Condamnés à mort
Bagdad -- L'un jure qu'il était "vendeur de poulets" en Syrie, l'autre qu'il était médecin et "pas tueur", un troisième assure avoir été "radié" de l'EI pour fainéantise tandis qu'un autre encore affirme avoir activé un piston pour toucher un salaire de combattant sans rien avoir à faire...
Dans leurs uniformes jaunes en mauvais tissu, claquettes de contrefaçon en plastique aux pieds, les Français du groupe Etat islamique (EI) font bien piètre figure devant le juge irakien qui les condamne l'un après l'autre à la mort.
Entre eux et moi, 50 centimètres tout au plus. Seules nous séparent les colonnes de bois du box des accusés.
Volubiles ou à court de mots, haussant le ton ou parlant bas, se contredisant parfois, dans un mélange d'arabe et de français, ils tentent de se défendre avant d'écouter, mutiques et impassibles, leur verdict.
Puis, en frôlant parfois un journaliste ou un avocat présent dans la petite salle d'audience au carrelage et aux murs blancs, ils repartent, tenus par la main par des policiers.
Pour voir de mes propres yeux ces hommes, qui ont fait trembler le monde avec leurs vidéos et les exactions de leur organisation, j'ai dû présenter chaque jour mes carte de presse et autorisation signée du tribunal aux militaires qui gardent le complexe.
Chaque matin, j'ai parcouru les immenses bâtiments où passaient des condamnés en uniforme, suivis parfois par des épouses éplorées et des mères se frappant le visage.
A l'arrivée, j'ai devant moi ces hommes, barbe et cheveux rasés, que je reconnais malgré tout, tant j'ai scruté leurs photos --celles de la propagande de l'EI ou celles diffusées par les renseignements français ou irakien.
Même s'ils tentent parfois de jeter des regards noirs sur l'audience, elle semble bien loin l'époque où ils posaient armes à la main, sourire aux lèvres et cheveux au vent dans le désert où les bulldozers de l'EI avaient physiquement détruit la frontière entre Syrie et Irak.
Alors, ils étaient les hommes du "califat". Certains, membres de la très redoutée "police islamique", avaient pouvoir de vie ou de mort ou presque sur les habitants des environs --jusqu'à sept millions d'Irakiens et de Syriens au plus fort de l'occupation jihadiste.
Ils maniaient l'anathème à tout-va, incitaient d'autres Français à les rejoindre sur un territoire où l'on décapitait, pendait ou lapidait en place publique. Ils vantaient les mérites d'un Etat où une haleine aux relents d'alcool ou des doigts jaunis par la cigarette pouvaient valoir jusqu'à 80 coups de fouet.
Certains sont apparus sur des images ou ont aidé au montage de vidéo qui, mêlant rap et anasheed, ces chants religieux musulmans, promettaient la mort à tous.
Dans l'une d'elles, diffusées par le tribunal au procès de Yassine Sakkam, une voix chante: "C'est la guerre pour l'éternité", menaçant de s'en prendre à tous, "de Bouddha à la Trinité" sur des images des statues monumentales des Bouddhas de Bamiyan détruites par les talibans ou du pape. "Les juifs auront ce qu'ils méritent", poursuit le chanteur sur des images de l'Américain Donald Trump serrant la main de l'Israélien Benjamin Netanyahu.
Aujourd'hui, après avoir passé, pour certains, jusqu'à deux ans dans les geôles des combattants kurdes de Syrie, ils regardent ces vidéos, impassibles. Ils se penchent même dessus, l’air concentré, quand le juge leur demande de s'y reconnaître. Comme s'ils les découvraient.
Il y en a qui ne peuvent s'empêcher de fanfaronner encore. Par exemple, alors que le juge évoque son salaire de fonctionnaire de l'administration militaire de l'EI, Fodil Tahar Aouidate lance, bravache: "l'argent de l'EI, moi, j'en ai pas besoin!".
"Mes sœurs m'envoyaient de l'argent, elles vont même aller en prison pour ça", poursuit-il, alors que deux d’entre elles ont été condamnées en France pour "financement du terrorisme". Elles ont, selon le tribunal, envoyé 15.000 euros en Syrie, notamment des allocations familiales perçues par des membres de leur famille ayant rejoint le territoire du "califat".
D'autres au contraire font preuve d'une contrition redoublée, comme Mustapha Merzoughi qui finit même par proposer au juge de "rentrer en France pour y aider à lutter contre le terrorisme".
Pourtant, ce n'est pas le procès du terrorisme qui se joue dans cette salle d'audience --sous l'œil de journalistes, de représentants diplomatiques et souvent de plusieurs avocats attirés par une procédure hors norme.
Ce n'est pas le système de l'EI qu'on examine. Seulement le parcours bassement trivial de quelques individus, avec leurs existences d'anciennes petites frappes pour certains, leurs déboires sentimentaux et financiers, leurs rancœurs et leurs frustrations qui ont trouvé un exutoire dans la violence de la Syrie en guerre.
Certes, le juge Ahmed Mohammed Ali s'arrête quand Yassine Sakkam évoque "le marché aux esclaves". Le magistrat veut des précisions.
"Il y en avait un à Deir Ezzor", en Syrie, "c'était connu parmi les étrangers", répond le Français sur un ton toujours égal. Le même qu'il a employé peu avant pour évoquer son engagement de "combattant en première ligne" ou pour raconter avoir "fait du tourisme à Raqqa", - la « capitale » de l’EI en Syrie-, quand il a eu la jambe plâtrée durant quatre mois.
En ce moment à Munich, une Allemande est jugée pour avoir laissé mourir de soif une fillette yazidie qu'elle avait "achetée" sur un de ces « marchés ».
"Esclaves", "partage du butin", autant de concepts extraits de versets coraniques. L'EI les a tristement remis au goût du jour en 2014, en perpétrant un possible génocide contre les Yazidis, en particulier les femmes réduites à l'état d'esclaves sexuelles. Il a aussi réduit en miettes une part du patrimoine mondial en détruisant des statues millénaires et en revendant des statuettes et antiquités sumériennes ou babyloniennes au marché noir pour financer ses exactions.
A Mossoul, j'ai vu les premières familles sortir de la ville, un drapeau blanc au-dessus de leur tête, avant de me faire le récit glaçant de trois années passées sous le joug des jihadistes.
Je suis allée à Hawija, ville irakienne tout juste reprise à l'EI, où j'ai vu les panneaux qui promettaient la mort aux fumeurs et les dépliants qui vantaient "le bonheur du martyre".
J'ai rencontré des femmes, des mères, des pères sans nouvelles de leur mari ou de leurs fils, probablement jetés dans une fosse commune après leur exécution sommaire par l'EI. J'ai vu des enfants raconter avec des mots d'adulte la terreur et l'impuissance de leurs parents face aux jihadistes.
Je pensais entendre de nouveau tous ces récits en me rendant au tribunal anti-terroriste de Bagdad. Mais dans les procès de jihadistes présumés en Irak, les juges ne cherchent à établir qu'une seule chose: l'appartenance à l'EI, car selon la loi irakienne, c'est elle qui est passible de la peine capitale.
Pour les crimes et leurs victimes, l'établissement de bilans ou les dommages et autres réparations, il faudra repasser.
La première fois que je l'ai réalisé, c'était en août 2018, pour le procès de Lahcène Gueboudj, le troisième Français condamné en Irak, après Mélina Boughedir et Djamila Boutoutaou, à la prison à perpétuité.
Ce plombier toulonnais de 58 ans n'avait eu droit qu'à une demi-heure d'audience.
Il avait juré avoir été capturé en Syrie puis transféré par les Américains en Irak sans avoir aucune idée de sa destination finale. En face, le juge assurait qu'il avait été capturé à Mossoul. Et je n'arrivais pas à démêler le vrai du faux.
A l'époque, personne n'imaginait que l'Irak pourrait juger des ressortissants étrangers pour des crimes commis sur un territoire voisin.
Attention ces images montrent des scènes violentes, dont celle d'une exécution par pendaison
A ce jour, 11 Français et un Tunisien transférés de Syrie ont été condamnés "à la pendaison jusqu'à ce que mort s'ensuive" à Bagdad. Des sources gouvernementales nous disent même avoir proposé aux pays d'origine des jihadistes étrangers détenus en Syrie de les juger sur leur sol. Leur prix? Basé sur les dépenses enregistrées à Guantanamo, il atteint deux millions de dollars par combattant.
Une option que de nombreux pays occidentaux pourraient envisager tant ils sont réticents à l'idée que ces citoyens qui parfois ont brûlé leur passeport sur des vidéos de propagande rentrent chez eux.
Et cette information n'a visiblement pas échappé aux principaux concernés. Lors de son procès, Bilel Kabaoui a assuré avoir "vu à la télé en prison qu'on était échangés contre des armes". "J'y comprends rien moi, mais regardez sur internet!", a-t-il martelé.
Mais même si l'Irak devait aussi hériter des centaines d'étrangers de l'EI aux mains des Kurdes de Syrie, il ne pourrait pas non plus faire de leurs procès un tribunal pour l'Histoire.
Car pour identifier l'ensemble des victimes enfouies à la hâte dans les plus de 200 charniers d'Irak, dans toutes les fosses qui n'ont pas encore été découvertes en Syrie, pour libérer les Yazidis encore captifs --plus de 3.000-- et pour rendre justice à tous ceux qui ont été lésés par les jihadistes, il faudra bien plus que les quatre mois d'interrogatoires et deux ou trois heures d'audience subis par les 11 Français arrivés de Syrie en janvier.
Dans l'immédiat, les verdicts sont invariablement rendus sur la base d'un unique "crime": "avoir rejoint un groupe appelé Etat islamique en Irak et au Levant", ce qui constitue "une violation de la souveraineté de l'Irak" au regard de la loi nationale.
Les Français, comme les nombreux Occidentaux de l'EI, ont surtout aidé la propagande du groupe ultra radical : ni hauts commandants ni véritables décisionnaires au sein du proto-Etat du "califat" au drapeau noir, ils ont servi avant tout de vitrine pour s'assurer de la fidélité des recrues locales, assurent experts et membres du renseignement irakien.
"Les chefs de l'EI pouvaient dire aux Irakiens: 'regardez, des Français, des Britanniques ou des Russes sont venus jusqu'à Mossoul, alors vous aussi vous devez nous rejoindre", m'ont ainsi assuré différentes sources.
Durant leurs quatre mois d'interrogatoire, les 11 condamnés ont tous reconnu avoir rejoint l'EI, pour certains y avoir combattu et même recruté d'autres jihadistes, selon les "aveux" rendus publics par la justice irakienne.
Mais devant le tribunal, ils sont tous revenus sur tout ou partie de ces "aveux". Certains ont dit ne jamais avoir fait allégeance à l'EI, d'autres ont réfuté avoir combattu. Plusieurs ont laissé entendre avoir eu peur d'être torturés et Fodil Tahar Aouidate a affirmé l'avoir été.
Lui, comme les autres Français, a eu plus de deux heures pour plaider sa cause, devant une salle d'audience remplie.
Avant eux, des milliers d'Irakiens et des centaines d'étrangers ont défilé devant les juges irakiens.
Leurs audiences à eux n'ont duré que quelques minutes et personne n'était là pour les raconter.