Interdit d'entrer
Paris -- Quand le rédacteur en chef m'a appelé pour me proposer de faire un reportage sur les coulisses du Crazy Horse, le temple de l’effeuillage à Paris, je n'ai pas hésité car je savais que l’occasion ne se représenterait pas de sitôt, si ce n’est jamais.
Avec l’agence mon ordinaire tourne autour des sujets politiques, sociaux, sportifs et occasionnellement people. Mais je connais bien ce cabaret pour y avoir officié dans une vie antérieure, il y a quelques années, quand je suis arrivé dans la capitale.
Je devais photographier les spectateurs juste avant le début du show, leur coupe de champagne en main, imprimer les photos dans l'arrière-salle et essayer de les leur vendre à l'entracte.
Je connais donc les codes, la façon de s’habiller et de se tenir dans cet endroit. J’y ai souvent arpenté les coulisses, mais sans jamais accéder au coeur du cabaret: les loges des danseuses!
J’en avais juste entendu dire que l’endroit est assez petit. Effectivement, à part un grand espace où trois filles peuvent se maquiller de concert, les autres sont étroites et anonymes, si ce n’est pour les photos de famille, d'amis ou d’animaux domestiques collées aux cloisons. Une autre pièce, dont un immense canapé en arc de cercle occupe l’espace, permet aux Crazy girls de se détendre entre les représentations.
Elles m’ont tout de suite mis à l'aise. Elles ont été pleines de spontanéité, de joie de vivre et d'entrain, même si ce n’était pas leur première séance de ce genre. La différence étant que celle-ci n’avait pas été commandée par le Crazy Horse pour assurer sa promotion.
Comme c’était un reportage, pas question de diriger les filles en leur demandant de prendre telle ou telle pose, dans telle ou telle tenue. Je me suis retrouvé en position de spectateur, derrière mon objectif.
La plupart des effeuilleuses se sont révélées assez détendues pour m'accueillir dans leur intimité. Une seule n’a pas été très loquace et pour cause, elle ne parle pas encore français car arrivée de Russie il y a peu.
Elle n'a pas encore de nom de scène car elle est en formation pour trois mois. On lui en proposera un, censé correspondre à sa personnalité et à sa manière de danser, à l’issue. Elle pourra refuser la première proposition, si elle ne lui plaît pas, mais devra accepter la deuxième. Dans les rangs on compte entre autres Lava Stratosphère, Martha Von Krupp, Dekka Dance, Enny Gmatic, Starlette O’Ara ou encore Trauma Tease.
Elles forment une véritable troupe, avec une réelle complicité, non-simulée, des amitiés visibles et beaucoup de rires et de sourires. J'espère que l'on ressent cette énergie communicative sur les photos.
En vrai professionnelles de l'image qu'elles doivent renvoyer, elles savent très bien se mettre en valeur.
Je suis plutôt grand, 1m95, mais j'ai été frappé par leur taille, surtout quand elles sont perchées sur de haut talons! Les critères de sélection sont draconiens. Leurs corps doit respecter une proportion d’un tiers – deux tiers pour les longueurs respectives du buste et des jambes. La distance entre la pointe des deux seins doit être de 21cm et celle du nombril au pubis de 13cm.
Les ressemblances entre elles s’arrêtent là. Elles ont chacune leur personnalité, un look qui leur est propre et ce petit «je ne sais quoi» que le fondateur de la maison, Alain Bernardin, pensait déceler chez elles. Ce sont toutes des sportives accomplies, mais ça se remarque plus chez certaines, très musclées.
En coulisses, l'ambiance devient vite un peu fofolle. Elles redeviennent sérieuses pour la répétition, quand elles se mettent en cercle autour de la chorégraphe pour écouter ses consignes sur les numéros qu’elles vont travailler ce jour-là par petits groupes: un tableau entier, ou juste un petit passage, en tenue de sport.
Inlassablement elles vont répéter le mouvement jusqu’à satisfaction de la directrice de scène, Svetlana.
Elle est originaire de Russie, ce qui facilite la communication avec les filles originaires de l'Est de l'Europe.
Celles qui ne sont pas en train de répéter s'asseyent à la place des spectateurs.
Les plus aguerries prodiguent leurs conseils aux autres.
La discipline est assez rigoureuse. Avec un système de pointeuse hérité d’un incident remontant à l’époque du fondateur.
Deux danseuses étaient allées faire un tour en boîte de nuit sur les Champs-Elysées entre deux représentations. Elles n'ont pas vu l'heure passer et manquaient à l’appel au moment de monter sur scène.
Le bureau d’Alain Bernardin, où il concevait les numéros avec l'aide d'un chorégraphe et où il faisait passer les castings, n’a pas bougé depuis sa disparition il y a plus de vingt ans.
Une porte dérobée permet d'y accéder, ou d’en sortir, sans être vu...
Depuis que la famille du fondateur a vendu le mythique établissement de l'avenue Georges V, ce sont principalement des femmes qui font tourner la boutique. Elles perpétuent cette mise en scène de danseuses quasiment nues, habillées par des seuls jeux de lumière.