Le dernier survivant
Grand-Lahou (Côte d'Ivoire) -- En voulant fuir le bruit infernal de la mégalopole abidjanaise et de ses nombreux embouteillages, je suis tombé sur le dernier occupant de « l’île aux chimpanzés », Ponso. Mon petit voyage d’agrément s’est transformé en reportage après avoir réveillé les lointains souvenirs d’un collègue photographe.
Pour mes vacances d’août j’ai voulu retourner à Grand-Lahou, une petite ville sur l'Atlantique, dont une partie a été ensevelie par les flots et l'érosion côtière. Cette bande de terre au milieu de l'eau me semblait le cadre idéal pour fuir le stress et surtout profiter de la mer, moins agitée, et de sa plage moins fréquentée que Grand-Bassam, la station balnéaire, proche d'Abidjan.
Comme je suis féru d'histoire et amoureux de la nature, c’est aussi l'occasion de découvrir le vieux "Lahou", l’ancien comptoir où des missionnaires blancs débarquèrent en 1920 pour évangéliser l'ouest ivoirien.
Avec ma voiture, je relie sous un soleil radieux les 152 kilomètres qui séparent Abidjan et Grand-Lahou. A l'hôtel "Le Ravin", je rencontre la propriétaire, Françoise Stephenson, une franco-américaine installée là depuis 1990.
La sexagénaire me raconte son arrivée comme vacancière dans cette belle cité et me fait part des merveilles touristiques à découvrir. Je me rendrai compte plus tard qu’elle joue un rôle dans l’histoire de Ponso.
Je me rends à Lahou Kpanda, le village de l'autre côté de la lagune, connu comme le "vieux Lahou". Objectif du vacancier que je suis: ramasser des coquillages et objets anciens,notamment des bouteilles de limonades et des vases en porcelaine datant des années 1940 que rejettent l’océan et revoir les vieilles pierres et maisons coloniales menacées par les flots.
Chemin faisant, je remarque un panneau de bois invitant à découvrir "l'île aux chimpanzés ». Accroché à une maisonnette, il est barré d'une large flèche indiquant la direction à suivre.
Très intrigué, je m'empresse à rejoindre l'endroit: un cul-de-sac cahoteux débouchant sur le fleuve. Il abrite un restaurant en paille à l'abandon, à côté d'une maison.
Tout à coup un cri se fait entendre.
Sur une petite île, à quelques dizaines de mètres à peine, un énorme chimpanzé et un jeune homme de 20 ans se donnent des accolades et jouent sans se préoccuper de ce qui les entoure.
La fascination pour ce spectacle insolite se mêle à une légitime curiosité journalistique. J'attends le retour de ce jeune homme -Junior, comme je l'apprendrai par la suite-, pour qu'il m'en dise plus sur sa relation fusionnelle avec cet animal.
C’est son père, Germain, 60 ans, qui me raconte l'histoire de ce grand singe solitaire, que l’on imagine abandonné là, ou même puni. Il faisait partie d’un groupe de 20 primates arrivés en 1993 du Liberia, utilisés pour une recherche médicale sur le cancer. Ils se sont adaptés au fil des années à leur nouveau habitat sans être inquiétés, ni par les riverains, ni par des chasseurs.
Le père de Germain qui les avait accueillis sur l'île, avait été formé à les entretenir, les soigner et les protéger.
L’histoire réveille des souvenirs.
J'appelle aussitôt mon collègue photographe Issouf Sanogo, qui me rafraichit la mémoire. Dans les années 1990, nous avons effectué ensemble un reportage sur l'immense parc forestier d'Azagny, qui jouxte l'île sur laquelle vit Ponso. Aidés par des agents des eaux et forêt nous avons navigué sur le fleuve et approché l'île où étaient alors réfugiés une dizaine de ces primates.
Issouf est surpris d’apprendre qu'il reste un unique survivant!
Le premier protecteur des singes, le père de Germain, a constaté leur disparition progressive, avec des morts subites et inexpliquées, et malgré le suivi des chercheurs qui les avaient transférés là.
On a soupçonné des morsures de serpents, qui infestent cette forêt dense et inhospitalière, ou encore des braconniers, la chair de chimpanzé étant prisée par de nombreux Ivoiriens.
Toujours est-il qu’ils n’étaient plus que quatre à vivre sur l'île au début des années 2010.
Après le décès de son père, qui a pris soin de le former à l’apprivoisement de ces animaux, Germain vit un drame en 2015, quand les chimpanzés dont il assurait la protection vont subitement mourir à leur tour, pour ne laisser qu'un survivant: Ponso.
Ponso a porté le deuil de sa famille pendant trois jours, refusant de manger et rejetant toutes les visites, selon le témoignage de son guide. Il s'était renfermé dans une solitude profonde.
Ce n’est pas qu’une belle histoire. Ponso est attachant bien sûr, mais son sort reflète aussi la disparition dramatique des chimpanzés dans un pays qui en comptait la plus grande population en Afrique.
Estimé à "plus de 15.000" en 2002, le nombre de ceux vivant dans les forêts tropicales le long de la frontière entre la Côte d'Ivoire et le Liberia a plongé ces dernières années pour atteindre "moins de 1.000", selon les chiffres de la Fondation pour les chimpanzés sauvages de la WCF.
La zone a été sinistrée par des années de guerre civile au Liberia (1989-2003, quelque 250.000 morts), contribuant ainsi à la disparition de ces singes, avec le braconnage et la destruction de leur habitat naturel, conséquence de déboisements sauvages et incontrôlés.
Revenu à l’hôtel tenu par Françoise Stephenson, je découvre son rôle dans l'histoire de Ponso quand elle sort un album photos où il figure à ses côtés. Amère, elle m’explique avoir plaidé pour qu'on lui envoie deux autres congénères.
L’aventure a tourné court. Ponso les a tués car il ne les admettait pas comme membres de sa famille. Les chimpanzés ont une organisation sociale bien hiérarchisée. Ce sont des animaux territoriaux, qui vivent en clan. En matière d’intrus ils ne tolèrent généralement que les femelles.
Sans se décourager, Françoise a pris la tête d'un comité de sauvegarde des chimpanzés. Elle a convaincu la vétérinaire française, spécialiste des primates, Estelle Ramada de s'occuper de Ponso. Avec Germain, Estelle a permis de maintenir en vie le vieux singe solitaire.
Deux semaines plus tard après ma rencontre avec Germain et Françoise, je retourne à Grand Lahou, non plus en qualité que vacancier mais de reporter avec mes collègues Issouf Sanogo et Évelyne Aka de la vidéo.
Le temps d'une interview et d'un reportage, je me suis tout de suite pris d'affection pour Ponso. Sa solitude dans cette végétation luxuriante m'a considérablement attristé. J'ai aussi compris que ce singe dont on dit qu'il partage 90% de nos gènes avait aussi besoin de tendresse, d'amour et de considération.
Pour moi, le projet initial devrait consister à la création d'un sanctuaire pour abriter ces primates, au lieu d'un île qui s'est avérée dangereuse voire meurtrière.
Interviewer Germain est chose aisée, mais filmer Ponso est une autre histoire. Il faut s'approcher de l'île en canoé alors que la plupart des membres de l'équipe ne savent pas nager!!! Seule une minorité d'Ivoiriens le sait, la natation n'étant pas enseignée à l'école.
Ponso brise une branche dans un grand éclat de bruit qui fait sursauter Evelyne et Issouf, sur la barque qui se met aussitôt à tanguer. C'est la "peur de sa vie" pour Evelyne qui a quand même connu les violences postélectorales dans le pays en 2010-2011.
Mais c'est avec un grand sourire aux lèvres que nous regagnons la terre ferme, convaincus d'avoir réalisé une "mission impossible".