Lettre de Nouvel-An à un bébé réfugié

PARIS – Cher Adam,

Quand je t’ai vu pour la première fois, en septembre 2015, tu n’avais que trois mois. Tu étais dans les bras de ton papa qui, avec ta jolie maman, était en train de grimper à bord d’un train bondé sur la route de l’exode, dans les Balkans.

Ce jour-là, des centaines de personnes étaient en train de traverser la Macédoine, de la frontière grecque à la frontière serbe, à la recherche d’un avenir meilleur que la guerre et la misère qu’ils venaient de fuir chez eux. Il n’y avait pas assez de place pour tout le monde à bord de ce train vétuste et dégoûtant mais cela importait peu aux autorités macédoniennes. Leur unique souci semblait être de pousser tous ces migrants et réfugiés hors du pays le plus vite possible.

C’était un spectacle indigne, insoutenable. Surtout quand on savait que chacune de ces personnes, sans exception, venait juste de survivre à une dangereuse traversée de la mer Egée dans des conditions épouvantables. Vous méritiez mieux.

Ton père, Ahmad, te portait dans ses bras tout en en présentant au contrôleur les billets de train de toute la famille. Ta mère, Alia, portait ta couverture bleu pâle, un matelas à langer bleu et rouge et un sac pour ton biberon, ton lait et tes couches. Il n’y avait nulle part où s’asseoir. Il y avait à peine assez de place pour ne serait-ce que s’accroupir sur le sol crasseux du couloir du wagon. Ahmad et Alia se relayaient pour te porter. Ils jouaient avec toi, te faisaient téter, faisaient de leur mieux pour te protéger et pour que tu te sentes bien dans cet environnement hostile.

Tu n’as pas pleuré une seule fois pendant ce voyage, d’autant que je me souvienne, pendant que tes parents se confiaient à mes collègues Aris Messinis, Céline Jankowiak et à moi-même, et commençaient à partager avec nous leurs espoirs, leurs rêves et leurs craintes.

Vous finiriez par atterrir aux Pays-Bas, où vivaient déjà certains de vos parents, mais à ce moment-là vous ne saviez pas encore vraiment où vous alliez. Tes parents étaient nerveux. Ils avaient peur de ne pas avoir assez d’argent sur eux pour vous conduire tous les trois en lieu sûr (ils n’auraient plus que trois euros en poche en arrivant aux Pays-Bas). Ils craignaient aussi de manquer de lait maternisé pour te nourrir.

Pendant que le train vétuste roulait à travers la Macédoine, Ahmed et Alia nous racontaient comment ils avaient survécu à un attentat à la bombe à Bagdad – là où tu es né. Sur le téléphone portable d’Ahmad, ils nous montraient des photos du visage balafré d’Alia peu de temps après cette attaque, ainsi que des images de leur mariage en Turquie. Ils nous parlaient aussi de la terreur pure qu’ils avaient éprouvée à bord du rafiot de pêche qui vous avait emmenés de Turquie jusqu’en Grèce, et qu’ils avaient baptisé « le bateau de la mort ».

Le périple d'Alia, Ahmed et Adam (cliquez sur une image pour démarrer le diaporama)

Après cette rencontre, nous vous avons suivi, toi et ta famille, dans votre odyssée jusqu’en Allemagne, traversant six pays en six jours. Puis, en décembre, Céline et moi sommes allés vous rendre visite aux Pays-Bas avec le photographe Emmanuel Dunand pour voir comment vous vous en sortiez.

Tes parents et toi habitiez dans un parc d’expositions que les autorités néerlandaises avaient transformé en centre d’hébergement temporaire pour réfugiés. Vous en aviez fini avec les démarches administratives, et il ne vous restait plus qu’à attendre de savoir si vous alliez être ou non autorisés à rester dans le pays que vous aviez atteint au prix de tant de risques. Tu avais alors sept mois. Tu étais un bébé joyeux et plein d’entrain qui savait déjà dire « Mama » et « Baba » pour le plus grand bonheur d’Ahmad et Alia qui te regardaient grandir avec ravissement. Nous avons ri quand nous avons réalisé qu’à ton âge, tu avais déjà visité plus de pays que bien des adultes durant toute leur vie.

Parce que tu as pris un départ dans la vie aussi incroyable, j’ai décidé de t’écrire cette lettre pour commencer la nouvelle année. Je demanderai à tes parents, qui ont déplacé les montagnes pour te faire venir en Europe, de la mettre soigneusement de côté pour que tu puisses la lire quand tu seras plus grand.

Après votre arrivée aux Pays-Bas, vous avez été dirigés vers Leeuwarden, une petite ville dans le nord du pays, où le centre d’expositions reconverti a été votre première maison. Vous partagiez un box avec deux autres familles irakiennes. Il n’y avait ni porte, ni plafond. Le centre hébergeait environ 600 Syriens, Afghans et Irakiens, et tu étais le plus jeune d’entre eux. Alia nous disait que tu avais du mal à dormir la nuit, car il y avait tout le temps du bruit. Et à partir de sept heures du matin, quand les tubes fluorescents du centre s’allumaient, il n’était plus possible de dormir du tout.

La famille dans le box qu'elle partage avec d'autres réfugiés dans un palais des congrès transformé en centre d'hébergement temporaire à Leeuwarden, dans le nord des Pays-Bas, le 8 décembre 2015 (AFP / Emmanuel Dunand)

Pour tes parents, l’angoisse ne s’est pas éteinte en arrivant aux Pays-Bas. Les autorités ont mis cinq semaines à enregistrer votre demande d’asile. Ton père avait l’impression que le pays ne voulait pas de vous, qu’il voulait que vous partiez. Lors de notre visite, Alia et lui se sentaient pris au piège d’un processus administratif laborieux, labyrinthique, et sans âme.

Certes, l’essentiel était là : vous étiez nourris, logés. Mais tes parents avaient l’impression que leur nouvelle vie n’avait pas encore démarré, comme s’ils se trouvaient dans un no man’s land entre le cauchemar du passé et l’espoir du futur.

« Comment expliquer ça ? » me disait ton père. « C’est comme d’être un oiseau en cage. Il mange, il boit, mais il n’est pas heureux ».

Ahmad, Alia et Adam déjeunent dans un restaurant de Leeuwarden, aux Pays-Bas, le 9 décembre 2015 (AFP / Emmanuel Dunand)

Et puis, il y a eu les attentats de Paris, les 130 innocents massacrés à la terrasse de cafés et dans une salle de concert. Les auteurs de cette tuerie étaient aussi maléfiques que ceux de l’attentat de Bagdad qui, en 2014, vous avait jetés sur la route de l’exil. Malgré cela, tes parents ont tout de suite senti que l’attitude envers les demandeurs d’asile avait changé. Avant le 13 novembre, les passants qu’ils croisaient dans la rue leur disaient bonjour. Après le 13 novembre, ils ont arrêté de le faire.

A l’heure où j’écris, tes parents attendent la réponse des autorités néerlandaises à votre demande d’asile. Ils craignent en permanence qu’elle soit refusée, que vous soyez renvoyés en Irak. Malgré cette anxiété permanente, ils essayent de rester positifs. Ton père a commencé à apprendre le néerlandais avec un groupe d’autres réfugiés. Ta mère et quelques amies se rendent dans une « salle de maquillage » où elles se fardent et essayent différentes tenues pour garder le moral. Une fois par semaine, tes parents et toi allez déjeuner chez Mouni, un restaurant de kebabs populaire parmi les réfugiés dans le centre-ville de Leeuwarden. Ce n’est pas la même nourriture qu’en Irak, mais cela rappelle tout de même un peu le pays.

La famille se promène dans Leeuwarden, le 9 décembre 2015 (AFP / Emmanuel Dunand)

J’ai beau faire tous les efforts, je n’arrive pas à imaginer comment sera votre vie à tous les trois d’ici seulement quelques années. Mais après avoir vu l’énergie déployée par tes parents, que ce soit pour marcher sur la route des Balkans ou dans la monotonie de l’interminable procédure d’asile aux Pays-Bas, je suis persuadée que les choses pour vous ne pourront que s’arranger.

D’ici quelques années, tu seras à l’école, tu parleras néerlandais, sûrement arabe et peut-être aussi anglais. Tu seras un authentique et polyglotte citoyen du monde. En décembre, alors que nous prenions le thé à une terrasse de Leeuwarden et que nous évoquions ton avenir, les yeux d’Alia se sont illuminés en t’imaginant en écolier dans un pays sûr, loin des bombes et des persécutions de l’Irak.

Pendant une sortie au zoo organisée par des bénévoles pour les réfugiés à Leeuwarden, le 8 décembre 2015 (AFP / Emmanuel Dunand)

Dans les années à venir, vous devrez parfois affronter des difficultés. S’installer dans un pays d’Europe du Nord n’est pas chose aisée pour tes parents, qui sont arrivés ici au milieu de la pire crise migratoire depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Les Pays-Bas sont un endroit froid et humide pour eux, qui ont toujours vécu dans un pays chaud et sec. Ils ont tout vendu pour venir ici et doivent repartir de zéro. Ils sont mus par l’amour qu’ils te portent et qu’ils se portent entre eux. Et je suis sûre qu’en dépit des millions d’obstacles qui se dresseront devant vous sur le long chemin de l’intégration, ta famille s’en sortira. Tes parents ont l’esprit suffisamment fort, et il existe dans le monde suffisamment de gens bien pour que cela soit possible.

(AFP / Emmanuel Dunand)

Ah, une dernière pensée avant de terminer…

Tu dois croire que, parce que tu n’étais qu’un petit bébé à l’époque, tu n’as rien fait pour aider ta famille à se mettre en sécurité. Mais c’est tout le contraire: tu as joué un rôle capital! Comme un ange, tu as dormi tout au long de cette terrible nuit pendant laquelle nous avons suivi un passeur dans un champ de maïs dans le noir, à la frontière serbo-hongroise, un des épisodes les plus durs du voyage. Au cours de votre marche harassante de plus de 2.000 kilomètres, tu aimais sourire et jouer avec tes compagnons de route, comme si tu avais compris qu’un peu de tendresse les aiderait à continuer. Et tu nous as fait rire, surtout quand tu essayais de manger la bonnette bleue du micro de la caméra de l’AFP pendant les interviews. Ta vie, depuis le début, n’a été qu’une aventure. Tu es un survivant et quel que soit ton avenir, tu porteras toujours cette force en toi.

Dans Leeuwarden, le 9 décembre 2015 (AFP / Emmanuel Dunand)

Quelques jours après vous avoir quittés, alors que j’étais rentrée à Paris, ton père m’a envoyé un message pour me dire qu’on vous avait envoyé dans un nouvel hébergement – une chambre individuelle cette fois, dans un autre centre d’accueil. Ce n’était pas parfait, m’a-t-il dit, mais c’était déjà mieux. C’était votre sixième point de chute depuis votre arrivée aux Pays-Bas, imagine un peu !

Dans les moments difficiles, essaye de te rappeler de ce que ton père nous disait à cette terrasse de Leeuwarden : « si on perd espoir dans la vie, il ne peut pas y avoir de vie ». Je vous souhaite, à tous les trois, une merveilleuse vie. Je ne connais personne qui ne le mérite plus.

Avec tout mon amour,

Serene

(Ce texte a été traduit de l'anglais par Roland de Courson à Paris).

(AFP / Emmanuel Dunand)
Serene Assir