, quelques minutes après être sortie de mon hôtel de curistes en peignoir, j'ai le sentiment de me retrouver face à des événements que je n'ai encore jamais vus tout au long de ma carrière. J’ai couvert plusieurs conflits et les inexorables crises de réfugiés qui les ont accompagnés. Mais jamais rien de comparable avec ce que j’ai là, face à moi, sur cette plaine hongroise plongée dans les ténèbres: une marée humaine qui coule lentement le long d’une petite route départementale. Le rythme est incessant, comme un souffle de vie qui ne lâche pas prise.

Le "point de transit" frontalier de Röszke, le 8 septembre 2015 (AFP / Attila Kisbenedek)

Depuis les champs de blé ou de tournesols, ils surgissent de partout, leurs visages sont juste éclairés par les gyrophares des voitures de police. Ils disent vouloir marcher jusqu'à Budapest, à 175 km de là, en pleine nuit. Aucun ne se montre agressif envers les journalistes. Ils regardent tous droit devant eux. Ils viennent d’entrer en Hongrie et affirment n’avoir qu’un seul objectif : en sortir au plus vite.

Je prends des notes dans la nuit noire en espérant pouvoir me relire quand j'aurai un peu de lumière.

A quelques mètres de là, la police hongroise tente de dresser un rempart humain pour freiner la progression. Le cordon est bousculé par des centaines de migrants qui scandent : « No more camps » et « Germany ! Germany ! » Plusieurs brandissent leurs enfants dans les airs. Tous les policiers portent des masques hygiéniques. Je vois l’un d’eux qui colle sa main sur le visage d'un migrant en lui ordonnant de se taire. Il sera bousculé par le flot.

Des réfugiés arrivent de nuit à Röszke, le 8 septembre 2015 (AFP / Attila Kisbenedek)

Certains réfugiés poursuivent leur marche vers une station essence, où des tziganes leur offrent des « transports en voiture » jusqu'à la capitale, moyennant 200 euros par famille. Ou plus. Impossible de vérifier. Les chauffeurs improvisés n’aiment pas voir des journalistes leur tourner autour et se montrent agressifs.

Quelques mètres plus loin, nouveau barrage policier. Organisés, les migrants décident de faire un sit-in sur le bitume de l’autoroute qui mène à Budapest. Ils refusent de se laisser conduire dans les camps où les autorités hongroises veulent les enregistrer et relever leurs empreintes digitales. La tension monte encore. Des bouteilles d'eau volent vers les policiers. Un tir de gaz lacrymogène provoque de nouveaux cris. Plusieurs hommes transportent un jeune qui a perdu connaissance, apparemment à cause des gaz. Je dis à un policier que cet homme a besoin d'une aide médicale. « Peut-être », me répond-il avant de tourner la tête.

Un jeune réfugié perd connaissance après avoir respiré des gaz lacrymogènes répandus par la police près de Röszke, le 8 septembre 2015 (AFP / Attila Kisbenedek)

Au bout d’un long moment, le jeune inconscient est finalement évacué en ambulance. Une poignée de migrants accepte de monter dans un bus pour aller dans un camp. Ils se font huer par les autres. La tension est vive, et voilà déjà une nouvelle colonne de migrants qui afflue. Les policiers sont pris en tenaille. Ils appellent des renforts. Des journalistes, redoutant d'être écrasés par un mouvement de foule, se mettent en retrait. D'autres se rapprochent des migrants assis sur la route. Plusieurs dizaines de policiers supplémentaires débarquent de leurs autobus et se déploient pour prêter main forte à leurs collègues à bout de nerfs. Le face à face tendu durera jusque tard dans la nuit.

La tête pleine de ces images saisissantes, nous retournons à l’hôtel pour envoyer nos textes, photos et vidéos. Choqué par ce qu’il a vu, un photographe travaillant pour un média américain craque : « Pourquoi leur font ils vivre cela ? Ils ne veulent que passer, c'est tout ce qu'ils veulent ! » s’écrie-t-il, en larmes.

Quand Rözske s’illumine d’un lever de soleil rougeoyant et spectaculaire, aucun d’entre nous n’a vraiment dormi.

RÖSZKE, 9 septembre

Le prêtre catholique Thomas Liszkai, de Röszke, le seul de Hongrie a avoir voulu ouvrir son église aux réfugiés (AFP / Attila Kisbenedek)

Nous partons interviewer Thomas Liszkai, l'unique prêtre catholique hongrois qui s'est déclaré prêt à ouvrir les portes de son église ainsi qu'une maison d'hôtes pour accueillir des réfugiés. Il brave ainsi les directives de l'Eglise de son pays, qui a appelé à ne pas aider les migrants sous prétexte que cela reviendrait à faire « du trafic d'êtres humains », mais obéit à celles du Vatican qui a au contraire appelé à les accueillir. Rare rayon de lumière dans ce climat de haine et de caricatures déversées sur les migrants, le père Liszkai confie se sentir bien seul dans son initiative. La police a dit non à son projet. Aucun migrant ne franchira le seuil de son église.

Quelques minutes plus tard, nouveau coup de théâtre. Sur l'entrée de l'autoroute de Budapest, plusieurs centaines de migrants qui ont passé la nuit sur le bitume décident de passer en force. Les policiers hongrois, qui portent cette fois des tenues anti-émeutes, se déploient face à eux avec des chiens. Ils le font parfois aboyer sur des hommes qui portent dans leurs bras des enfants terrorisés.

Des policiers hongrois agrippent un enfant réfugié pendant des incidents près de Röszke, le 9 septembre 2015 (AFP / Csaba Segesvari)

Dans la bousculade, des enfants tombent, leur père tente de les protéger en les recouvrant de son corps. Le photographe de l'AFP Attila Kisbenedek les sort de ce mauvais pas, leur évitant de se faire écraser par la foule. Une course folle s’engage (c’est là que la journaliste Petra Laszlo sera filmée en train d’agresser des réfugiés). Les migrants pensent pouvoir rallier à travers-champs l’autoroute pour Budapest. Mais en fait, cette autoroute est bouclée. Pris au piège, les malheureux n’ont d’autre choix que de retourner au « point de transit », près de la frontière, qu’ils avaient quitté la veille.

La multiplication des évènements soudains, la complexité du terrain et du rapport de forces, la densité de la situation, les témoignages des migrants sur leurs vies « dans la guerre » et leurs odyssées respectives créent pour nous, reporters, une charge émotionnelle très forte. Pour couvrir cette situation, où nous devons être partout pour ne rien rater, garder notre distance journalistique nous sauvera.

Le "point de transit" frontalier de Röszke, le 9 septembre 2015 (AFP / Peter Kohalmi)

A plusieurs centaines de mètres de là, des migrants continuent d'affluer depuis la Serbie voisine vers le « point de transit » qui commence à ressembler à une décharge publique à ciel ouvert. Ici, l’aide humanitaire apportée par des bénévoles allemands, autrichiens, mais aussi hongrois est mélangée pêle-mêle. De la nourriture, des chaussures, des cartons, des tentes que les hommes tentent de dresser. Un bénévole anglais, Marc, veut mettre en place des « rues » dans ce gigantesque campement sauvage. En vain, le flot de migrants est trop important. Des volontaires allemands installent des points de distribution de nourriture et de vêtements. Le sol est jonché de tranches de pain, de sandwichs à peine entamés, à coté d'enfants assis sous des tentes ou leurs mères tentent de se reposer.

Comme pour ne pas craquer devant l’immensité du travail à accomplir pour nettoyer la zone de transit, une volontaire hongroise s'est délimité un carré de plusieurs mètres et s’est fixée pour mission d’y ramasser jusqu’au dernier bout de papier…

Un réfugié et son bébé attendent à bord d'un bus hongrois à Röszke, le 10 septembre 2015 (AFP / Csaba Segesvari)

Un groupe de plus en plus important de migrants se forme devant l'unique bus affrété par la police hongroise. Des heures durant, les agents empêchent les migrants de monter à bord. Personne ne comprend la situation. Pourquoi l'attente est-elle si longue? Les camps sont ils saturés? Cherchent-ils, par des brimades inutiles, à envoyer un message aux autres migrants pour les dissuader de venir en Hongrie? A les intimider ? Nous n'aurons aucune réponse à nos questions.

La nuit tombe, la température aussi. Le mercure marque quatre degrés. Comme sortis des ténèbres, des hommes et des femmes, enveloppés dans des couvertures, arpentent le « point de transit » et tentent de se réchauffer autour de feux de bois et en cumulant les couches de vêtements. De jeunes Syriens et une jeune Afghane partagent leurs maigres repas. Des centaines d'enfants restent accrochés à leurs parents. Aucun membre de l'Unicef en vue.

Des policier hongrois arrêtent un groupe de réfugiés qui tentaient de quitter le 'point de transit' de Röszke, le 9 septembre 2015 (AFP / Csaba Segesvari)

Retour à l'hôtel pour transmettre notre travail et avaler notre premier repas de la journée. La nuit est bien avancée quand nous apprenons que des prisonniers sont réquisitionnés pour terminer au plus vite la clôture de 175 kilomètres qui doit sceller la frontière avec la Serbie et endiguer le flot des migrants. Ce sera notre sujet du matin. La nuit est de nouveau très courte.

Venue des quatre coins de l’Europe, l’équipe de l’AFP se serre les coudes. Nous partageons nourriture, aspirines et cigarettes. Nous aussi, nous tentons de garder notre dignité humaine en faisant notre travail. Couvrir les souffrances des réfugiés a un effet miroir sur nos propres identités, sur nos racines et sur nos cultures.

FRONTIERE HUNGARO-SERBE, 10 septembre

Un mirador serbe à la frontière hongroise près de Röszke, le 10 septembre 2015 (AFP / Attila Kisbenedek)

L'aube est froide et pluvieuse. A travers un champ boueux aussi glissant que de la glace, nous marchons vers la clôture barbelée érigée le long de la frontière. Déjà, des prisonniers sont à pied d'œuvre pour finir d'installer les barbelés, qui seront doublés d'une palissade de quatre mètres de haut. La Hongrie s’est donnée jusqu’au 14 septembre à minuit pour achever ce mur. La police nous tient à distance, mais nous parvenons quand même à voir les détenus au travail. Dans une voiture de police garée à proximité, un agent rectifie le maquillage de sa collègue. Une rare note de poésie dans cet endroit glauque, où un mirador d'une autre époque semble figé dans le brouillard.

La pluie continue de s’abattre sans pitié sur les réfugiés qui continuent d'affluer avant la fermeture de la frontière. Quelques bus chargés de migrants partent vers des destinations inconnues. Comme vaincus par l'effet d'épuisement, la plupart des gens ne rechignent plus à monter dans les bus hongrois.

Des détenus hongrois achèvent la construction de la clôture à la frontière avec la Serbie, le 14 septembre 2015 (AFP / Armend Nimani)

Dans la pagaille croissante sur le « point de transit », des Pakistanais cherchent des vêtements secs parmi un tas déposé par des bénévoles. L’un d’entre eux s’empare d’un beau manteau, mais s’aperçoit qu’il s’agit d’un vêtement pour femme. Il découvre aussi un attaché-case, qui lui donne l’aspect insolite d’un homme d’affaires dans la désolation…

La pluie devient de plus en plus froide. Des femmes portant leurs enfants enveloppés dans des sacs poubelles noirs, faute de mieux, tentent de monter dans un des bus, vide et à l'arrêt depuis plusieurs heures. En vain, elles devront attendre. Personne ne comprend la raison. Pourquoi un tel manque d’humanité à l’égard des plus fragiles ?

Nous essayons de poser la question à des employés hongrois du Haut commissariat de l’ONU pour les réfugiés, qui nous renvoient sur la police. Laquelle ne veut rien savoir de nous et détourne le regard.

Soudain, le bus s'ébranle et un groupe de migrants est autorisé à monter à bord. Un enfant crie « baba, baba » (papa, en arabe) avant de le retrouver parmi les hommes recouverts d'autres sacs poubelles pour se protéger de la pluie. Je me demande ce qui doit se passer dans la tête de tous ces enfants après avoir vu leurs parents humiliés à ce point, quelles rancœurs ils garderont contre la Hongrie…

Une famille de réfugiés arrive en Hongrie sous la pluie, le 10 septembre 2015 (AFP / Attila Kisbenedek)

Sous une tente faite de bric et de broc, des bénévoles hongroises distribuent des chaussures à des enfants aux visages creusés. Cette distribution les met à l'abri de la pluie pour quelques instants aussi.

D'autres parents se pressent à l'entrée d'une autre tente transformée en hôpital de campagne, avec leurs jeunes enfants malades, souffrant de toux, de maux de ventre et de fièvre pour la plupart. Toujours aucun représentant de l'Unicef à l'horizon, et pas la moindre équipe ambulatoire hongroise.

Retour à l'hôtel, trempés et bourrés d'amertume. Dans la nuit, ma collègue Nina, du bureau de Vienne, me téléphone pour me parler de cette désormais fameuse vidéo tournée clandestinement dans un camp de migrants et montrant des policiers hongrois en train de leur lancer de la nourriture comme dans un zoo. Nous tentons de nous y rendre, mais l'endroit est verrouillé par la police. Nous décidons de retenter notre chance dans la matinée.

RÖSZCKE, CAMP DE MIGRANTS NUMERO 2, 11 septembre

Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.

Et là, le malaise est gigantesque. Je revois mon père m'offrir « Le journal d'Anne Franck » pour mes sept ans et j’ai l’impression d’avoir fait un bond en arrière dans le temps et dans l’histoire, tellement j’ai le sentiment d’être devant l’entrée d’un camp d'inspiration nazie. Je ne suis pas la seule à avoir le sang glacé par cette vision. En fait, tous les journalistes autour de moi ont eu exactement les mêmes pensées.

« Ça pue », dit l’un d’eux.

Nous sommes devant un camp interdit d'accès aux médias, cerné de grillages barbelés de quatre mètres de haut, sous forte surveillance. Des policiers patrouillent le long de la clôture avec des bergers allemands agressifs. Certains jouent sur la laisse des chiens pour qu’ils aboient à notre passage, et en rient.

Derrière les grilles, on aperçoit les visages des migrants, qui semblent au-delà de tout épuisement. Le silence est à couper au couteau. Des centaines de personnes qui pensaient monter dans un bus pour Budapest se sont retrouvées ici. Elles ont attendu pendant des heures à la frontière pour, au final, ne parcourir que deux cent mètres.

Des réfugiés montrent leurs bracelets numérotés à travers la clôture d'un camp de réfugiés près de Röszke, le 11 septembre 2015 (AFP / Peter Kohalmi)

Devant le camp, des bus chargés de migrants attendent le feu vert des policiers aux visages hermétiques pour débarquer leurs passagers. Personne ne s’adresse aux réfugiés pour leur expliquer ce qui va se passer. Après une interminable attente, ils doivent descendre, se ranger en file indienne pour entrer dans le camp où ils sont enregistrés. Un bracelet rose portant leur nom et leur date d'entrée dans le camp avec un code barre leur est apposé. Ces chiffres sur leurs poignets me font frissonner… Les nouveaux venus sont ensuite répartis dans les différents blocs composés de tentes ouvertes à tous les vents.

Je suis tout de même en mesure de parler avec des migrants, à travers le grillage et sous la surveillance permanente d’un policier. Tous mes interlocuteurs improvisés - Irakiens, Syriens, Afghans, Pakistanais – décrivent des conditions de vie épouvantables. Certains disent se sentir prisonniers, d’être « à Guantanamo ». D’autres affirment être « traités comme des animaux », se plaignent du manque de nourriture et de couvertures. Ils disent être privés de toute aide médicale, empêchés de recharger leurs téléphones portables pour rester en contact avec leurs proches.

Un camp de réfugiés près de Röszke, le 11 septembre 2015 (AFP / Peter Kohalmi)

Nous quittons Rözcke la tête pleine d’images insoutenables, comme celle de cet enfant qui hurlait de peur dans la foule chaotique après avoir, pendant quelques longs instants, perdu de vue ses parents. Sur la route du retour, nous croisons des convois militaires. La troupe a été réquisitionnée, elle aussi, pour finir d’installer le mur frontalier.

Maintenant, je suis rentrée à Paris. J'ai rangé mes carnets de notes qui auront bien souffert, tout comme mes chaussures encore maculées de boue hongroise. Je revois tous ces visages, tous ces gens implorant une aide minimale, de voir un médecin, de téléphoner ou de manger à leur faim, et qui à chaque fois se heurtaient au même mur d'indifférence des policiers hongrois.

Et depuis, la Hongrie, dont la population avait été jetée sur les routes de l’exode pendant la deuxième guerre mondiale puis enfermée des décennies durant derrière le Rideau de fer, a fermé sa frontière aux désespérés fuyant la guerre. C’était le 14 septembre 2015.

La frontière hungaro-serbe fermée près de Horgos, le 16 septembre 2015 (AFP / Armend Nimani)
Sonia Bakaric