A deux doigts de la catastrophe
RAMALLAH, 30 août 2015 - C'est une de ces journées où l'on pense partir en terrain connu, balisé, pour un événement qu'on a déjà couvert des milliers de fois. Et puis finalement, on en revient avec une histoire pas habituelle, une situation qui vous désarçonne même après tant d'années à couvrir la Palestine.
Toutes les semaines, après la prière musulmane du vendredi, dans de nombreux villages palestiniens, il y a des manifestations contre la colonisation. C'est toujours le même scénario: des dizaines de Palestiniens, des militants internationaux et israéliens, marchent depuis le village jusqu'aux terres des habitants sur lesquelles Israël construit toujours plus de colonies.
C'est là que l'armée israélienne les attend toujours. C'est là aussi qu'à chaque fois des heurts éclatent, jets de pierres d'un côté, tirs de grenades lacrymogènes et de balles de caoutchouc de l'autre. C'est comme un ballet bien rôdé, un jeu du chat et de la souris dont tout le monde connaît l'issue.
Mais ce vendredi, dans le village de Nabi Saleh près de Ramallah, les règles du jeu changent un peu. Les soldats décident de prendre les manifestants de court. Pour la première fois, une douzaine d'entre eux, habillés d'uniformes couleur sable, le visage masqué et cachés sous des branchages, surgissent de nulle part. Mohammed Tamimi, 11 ans, un bras dans le plâtre, est pris en chasse par les militaires. Et pourtant, rien ne se passe comme prévu pour le soldat qui essaye de l'arrêter.
En tout, tout cela dure trois ou quatre minutes. Mais dans ma tête, ça va à toute vitesse: je garde un œil rivé sur la main du soldat et la gâchette de son fusil automatique, et l'autre, sur cette scène surréaliste: j'ai devant moi un enfant, sur lequel est juché un soldat, et par-dessus ce soldat, une famille entière qui s'accroche, grimpe et frappe.
La mère, la sœur de Mohammed et d'autres qui hurlent : « c'est un enfant ! », « ce n'est qu'un petit enfant ! » Elles s'agrippent au soldat, lui tirent les bras, s'accrochent sur son dos, arrachent la cagoule qui masque son visage.
Plein de questions se bousculent dans ma tête: « pourquoi est-ce que ce soldat s'acharne autant sur cet enfant? », « que se passerait-il s'il tirait? », « ou si un membre de la famille s'emparait de son arme? »
Au plus près, je photographie le visage de l’enfant apeuré, immobilisé au sol, qui essaye de se débattre mais se fait plaquer le visage sur le sol rocailleux. Au-dessus de lui, le soldat tient dans la main son fusil automatique, barrant le visage du petit Palestinien au bras en écharpe - remplacée pour l'occasion par un keffieh palestinien.
Je sens un danger inhabituel. Et visiblement le soldat aussi. Loin de ses compagnons d'armes, visiblement dépassé, il commence à crier en hébreu. « Aidez-moi ! », lance-t-il à plusieurs reprises. Enfin, son officier arrive et ils se parlent en hébreu. Je ne comprends pas ce qui se dit mais visiblement, l'officier demande au soldat de relâcher l'enfant. Je pense vraiment que si cet officier avait un peu plus tardé, on courait à la catastrophe.
L'armée israélienne a fait état d'une « émeute violente à Nabi Saleh » et de jets de pierre sur ses soldats, notamment de la part de Mohammed. Elle a expliqué avoir renoncé à l'arrêter pour éviter « une escalade de la violence ».
Nous avons évité le pire, mais je tiens une photo symbolique, extrêmement forte: la tentative d’arrestation d'un enfant blessé par un soldat en armes. De quoi donner un visage humain à cette histoire qu'on photographie tellement et depuis tellement longtemps qu'elle finirait presque par en devenir banale.
Abbas Momani est un photographe de l’AFP basé à Ramallah. Cet article a été écrit avec Sarah Benhaïda à Jérusalem.