La tombe de Savimbi
Paris -- La dépêche tombe, en apparence anodine : les restes de Jonas Savimbi, ont été enfin authentifiés par des analyses ADN.
Le « Coq noir », chef de la rébellion angolaise de l’UNITA, troué de 15 balles le 22 février 2002 à la fin d’une longue traque, va avoir droit à des obsèques le 1er juin dans son village natal.
C’est le dernier épisode de l’histoire de cet homme qui après 27 ans de rébellion, a été enterré dès le lendemain de sa mort à Lwena, dans le centre du pays.
Je le sais, car j’avais réussi à retrouver sa tombe anonyme, sans fleurs ni couronne. Seul un chien jaune semblait veiller sur le monticule de terre rouge à l’ombre d’une croix bricolée à la va-vite. Personne ne venait lui rendre visite dans le cimetière municipal désert. Personne n’osait : dans ce far-west africain ensanglanté par une terrible guerre civile, la mort de Savimbi paraissait encore irréelle, et les vaincus se sentaient terriblement vaincus.
Je me souviens bien de ce voyage dans un pays cassé, miné, affamé, humilié. Blindé de pétrole et peuplé de miséreux jusque dans son cœur, le centre-ville de Luanda.
Tout commence à Paris, au service international de l’AFP, où je suis en charge de l’Afrique. Ce qui signifie des contacts avec les opposants et diplomates basés dans la capitale, la couverture des sommets de l’Union africaine et des missions sur le terrain.
Février 2002- Le général Paolo Lukumba, -dit "Gato"- , l'un des conseillers de Jonas Savimbi, ne m'appelle plus depuis une bonne semaine avec sa valise satellitaire. Je n’entends plus sa voix à l’anglais chuintant, aux échos réverbérés comme s’il parlait du fond de la mer. Il est pourtant bien sur terre, à tenter de sauver sa peau sur les hauts plateaux angolais.
Son chef, traqué dans le bush par l'armée angolaise, aidée des Israéliens et des Portugais, est aussi surveillé par les satellites des Américains. Avec une poignée d'hommes, il tente de s'échapper vers la Zambie, mais il va se retrouver à découvert sur les hauts plateaux de la province de Moxico...
Après avoir combattu le régime marxiste de Luanda, avec le fort soutien des USA et de l’Afrique du Sud de l'apartheid, Savimbi n'intéresse plus personne. Pire, il gêne de plus en plus.
L'Union soviétique est tombée, l'Occident veut commercer avec l'Angola et son pétrole. Savimbi ne comprends pas, s'entête. Il accepte de devenir vice-président à la suite d’une médiation internationale, puis se révolte contre le président métis Dos Santos. Lui, le rebelle africain pur jus, met à feu et à sang Luanda, avant de s'enfuir pour une interminable cavale.
Car cette histoire tragique à laquelle se sont accolés les occidentaux pour s’en servir, -Est contre Ouest- , est une guerre d’Africains du continent aux origines et à la vie modestes, -aux noms africains- , contre l’élite métisse, éduquée et riche, venue des premières colonies portugaises du Cap Vert et de Sao Tomé, et qui porte des noms de blancs. Savimbi versus Dos Santos.
Vers mi-février "Gato" m'appelle. Ce sera la dernière fois me prévient-il, en m’expliquant que ses appels sont trop surveillés, que les Américains vont finir par localiser les fuyards avec leurs satellites. C’est ce qui finit par arriver. Le 22 février, Savimbi tombe dans une embuscade de l'armée régulière, à 66 ans, son corps troué de 15 balles. De la tête aux jambes.
Je pars peu après en Angola pour l'AFP.
L'avion d'Air France "sent" le pétrole, avec la bonne moitié de ses sièges réservés à la classe Affaires par et pour les " pétroliers".
Il pleut sur Luanda et ses miséreux qui tentent de s’abriter sous des cartons. La capitale porte les stigmates des affrontements à l'arme lourde entre l'UNITA et l'armée angolaise, les hôtels, les restaurants sont hors de prix. Les tomates et oignons sont importés du lointain Portugal, m’explique un commerçant. Seuls les riches ont droit de cité. Je vois pour la première fois dans la ville à moitié détruite des 4x4 flambants neufs conduits par des élégantes aux ongles vernis.
Aux environs de Luanda, les anciennes terres agricoles sont truffées de mines. Les paysans ont abandonné leurs champs depuis des années. Les nuits sont peu sûres dans ses rues vite désertées, avec ses petits shegues, -ses enfants des rues-, morts de faim.
Je cherche en vain un contact avec « Gato » devenu chef de l'UNITA depuis la mort de Savimbi. On me dit qu’il est vivant, certains le disent prisonnier. Un soir, je le vois à la télévision d’Etat, interviewé « quelque part dans la forêt » : amaigri, soucieux, fatigué, exténué, il dit d’une voix lasse qu’il veut la paix avec Luanda. Il n’en peut plus.
Finalement, la rébellion semble soulagée par la mort de Savimbi. Cela fait des années que la plupart des rebelles ont envie de décrocher du bush depuis l’échec du partage politique et le saccage de Luanda.
Mais le mouvement veut assurer sa survie, son avenir politique, se transformer en parti politique et, surtout, négocier les conditions de sa reddition avec le pouvoir, en lui arrachant une amnistie avant de déposer les armes.
Des négociations se sont ouvertes avec les vainqueurs à Lwena, dans le centre. Voilà le sujet à suivre et l’endroit où se rendre, d’autant que la rumeur dit que Savimbi a été enterré là-bas. Même si certains doutent encore de sa mort. J’ai déjà constaté çà, en Centrafrique en 1996, avec la mort de Bokassa, cette incrédulité des partisans à admettre la fin du chef. A attendre son retour.
Mais les routes pour se rendre à Lwena sont bourrées de mines, et aucun avion de ligne régulière ne s’y aventure, les combats sont trop frais, la paix encore incertaine.
Finalement, avec Patrick Saint Paul du Figaro, rencontré le soir dans Luanda, nous réussissons à nous « faufiler » le lendemain dans un petit avion de l'ONU qui s’y rend. Au petit matin, nous sommes bien inscrits sur le manifeste et pouvons embarquer.
Le jeune pilote du bimoteur, -britannique ou sud-africain- , semble nerveux, il nous prévient avant de décoller: « La paix n’est pas encore signée entre les deux camps, on peut toujours craindre des snipers, alors je vous explique : une fois arrivés au-dessus de Lwena, pour éviter les tirs éventuels de roquette, je ne vais pas descendre lentement, je vais tomber en feuille morte, en spirales irrégulières, en vrilles successives ».
Ce qu’il fait, en nous procurant l’impression renversante que le ciel se retrouve à la place de la terre, comme si un cyclone s’emparait de l’avion et le secouait dans tous les sens, et jamais dans le bon! Mais, à l’atterrissage, même si la terre semble tourner encore, je me dis que la vie vaut bien d’avoir le cœur au bord des lèvres et l’impression d’avoir laissé son estomac dans l’espace…
Bizarrement, nous pouvons travailler sans problèmes, sans restrictions, et aller et venir dans le centre de l’armée, qui ressemble à un grand lycée à la cour fleurie, aux balcons de bois, dans lequel se déroulent les discussions.
Tout le monde semble fatigué , las de cette guerre interminable. Je me souviens d’un général des Forces armées angolaises (FAA) affalé dans un vieux fauteuil au cuir aussi fatigué que son beau visage raviné par la longue guerre de libération, suivie de cette guerre fratricide de 27 ans. Il semblait avoir maintenant tout son temps pour vieillir tranquillement.
Apparemment, les négociateurs UNITA sont nourris par l’armée.
Le soir, nous trouvons refuge dans le seul établissement ouvert, l’hôtel Horizonte, à l’unique chambre disponible, sans moustiquaire ni vitre à la fenêtre, envahie de redoutables moustiques endiablés. Patrick y contractera un sévère palu soigné à son retour à l’hôpital Bichat. J’ai été baptisé par une méchante malaria récoltée en Ethiopie, déclarée à Madagascar, qui semble m’avoir immunisé depuis. Quant à la morue séchée, seul plat servi au restaurant, elle pourrait avoir vu le jour au moment de l’indépendance, en 1975…
Mais le lendemain, la chance, -et il en faut dans ce métier- , est avec nous. Nous apprenons que Savimbi est enterré dans le cimetière municipal. Depuis notre arrivée, nous n’avons dit officiellement à personne que nous voulons voir la tombe du Coq noir.
Et tout s’enchaine vite, et bien : un taxi improvisé nous laisse devant le cimetière municipal, gardé par quatre soldats, nous les saluons en entrant, ils nous laissent passer, décontractés, à l’Angolaise, presque à la Brésilienne.
Nous ne sommes pas journalistes, surtout pas, juste deux étrangers, deux blancs farfelus venus en cette période tendue se recueillir sur la tombe d ‘un parent, d’un ancêtre de l’époque coloniale, qui sait ?
Le bruit du dos d’une pelle tassant la terre nous guide : un employé municipal s’active mollement sous un maigre acacia. Tout est là, tout est dit : le monticule de terre rouge et fraiche à la forme rebondie, la croix de fortune bricolée, en fer noir, plantée de travers, le chien jaune au poil ras qui veille et sommeille, vautré sur ce nouveau compagnon.
L’employé comprend vite, il nous indique une petite inscription gravée au couteau, en lettres capitales sur le tronc vert du maigre acacia : SAVIMBI, et en plus petit, quelqu’un a ajouté maladroitement : Jonas.
Une petite araignée blanche tente d’échapper aux coups de pelle.
Le calme règne sur l’ancienne fureur enterrée. Le coq noir ne chante plus, ne crie plus, ne crépite plus. Le destin de tous, banal.
Aucun message, aucune fleur, aucune visite. Une sépulture cachée, presque clandestine.
Un groupe de lycéens est venu saluer l’un de leurs profs décédés, à quelques rangées de Savimbi. Ignorant la présence du cadavre de celui qui fit souvent trembler le pays entier, baobabs et éléphants inclus.
Nous remercions l’employé municipal, saluons vite les militaires qui, à nous avoir vu rester près de la tombe de Savimbi, commencent quand même à se douter que nous ne sommes pas de simples touristes…
Notre taxi improvisé nous a patiemment attendu. Notre mission Savimbi est terminée.
Mon confrère repart le lendemain, je reste quelques jours de plus pour d’autres reportages dans l’Angola ravagé….
Début avril, le Parlement angolais votera l’amnistie de tous les rebelles de l’UNITA en échange d’un accord de paix.
« J ‘ai préparé une belle robe blanche pour fêter la fin de la guerre, je vais enfin pouvoir la mettre », me dit alors Ginga qui tient un magasin d'artisanat dans Luanda.