François Mitterrand à Dijon pendant un meeting avant l'élection présidentielle de 1974 (AFP / Jean-Claude Delmas)

La mort de Mitterrand : de l’arrière à la première ligne

PARIS, 5 janvier 2016 - Ce 8 janvier 1996, quand j'arrive au siège de l’AFP place de la Bourse, je sais que je vais avoir du boulot.

Je suis l'un des deux adjoints du chef du service politique de l'agence depuis tout juste un mois et le président Jacques Chirac doit présenter ses vœux à la presse à onze heures à l'Elysée. Ces « vœux » sont une institution de la vie politique française. On y croise les confrères que l'on n'a pas vu depuis des mois, mais aussi les éditorialistes, les pointures du métier que l'on ne voit jamais sur le terrain mais qui ne manqueraient pour rien au monde ce rendez-vous annuel, un peu mondain, où le président de la République serre cordialement la main de ses invités. Il faut avoir vu ça au moins une fois dans sa vie professionnelle. Ce n'est pas tous les jours que le chef de l'Etat dit aux journalistes qu'ils font un métier formidable et que, tant qu'il sera en fonction, ils auront accès à toutes les informations concernant la présidence dont ils ont besoin…

Mais pour l'AFP, c'est d'abord une grosse couverture à organiser. Jacques Chirac va s'exprimer devant la presse internationale huit mois après son élection et l'actualité est riche, entre la reprise des essais nucléaires en juin, l'engagement des forces françaises en Bosnie et les premières mesures économiques du septennat. Il va falloir sortir en rafale des « urgents », des « leads », annoncer des papiers aux rédactions… Dernier arrivé dans le service, je resterai au bureau pour relire la copie. Je ne suis même pas sur les listings de la présidence et je n'ai pas reçu d'invitation.

Quelques collègues passent à l'agence avant de filer à l'Elysée. Le service politique se vide vers 10 heures. Avec moi, pour assurer la permanence, il n’y a pratiquement plus que Dominique Brulé, qui est chargée des écoutes du matin, et l'assistante de rédaction.

Cela commence vers 10h20, par un premier appel d'une rédaction.

- Il paraît que Mitterrand est mort. Vous êtes au courant ?

Pas de problème, on vérifie.

François Mitterrand prend la parole à Mulhouse au dernier jour de la campagne électorale avant le second tour de la présidentielle, le 8 mai 1981 (AFP / Jean-Claude Delmas)

Les rumeurs sur la mort de François Mitterrand n'en finissent pas depuis qu'il a quitté le pouvoir le 17 mai. Tout le monde sait qu'il est malade et que son état se dégrade rapidement. Mais tout ce qui touche à sa santé a donné lieu à tant de mensonges, depuis tant d'années, qu'il faut se méfier de tout. Prudence, donc.

Fascination pour le personnage

Dans la cour de l'Elysée, le bruit se répand parmi les journalistes qui franchissent les contrôles de sécurité. Cette fois, cela semble sérieux. Chacun essaie de joindre ses sources et une question commence à tourner : est-ce qu'on rentre tout de suite ou est-ce qu'on attend ce que va dire Chirac ? En quelques minutes, quelque chose vient de basculer. Et au service politique, la petite équipe qui devait assurer l'intendance pendant les vœux présidentiels se retrouve en première ligne.

François Mitterrand arrive au siège du Parti socialiste à Paris après sa victoire au second tour de la présidentielle, le 11 mai 1981 (AFP / Michel Clément)

Pour comprendre ce qui nous tombe dessus, il faut se souvenir de ce que François Mitterrand représente dans ces années-là. Premier président de gauche élu sous la Vème République, en 1981, il a passé quatorze ans à l'Elysée et compte parmi les grands dirigeants de la planète. En France, il fait l'objet d'une sorte de culte, même si son étoile a pâli dans les dernières années de son second mandat. Des intellectuels, des artistes, des politiques, des journalistes aussi, ont cédé à la fascination du pouvoir et du personnage et renoncé à tout esprit critique (certains de toutes façons n'en avaient pas beaucoup au départ).

La rumeur de sa mort tous les trois jours

Autant dire que l'AFP se doit d'être la première à annoncer son décès. Tout est prévu d'ailleurs. En cas d'alerte, je dois appeler Pierre Favier. Pierre est un pilier du service politique (qu’il dirigera ensuite de 2000 à 2005), il a couvert les deux septennats de Mitterrand pour l'agence et a souvent servi de confident au vieux président qu'il a continué de voir après son départ de l'Elysée. Ils ont encore déjeuné en tête-à-tête le 9 novembre. Il l'a appelé la veille, le dimanche 7 janvier, mais François Mitterrand, trop fatigué, n'a pas pu le prendre au téléphone.

François Mitterrand et les journalistes de l'AFP accrédités à l'Elysée Pierre Favier (à gauche) et Michel Martin Roland (à droite) en février 1988 (AFP / Daniel Janin)

Depuis quelques mois, la mort de Mitterrand est même devenue sa principale préoccupation. « La rumeur de sa mort, c'était tous les trois jours. On nous disait : il est mort, il est en train de mourir… », se souvient-il. « L'AFP m'avait dit : "au moment où il meurt il faut que tu sois prévenu et que tu nous alertes tout de suite ". J'avais tapé un "flash " à la machine à écrire, puis un "bulletin ", puis un "urgent ", sur une feuille de papier. Je me disais depuis des mois : on va me l'annoncer et j'aurai du mal à trouver un téléphone, il ne faut pas que je perde vingt secondes. Et partout où j'allais, j'avais cette feuille sur moi, avec mon flash et mon bulletin dans ma poche ».

Beeper

Pierre Favier a un deal avec les secrétaires de François Mitterrand, en particulier avec l'une d'entre elles qui l'a suivi avenue Frédéric le Play, près de l'Ecole militaire, où l'ancien président s'est installé six mois plus tôt. « Je leur avais dit : il faut absolument me beeper dès qu'il est mort, parce que je ne dois pas perdre une minute. J'appelais de temps en temps, je me demandais toujours si j'allais être le premier ».

François Mitterrand en visite officielle à Abidjan, le 21 mai 1982 (AFP)

Bref, c'est Pierre Favier qui, grâce à ses contacts, doit nous permettre de sortir l'information. Le problème, c’est que ce jour-là, il n'est ni à l'agence, ni à l'Elysée. Il est en disponibilité depuis quelques semaines pour travailler au dernier tome de l'imposante « Décennie Mitterrand » qu'il écrit avec Michel Martin-Roland, un autre journaliste de l'agence. Les téléphones portables commencent tout juste à circuler et tous les journalistes n'en sont pas dotés. Je l'appelle dès la première alerte sur son « beeper », un boîtier qui ne lui indique que le numéro d'appel. A partir de là, il doit trouver un téléphone fixe. Il utilise celui de Jean-Louis Bianco, un ancien secrétaire général de l'Elysée qu'il est en train d'interviewer. Mais ça prend forcément un peu de temps.

- Il paraît que Mitterrand est mort.

Pierre appelle immédiatement le secrétariat de l'ancien président, mais c'est l'un des agents chargés de sa sécurité qui décroche : « Je lui dis : on me dit que le président est mort, est-ce que je peux parler à sa secrétaire ? Il me répond : on va vous rappeler très vite ».

François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl à Douaumont, près de Verdun, le 22 septembre 1984 (AFP / Marcel Mochet)

Et il m'appelle pour me tenir au courant :

- J'ai eu son secrétariat, ils me rappellent.

Ce qui laisse peu de doute sur la suite des événements. J'ai déjà compris que je vais vivre quelques une des minutes les plus longues de ma vie.

Si François Mitterrand est mort, les grands services de l'Etat, l'Elysée, Matignon, doivent être au courant, bien sûr. Mais Mitterrand n'est plus président de la République et c'est à sa famille, à son secrétariat particulier, d'annoncer son décès une fois que ses proches auront été prévenus.

Mitterrand s'adresse aux journalistes dans la cour de l'Elysée après avoir nommé Jacques Chirac Premier ministre, le 19 mars 1986 (AFP / Michel Clément)

Nouveau coup de fil d'une rédaction.

- Il paraît que Mitterrand est mort.

Décidément, ça devient une fixation !

La tension monte d'un cran et les appels se font de plus en plus pressants. Rester zen au téléphone quand tout le monde vous appelle sur la ligne fixe sur laquelle on doit vous annoncer d'une seconde à l'autre la mort de François Mitterrand exige un gros travail sur soi-même. J'ai déjà quelques cheveux blancs à l'époque, ce n'est pas avec des plans comme ça que ça va s'arranger!

Au Politique, les rares personnes présentes sont calmes et concentrées. On appelle d'autres sources possibles, d'anciens ministres, Matignon, des proches de Mitterrand – « lui, il doit être au courant », pense-t-on. Mais au mieux les téléphones sonnent dans le vide.

Notre dispositif est calé, mais l'info peut fuiter de n'importe où. Les agences ont alors pour priorité absolue d'annoncer les informations en premier. Internet n'en est qu'à ses débuts, il n'y a pas de tweets, de réseaux sociaux pour annoncer tout et n'importe quoi, et la concurrence est féroce. Elle est sanctionnée sur chaque événement important par le « pointage horaire », qui nous indique à la minute près quand chacune des trois grandes agences (Reuters, Associated Press et l’AFP) a diffusé une information. Une minute, deux minutes de retard, et il faut s'expliquer, décortiquer ce qui n'a pas fonctionné.

Et Pierre qui ne me rappelle pas! Forcément, puisqu'il attend lui-même qu'on le rappelle et qu'il doit être aussi à cran que moi.

François Mitterrand, président en exercice, et Jacques Chirac, président élu, assistent à la finale de la coupe de France de football entre le Paris Saint-Germain et le RC Strasbourg, le 13 mai 1995 au Parc des Princes à Paris (AFP / Pascal Pavani)

Un peu après 10H30, Yvan Chemla, le directeur de l'information de l'agence, descend au service politique. La rumeur est remontée jusqu'à lui et il est bien placé pour évaluer la situation.

- Alors, où on en est, M. Chabrol ?

J'aime bien ce « on », qui dit clairement que nous sommes sur le même bateau. Il sait mieux que moi que l'agence NE PEUT PAS ne pas être la première à annoncer la mort de François Mitterrand qui a dirigé la France pendant quatorze ans. Je vois à son regard que ce n'est même pas la peine d'y penser. L'enjeu est énorme, en termes d'image, de crédibilité.

En attendant, je saute sur le téléphone dès la première sonnerie. Mais c'est encore un confrère qui veut se renseigner. Puis, un autre service de l'agence qui veut savoir où on en est.

Les minutes sont interminables. Jusqu'à ce que Pierre me rappelle.

- Mitterrand est mort, je viens d'avoir son secrétariat, on peut l'annoncer.

Jacques Chirac regarde s'éloigner son prédécesseur à l'Elysée François Mitterrand à l'issue de la cérémonie de passation des pouvoirs, le 17 mai 1995 à Paris (AFP / Gérard Julien)

Je rédige le « flash », cette dépêche de quelques mots que l’on ne publie que très rarement, pour les événements d’importance capitale. Une demi-douzaine de personnes sont penchées sur mon épaule : « Mitterrand est mort, annonce son secrétariat ». A 10h55, le desk diffuse l’information dans le monde entier. Et merde! Dans le feu de l’action, j'ai oublié de mettre mes initiales en bas de cette dépêche historique. Pas de souci, je me rattraperai sur les celles qui suivront.

Quand on lui a annoncé le décès de François Mitterrand, plus tôt dans la matinée, Jacques Chirac s'est rendu avenue Frédéric le Play  pour rendre hommage à son prédécesseur. Pierre se souvient de ce moment où son téléphone a enfin sonné : « Quand il sort, la secrétaire de Mitterrand m'appelle et me dit : le président Chirac vient de sortir de l'immeuble, je t'annonce que François Mitterrand est mort ce matin. J'ai sorti la feuille qui était dans ma poche depuis des semaines pour te dicter ce qui était prêt ». Quelqu'un dans la chaîne de décision avait probablement exigé que l'on attende que Jacques Chirac ait quitté les lieux avant de lâcher la meute des journalistes sur l’avenue Frédéric le Play.

A ce moment, il faut organiser la couverture. Diffuser le dossier que le service de documentation de l’AFP a préparé. La biographie de Mitterrand, un portrait, la chronologie d'un demi-siècle de vie politique, dont quatorze ans à la tête de l'Etat, des dizaines d’autres papiers… Des reporters du service des informations générales sont déjà partis à son domicile de la rue de Bièvre, au siège du Parti socialiste, et dans tous les hauts lieux de la « Mitterrandie ».

Les obsèques de Mitterrand à la une des journaux français le 12 janvier 1996 (AFP)

Le dispositif se met en place, mais on n'est pas tiré d'affaire pour autant. On attend encore le fameux « pointage horaire » qui nous dira comment ça s'est réellement passé. Et le verdict tombe quelques minutes plus tard : l'AFP a bien donné l'information en premier. Les autres agences arrivent tout de suite après. Les confrères se sont démenés comme nous pendant plus d'une demi-heure pour tenter d'avoir confirmation. Et quand l'AFP a mis l'information sur ses fils, les radios et les télés, France Info en tête, l'ont diffusée immédiatement. A partir de là, elle circule partout dans le monde.

A l'Elysée, Jacques Chirac annonce lui-même la nouvelle vers 11 heures : « Le président François Mitterrand nous a quittés ce matin. Je viens de le saluer une dernière fois… » Il annule aussitôt ses vœux, donnant le signal du départ à des centaines de journalistes qui se précipitent en taxi, en métro, en courant, vers leurs rédactions. Les petits fours et les plats cuisinés du buffet de l’Elysée, prévu pour plus de 500 personnes, iront améliorer l'ordinaire des maisons de retraite.

Obsèques de François Mitterrand à Jarnac, le 11 janvier 1996 (AFP / Derrick Ceyrac)

Des confrères de l'agence sont de retour au service politique vers 11h30 : « Alors, comment ça s'est passé ? Comment ça s'est passé ? » Je prends l'air étonné de celui qui ne comprend pas la question : « Bien. Pourquoi ? »

Le lendemain, Pierre Favier fait partie, avec Michel Martin-Roland, des quelques personnes autorisées à voir François Mitterrand sur son lit de mort, dont l'ancien président - qui ne laissait rien au hasard - a soigneusement dressé la liste. Il me transmet des éléments par téléphone. Ça reste très digne. Les traits du visage, la position des mains… Un portrait de Saint François d'Assise accroché au mur impressionne les visiteurs. Je demande à Pierre de me décrire la chambre, ce qu'il y avait sur la table de chevet. Il a aperçu un livre avec deux noms sur la couverture, Gide et « Madeleine ». Quel peut bien être cet ouvrage ? Je vérifie avec les moyens de l'époque, je cherche André Gide, sa vie, son œuvre, dans le Quid et les dictionnaires… Madeleine était la cousine et l’épouse de Gide, mais ce prénom ne semble correspondre à aucun livre connu. Tant pis pour la « touche couleur » : si on n'est pas sûr, on laisse tomber.

Mazarine Pingeot, la fille de François Mitterrand, est réconfortée par sa mère Anne Pingeot pendant l'enterrement de l'ancien président à Jarnac, le 11 janvier 1996 (AFP / Derrick Ceyrac)

Dans les jours qui suivent, l'attention va se concentrer sur trois événements qui vont contribuer à la légende de François Mitterrand. La présence de sa « deuxième famille », Anne Pingeot et sa fille Mazarine, à ses obsèques le 11 janvier en Charente, qui fera les gros titres de la presse internationale. La photo « volée » de l'ex-président sur son lit de mort, publiée cinq jours après dans Paris Match. Et le livre du docteur Claude Gubler, « Le grand secret », paru le 16 janvier et retiré de la vente deux jours plus tard à la demande de la famille, dans lequel le médecin personnel du président écrit qu'un cancer de la prostate avait été diagnostiqué chez Mitterrand peu après son élection et que ce qui a été dit ensuite sur le sujet, les visites, les bulletins médicaux, relevait « du mensonge généralisé ». Ce qui justifie a posteriori l'extrême prudence avec laquelle il fallait traiter tout ce qui touchait à sa santé, et bien sûr à son décès. 

Dans les semaines qui suivent, la presse écrite consacre des milliers de pages à la mort de François Mitterrand, les radios et les télés des centaines d'heures d'émission. Des livres sur lui sortiront par dizaines les mois suivants et cela continue vingt ans après. Mais pour des agenciers, ce sont ces trois premiers mots, « Mitterrand est mort », qui comptent le plus et sont les plus difficiles à sortir.

Cette histoire de livre me tourne dans la tête. Qu'est-ce que ça pouvait bien être ce bouquin sur la table de François Mitterrand dans les derniers jours de sa vie?  Je cherche et je crois que je finis par trouver. Ce n'était pas un roman, comme je l'ai d'abord cru, mais la biographie de l'épouse de l'écrivain, intitulée tout simplement « Madeleine Gide », parue deux ans plus tôt aux éditions Robert Laffont. Gide, prix Nobel en 1947, est un auteur majeur de sa génération. Et c'est vraisemblablement le dernier livre que ce passionné de littérature a eu entre les mains. La voilà, la « touche couleur » ! Exclusive, vingt ans après.

Dominique Chabrol est journaliste au service politique de l'AFP.

Baltik, le labrador de Mitterrand, est tenu par un ancien garde du corps du président pendant l'enterrement à Jarnac, le 11 janvier 1996 (AFP / Joël Robine)