Une image de feu le roi Bhumibol Adulyadej, posée contre le mur du Grand palais à Bangkok, le 16 octobre 2016, trois jours après l'annonce de son décès. (AFP / Roberto Schmidt)

Assujettie aux funérailles royales

Bangkok --  300.000 personnes dans les rues de Bangkok… Une révolution ? Non, les funérailles du « père royal », comme la propagande de la junte militaire ultra-royaliste au pouvoir depuis trois ans présente feu le roi Bhumibol.

J’ai le sentiment, face à l’écran de télévision allumé en permanence dans la rédaction d’être littéralement assujettie, réduite à l’état de sujet. Comme ces milliers de Thaïlandais prosternés au sol, faisant littéralement corps avec l’asphalte, le long du parcours.

Pendant la procession de transfert des reliques et des cendres du roi Bhumibol du Grand palais vers un temple de Bangkok, 29 octobre 2017. (AFP / Ye Aung Thu)

 

Soldats en habits traditionnels avançant à un pas d'une lenteur extrême des heures durant, psalmodies de moines qui me restent en tête... 

J’ai l’impression d’être coincée à regarder les images, retransmises en direct, de ces cérémonies qui ont duré des jours, les journaux n’évoquant plus aucun autre sujet. Déjà en temps normal des évènements comme la crise de Catalogne semblent bien lointains, alors là…

Ce sentiment d’oppression est renforcé par le fait que mes marges de manœuvre pour raconter les enjeux de la succession royale sont limitées.

La monarchie de Thaïlande est protégée par une des lois de lèse-majesté les plus strictes au monde. Les transgresser se paie en longues années de prison. Cela incite les médias internationaux comme l’AFP, avec des rédactions basées dans le pays, à la plus grande prudence.

 

Un jeune Thaïlandais qui avait simplement posté sur Facebook un portrait de la BBC en langue thaïe du nouveau roi, Maha Vajiralongkorn, est emprisonné depuis l’an dernier. Comme tant d’autres.

Que retiendra l’Histoire – ou plus modestement le lecteur et téléspectateur étranger - de ces funérailles ?

Une débauche de dorure, des centaines de créatures de la mythologie bouddhiste et hindouiste ceinturant un crématorium culminant à 50 mètres. Une urne transportée sur un palanquin, avec deux hommes couronnés de drôles de chapeaux pointus de chaque côté, les médecins qui ont soigné pendant des années le roi Bhumibol.

Le nouveau roi arrivant dans sa Rolls-Royce, en habit d’apparat rouge.

L'urne royale censée contenir la dépouille du roi Bhumibol est transportée en procession vers le lieu de sa crémation, à Bangkok, le 26 octobre 2017. Le personnage en chapeau pointu blanc est un des médecins de l'ex-souverain. (AFP / Roberto Schmidt)

 

Des images très photogéniques et « exotiques » qu’il serait intéressant de décrire, en les replaçant dans le contexte, me conseille ma rédactrice en chef à Paris, après avoir suivi en direct le début de la cérémonie. Elle n’en revient pas que les conseillers du palais aux cheveux blancs se mettent à genoux devant le roi et reculent dans la même position.

Les préposés au cérémonial funéraire s’allongent sur le sol et rampent. Morts ou vivants, les rois de Thaïlande sont des surhommes.

Je décris donc ce cérémonial, qui m'avait, comme tous les Occidentaux, fascinée à mon arrivée ici. J’avais été très impressionnée par une photo de l'ex-Première ministre Yingluck Shinawatra, allongée au sol dans une pose fœtale, face à un portrait du roi Bhumibol.

Le 6 octobre 2014, l'ex-Première ministre Yingluck Shinawatra se prosterne devant la photo du roi Bhumibol, dans l'hôpital Siriraj de Bangkok où ce dernier est hospitalisé pour une opération de la vessie. (AFP / Christophe Archambault)
Capture d'écran de la télévision thaïlandaise, le 1er décembre 2016, montrant le Premier ministre Prayuth Chan-Ocha, à genoux au milieu avec une écharpe bleue et levant la tête tout en se prosternant devant son souverain, Maha Vajiralongkorn, intronisé le jour même. (AFP / Stringer)

 

 

Mais aujourd’hui, « l'exotisme » de la scène me laisse froide. Car elle me rappelle tout ce que cela implique d’immobilisme dans une société où les voix discordantes n’ont guère de place pour s’exprimer, surtout depuis le coup d’Etat ultra-royaliste de mai 2014.

A part un jeune activiste ayant posté sur Facebook qu’il allait « mettre une chemise rouge (couleur de l’opposition) et faire quelque chose d’impensable » le jour de la crémation, personne n’a osé remettre en question la démesure de ce deuil d’un an, son coût, son impact mental…

L’activiste a reçu une visite des forces de l’ordre et s’est vu recommander quelques jours au vert hors de Bangkok, a révélé l’ONG Thai Lawyers for Human Rights. Elle est une source indispensable pour se tenir au courant des arrestations et des procès pour lèse-majesté, souvent tenus en catimini.

Une foule est massée aux abords du Grand palais, le 16 octobre 2016, vêtue de noir en signe de respect après le décès du roi Bhumibol. (AFP / Roberto Schmidt)

 

Je pense à cette jeune femme emprisonnée à Chiang Mai, Sasiwimon, condamnée à 28 ans de prison en 2015 pour des commentaires jugés comme insultant la monarchie. Elle a deux jeunes enfants et personne ici ne parle de son sort et des autres condamnés sur des accusations similaires, à part quelques ONG et médias comme le site d’information en ligne Prachatai. Sa rédactrice en chef, Chiranuch Premchaiporn, est elle-même inquiétée pour lèse-majesté.

Le crématorium bâti pour la cérémonie funéraire du roi Bhumibol, le 17 octobre 2017. Il a mobilisé les meilleurs artisans du pays pendant des mois. (AFP / Roberto Schmidt)

Quelques jours avant la crémation, je suis allée interviewer Sulak Sivaraksa, philosophe bouddhiste de 85 ans qui risque d’être emprisonné au même motif dans quelques semaines pour avoir osé mettre en doute la version officielle d’une bataille du XVIe siècle selon laquelle le roi de l’époque avait tué son adversaire birman lors d’un combat à dos d’éléphant.

On pourrait en rire, mais Sulak, rare intellectuel à oser parler,  est inquiet et me demande à ce que ses paroles restent en off… Tout juste accepte-t-il d’être cité sur le fait que, si désormais même les rois des temps passés sont protégés par la loi de lèse-majesté, les historiens ne peuvent plus faire leur travail… 

Dans un pays où critiquer le chien du défunt roi conduit en prison, il a raison d’être inquiet... Le fameux chien est d’ailleurs en bonne place au sommet du crématorium : sa statue était posée à côté du cercueil de son maître.

La veille de la crémation, je poursuis donc ma tournée des analystes susceptibles d’éclairer la signification de l’événement. J’essuie des refus. David Streckfuss, un historien spécialiste des questions de lèse-majesté, basé en Thaïlande, accepte de me répondre. Il me dicte mot à mot ses commentaires, change un mot çà et là pour être sûr que sa formulation soit assez prudente. Une précaution que je trouverais infantilisante dans d’autres circonstances, mais que je comprends ici.

Une femme tient une photo du roi nouvellement intronisé, Maha Vajiralongkorn, près du Grand palais à Bangkok, le 2 décembre 2016. (AFP / Lillian Suwanrumpha)

Il évoque le fait que d’autres monarchies, comme en Angleterre, ont pu évoluer car elles ont su être ouvertes aux critiques de la société civile. Rien de tel en Thaïlande, où même dans la sphère privée, les Thaïlandais sont extrêmement prudents, car tout un chacun peut dénoncer son voisin : un frère, un chauffeur de taxi…

Les photos du nouveau roi dans des tenues extravagantes en Allemagne, où il vit la plupart du temps, ont fait les choux gras des télévisions allemandes. Ici, tous les Thaïlandais ont vu ces photos, notamment celle prise sur le tarmac de l’aéroport de Munich.

En Thaïlande, les sites de journaux étrangers comme le Daily mail, qui ont osé publier des photos embarrassantes sont bloqués: apparaît à la place de leur page d’accueil une page blanche avec un sceau du ministère de l’Economie numérique. 

«Le jour où la Nation s’est arrêtée », titrait le journal The Nation au lendemain de la crémation.  Moi, j’ai l’impression que c’est depuis un an que la Thaïlande s’est figée, quand le roi est mort, - la tradition voulant que la crémation ait lieu de longs mois après le décès du souverain-.

Dans le métro, attente d'une rame, devant un portrait du roi Maha Vajiralongkom, le 30 octobre 2017. (AFP / Roberto Schmidt)

Plusieurs semaines avant les funérailles déjà, les écrans publicitaires qui d’habitude diffusent des spots publicitaires criards et colorés dans chaque rame de métro, sur des musiques pétillantes, ont commencé à passer en boucle des interviews en noir et blanc de personnalités vantant les louanges du défunt roi, sur une musique de saxophone lugubre.

Ce deuil collectif n’est pas le mien.

Je ne suis pas thaïlandaise, je n’ai pas été éduquée dans des écoles où le portrait du roi était partout, où mes professeurs le donnaient en exemple pour tout, de la façon de cultiver ses légumes à celle d’être un bon bouddhiste.

Et je ne peux pas m’empêcher, vivant depuis plus de quatre ans en Thaïlande, de trouver suspectes les expressions de chagrin collectif, surtout dans un pays où les instances démocratiques ont été confisquées.

Je repense soudain à cette vieille dissidente soviétique qui, dans une interview à une consoeur de l’AFP du bureau de Moscou à l’époque où j’y travaillais, expliquait avoir pleuré à la mort de Staline.

Le chagrin répond à un nœud d’émotions qui échappent à la rationalité. Alors oui, quand on a grandi avec cette image du roi Père de la Nation, je comprends que l’on puisse ressentir un chagrin sincère, un sentiment de perte et de vide. Et qu’on fasse corps avec la terre, en larmes.  

Mais pour nous le cortège funéraire, au milieu duquel marchait le roi Vajiralongkorn, a aussi été une rarissime occasion de l’approcher.

Habituellement, seuls les photographes officiels du palais ont ce privilège: on les voit aux «Nouvelles royales », diffusées tous les soirs à 20:00 à la télévision, prenant des photos, agenouillés de façon à ne surtout pas être plus hauts que le souverain. La rapidité avec laquelle ils arrivent à se déplacer tout en faisant des photos, m’a longtemps amusée. Je me demande encore s’ils suivent un entraînement spécial ou portent des genouillères sous leurs pantalons. 

Le roi Maha Vajiralongkorn lors de la procession funéraire de son père, feu le roi Bhumibol Adulyadej, à Bangkok, le 26 octobre 2017. (AFP / Anthony Wallace)
Prosternation au passage du convoi du roi Maha Vajiralongkorn, qui va participer aux cérémonies de funérailles de son père, le 27 octobre 2017. (AFP / Anthony Wallace)

 

 

Pour pouvoir couvrir les funérailles royales, les photographes et journalistes télé de l’AFP ont dû montrer patte blanche et lisser leur image.

Quand la photographe américano-thaïe du bureau, de retour d’une réunion avec les responsables du protocole, nous a annoncé que deux journalistes de la rédaction devraient se raser la barbe pour l’un et se faire couper les cheveux pour l’autre, j’ai d’abord cru à une mauvaise blague… Nos collègues, anglais et colombien, se sont pliés de bonne grâce à cette recommandation. Tout comme ils ont gardé une posture respectueuse, pendant des heures, sur leurs stands dédiés, en costume noir par une chaleur de plomb.

Le long du parcours, des responsables du protocole faisaient exécuter des « waï » (le salut thaï, mains placées paume contre paume devant le visage) à la foule, y compris aux journalistes, me raconte Reuben Easey, le coordinateur vidéo du bureau. Ils avaient dû se mettre en place dès le milieu de la nuit, pour une cérémonie débutée au petit matin et qui s’est finie après 23H00…

 

Le palais est une machine bien huilée : ici pas de fuite, c’est un monde à part, qui dicte son calendrier.  Ce qui est fascinant avec la famille royale de Thaïlande, c’est la façon dont les messages sont envoyés de façon subliminale.

Quand le roi Maha Vajiralongkorn a divorcé de la princesse Srirasmi en 2014, le premier signe avant-coureur avait été sa disparition du générique de lancement des Nouvelles royales du soir, dans lequel les visages des membres de la famille royale se succèdent dans des médaillons dorés. Cela m’a là encore rappelé l’URSS, avec les photos retouchées de Staline, où ses acolytes étaient gommés au fur et à mesure qu’ils étaient éliminés.

Le roi Maha Vajiralongkorn, accompagné par sa fille la princesse Bajarakitiyabha, au lendemain de la crémation de son père, Bhumibol Adulyadej. 27 octobre 2017. (AFP / Anthony Wallace)

L’annonce officielle du divorce qui avait fini par suivre disait seulement que Srirasmi avait été privée de son titre royal. Nous avions pris, après moult discussions au sein de la rédaction, la décision d’écrire clairement qu’il s’agissait d’un divorce.

Les journaux thaïlandais s’en sont tenus à la phraséologie officielle, comprise à demi-mots par tous les sujets du royaume mais absconse pour un lecteur étranger. Depuis, l’ancienne princesse est invisible et de nombreux membres de sa famille sont en prison pour lèse-majesté, y compris ses parents âgés.

Le jour de la crémation du roi Bhumibol, le signal subliminal qui me saute aux yeux est la femme qui descend de sa Rolls Royce. Son visage est connu, on la voit régulièrement aux cérémonies officielles, mais les journaux n’écrivent jamais son nom ni son statut. Comme ils ne parlent jamais des fils issus du second mariage du roi Maha Vajiralongkorn, qui vivent aux Etats-Unis et ne sont pas reconnus par le palais.

Mon confrère de l’AFP-TV Antoine Demaison, venu en renfort de Hong Kong, me demande le nom de cette jeune femme, revêtue du même uniforme d’apparat rouge que le roi, pour l’écrire dans son script. Mes collègues thaïlandais blêmissent. Je lui dis de s'abstenir. J’avais appelé entre temps la porte-parole du palais en lui demandant le titre de la jeune femme. Après un long blanc elle m’avait renvoyée vers le secrétariat du roi, qui ne répond jamais.

Le roi Maha Vajiralongkorn prend les ossements de son père, le roi Bhumibol, pour les placer dans des urnes funéraires, à Bangkok, le 27 octobre 2017. Les cendres issues de lacrémation du souverain, conservées séparément, doivent être transférées au temple Rajabopidh, la sépulture des rois de la dynastie des Chakri. (AFP / Anthony Wallace)

 

Ce dernier semble avoir délocalisé le centre du pouvoir du grand palais vers le sien, celui d’Ambarasathan, à quelques rues de là. Je m’y étais rendu à l’époque où il était encore prince héritier, pour demander une interview. On m’avait dit qu’il fallait déposer sa requête par écrit et en mains propres, pensant me décourager.

Je me souviendrai toujours de ces hommes, portant un pin’s avec un portrait du roi bébé sur leur uniforme. Evidemment, le responsable qui avait réceptionné ma lettre avait été ensuite aux abonnés absents. Mais rien que pour avoir vu ces pin’s, je ne regrette pas le déplacement. Un élément concret, j’imagine révélateur de la personnalité du nouveau souverain.

Aux confrères qui me demandent : «Alors, tu as des sources au palais ?», je réponds benoîtement non.  J’ai vite ravalé mes ambitions et essaye de décrire la situation de la façon la moins inintelligible pour un lecteur étranger, sans mettre en danger mon équipe, surtout mes confrères thaïlandais.

Le palais vient d'annoncer la mort du roi Bhumibol, à Banglok, le 13 octobre 2016. (AFP / Lillian Suwanrumpha)

Je n’ai pas pleuré ce roi comme j’ai pleuré la mort de François Mitterrand par exemple. Parce qu’il faisait partie de mon histoire depuis l'enfance, parce que ma grand-mère pleurait.

Mais je ne peux pas nier l’impact qu’il a eu sur ma vie depuis que j’habite ici.

Je repense aux larmes de mon fils après sa mort il y a un an, quand j’avais essayé de lui expliquer maladroitement que non, le roi n’était pas notre papa à tous, contrairement à ce que lui disait sa professeure de thaï. Et que des gens sont en prison ici juste pour avoir exprimé leur désaccord avec le régime.

Je repense aussi au fait que le roi Bhumibol avait insisté pour que son corps soit conservé dans un cercueil, pendant cette longue année d’attente, dans une salle d’apparat du palais, le temps que son crématorium soit bâti. Sa seule entorse à la tradition. Cela m’avait touchée, car cela le rendait humain. 

Je n'avais pu que m'imaginer ce que représentait pour lui l’idée de passer une année à se momifier lentement, recroquevillé en position fœtale dans une urne étroite. 

Son cercueil a été transporté en catimini la nuit précédant la crémation. La foule a pleuré toute une journée au passage d’une urne vide.

Une image du roi Bhumibol, posée au pied du mur extérieur du Grand palais à Bangkok, le 16 octobre 2016, trois jours après son décès. (AFP / Roberto Schmidt)

 

Delphine Thouvenot