Une bataille féroce

Mossoul (Irak) -- J’ai suivi presque de bout en bout l’offensive de neuf mois des forces spéciales irakiennes pour reprendre la ville de Mossoul aux djihadistes du groupe de l’Etat islamique. Témoin de massacres, dans une odeur de mort, j’ai passé des semaines entières sur le front avec ces soldats. Quand je rentrais pour quelques jours de repos, ma fille de deux ans ne me reconnaissait pas. Pourquoi s’infliger une telle épreuve? Parce que je suis Irakien et que je me suis dit que c’était mon devoir de montrer cette réalité.

La bataille de Mossoul aura été la plus importante de toutes celles que j’ai couvertes depuis la chute de Saddam Hussein, il y a quatorze ans. Je pense qu’elle marque le début de la fin de Daech, ce mouvement d’extrémistes qui ont contrôlé à un moment jusqu’aux deux-tiers de l’Irak, jusqu’à menacer sa capitale Bagdad.

Psychologiquement, j’en ai pris un coup. J’ai vu beaucoup de morts. Leur odeur était présente partout. Parfois des jours durant.

Des soldats irakiens et le cadavre d'un combattant présumé de l'organisation Etat Islamique, dans le quartier Jawasaq de Mossoul, le 27 février 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)

 

La bataille de Mossoul a été particulièrement brutale. Les jihadistes se sont trouvés encerclés dans une zone qu’ils contrôlaient depuis des années. La présence de civils a rendu l’affaire encore plus sanglante. J’ai vu des combattants s'affronter dans des ruelles, des corps de jihadistes encore équipés de ceintures d’explosifs, des cadavres de civils en décomposition.

J’ai toujours essayé de montrer la condition humaine et les émotions dont j’étais le témoin, que ce soit la terreur des civils coincés au milieu des combats, la détermination des forces irakiennes à libérer la ville, ou la peur des soldats combattant les djihadistes pour la première fois.

Un membre des forces irakiennes pendant l'offensive pour reprendre Mossoul, le 15 avril 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)
Des enfants irakiens, qui viennent de fuir la vieille ville avec leurs parents à cause des combats. 5 juillet 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)

 

 

La peur a toujours été présente. La peur est naturelle quand on se trouve au milieu de la bataille. Les snippers étaient bien entraînés, très efficaces, et semblaient viser les journalistes. Il y avait aussi le danger des engins piégés, dissimulés dans les allées, les maisons et les voitures.

Parfois je me suis imaginé renvoyer à la maison blessé ou mort. Dans la vieille ville, nous nous sommes retrouvés coincés par des combattants de l’EI pendant sept heures. Le temps d’imaginer que nous n’en sortirions pas vivants. Dieu merci des renforts ont fini par arriver.

Nous avons senti la peur des civils, fuyant leurs maisons, quand ils s’avançaient vers les forces irakiennes. Pauvres gens. Ils n’avaient pas vu de soldats du gouvernement depuis trois ans. Les membres de l’EI, qui les avaient traités cruellement,  les avaient convaincus que ces soldats les tueraient et violeraient leurs femmes. Ils avaient de peur de tout, et de tout le monde.

Des Irakiens fuient la vieille ville, où sont retranchés les derniers combattants de l'EI, à Mossoul, le 5 juillet 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)


 

Dans ces conditions, j’ai parfois laissé tomber mon rôle de journaliste, en allant vers eux et en criant « Dieu merci vous êtes vivants », pour essayer de les rassurer. J’avais des bonbons sur moi à distribuer aux enfants. Je disais « ma sœur » à une femme portant son enfant. Et ces gens ont commencé alors à me raconter leur existence sous le joug de l’EI.

J’ai gardé tant de scènes en tête. Les yazidis fuyant la montagne où les forces de l’EI les avaient coincés sur la montagne de Sinjar, en 2014. Ces femmes et enfants dormant dehors à Dohouk, dans le Kurdistan irakien. Cette femme donnant naissance sous un pont, son mari au-dessus d’elle, tenant une perfusion à bout de bras. J’y repense à chaque fois que je me trouve dans un hôpital.

Des yazidis ayant fui Sinjar après une attaque de l'EI, sont réfugiés près de Dohouk, dans le Kurdistan irakien, le 10 août 2014. (AFP / Ahmad Al-rubaye)


 

Une autre fois est arrivé un homme, portant son fils de six ans, touché à la tête par la balle d’un snipper, à Ein Jahesh, à l’ouest de Mossoul. Il a posé son fils sur le sol, en sanglotant, avant de nous raconter son histoire.

« J’habite dans un village non loin. J’ai essayé de fuir les combattants de Daech avec ma femme et mes deux fils. Ils ont tué ma femme. J’ai laissé son corps et nous sommes revenus dans la maison. A la nuit tombée j’ai essayé de fuir de nouveau, avec mes deux enfants. Un snipper a tué un des deux, alors je l’ai enterré sur le bord de la route ».

Le drame est que l’enfant enterré était vivant. Les deux étaient couverts de sang. Le père était si épuisé et terrorisé qu’il avait enterré celui qui dormait profondément. Il a réalisé son erreur trop tard, en essayant de réveiller celui qui était mort. On a appris plus tard qu’il était devenu fou. J’ai fondu en larmes en entendant son récit. Etant père de famille je n’ai pas pu le prendre en photo.  

Un homme fuit la vieille ville de Mossoul avec deux enfants, le 2 juillet 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)

 

Des scènes comme celle-ci restent gravées dans ma mémoire, et me reviennent à l’esprit quand je suis assis seul avec mes pensées.

Quand la bataille de Mossoul a été presque terminée, j’ai essayé de rendre palpable ce que pouvait ressentir un habitant revenant vers ce qui reste de sa ville et de sa maison en ruines. J’ai trouvé une position élevée, qui était utilisée avant par les combattants de l’EI comme poste d’observation. L’ampleur des destructions m’a surpris. Je me serai cru en Syrie. Je n’avais jamais vu un tel ravage. La deuxième ville d’Irak, la plus belle, est un tas de ruines.

Vue de la vieille ville de Mossoul, le 9 juillet 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)


 

C’est pourquoi ça m’a fait du bien de saisir la joie de certains visages, civils ou combattants. Pour les premiers c’était la fin d’une épreuve cruelle d’occupation par l’EI, et pour les deuxièmes la récompense d’une victoire durement méritée.        

Quand la bataille s’est terminée, et que la ville a été presque entièrement libérée, j’ai éprouvé de drôles de sentiments. 
 

Un déplacé irakien rase la barbe d'un congénère dans le camp d'Hamam al-Alil, au sud de Mossoul, le 11 mars 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)

 

D’un côté j’étais heureux de pouvoir finalement passer du temps avec ma famille, après cette phase où je passais jusqu’à plus d’un mois en mission avant quelques jours de repos à la maison. Quand je rentrais, ma petite fille ne voulait pas que je la prenne dans les bras, et pleurait pour retrouver ceux de sa mère. A chaque départ, ma famille était triste et anxieuse. Tant de journalistes ont perdu la vie dans ce conflit.

J’étais triste aussi de ne pas pouvoir célébrer cette victoire avec tous ceux que je connaissais, dont j’étais devenu proche et qui ont perdu la vie dans cette bataille.

Des membres de la police fédérale irakienne célèbrent la victoire dans la vieille ville à Mossoul, le 9 juillet 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)

 

Mon travail dépend des bons contacts que j’entretiens au sein des forces irakiennes. Je travaille avec elles depuis si longtemps que j’y ai noué des liens. J’y compte des amis, pour certains depuis des années, qui ont pris du galon et dirigé la bataille de Mossoul. Ce qui m’a grandement facilité la tâche pour travailler.    

Cela m’a aussi tenu à l’écart de la noria de photographes que l’AFP a envoyée pour contribuer à la couverture de la bataille. Chacun a son style, sa façon de travailler, de voir les choses. Mais cette proximité avec les responsables de la bataille m’a offert une plus grande liberté.

Pendant l'offensive contre le groupe Etat Islamique, dans la vieille ville à Mossoul, le 19 juin 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)

Le travail sur la durée a aussi payé. Quand on vit nuit et jour avec les combattants, qu’on traverse les mêmes batailles, on développe un lien très fort avec eux.

Même si l’EI a été chassé de l’essentiel de Mossoul, le groupe y compte encore de petits groupes de partisans, tout comme dans des provinces irakiennes comme celle d’Anbar. Je vais suivre les batailles contre eux. Et quand ce sera terminé je pourrai retourner à une couverture normale de l’actualité de mon pays.

Frappe aérienne de la coalition emmenée par les Etats-Unis, à Mossoul, le 9 juillet 2017. (AFP / Ahmad Al-rubaye)

 

Je l’espère en tout cas. Parce que je sais que cette bataille de Mossoul n’aura été qu’un chapitre dans l’histoire de l’Irak depuis la chute de Saddam Hussein en 2003. Un chapitre important bien sûr, mais qui fait partie d’une guerre plus large et plus grande. Je suis triste de penser que cette guerre n’est pas terminée, qu’elle va connaitre d’autres épisodes.

Ce billet de blog a été écrit avec Adel al-Salman à Nicosie et Yana Dlugy à Paris.

Un enfant irakien déplacé, dans le camp de Tal Afar, le 12 décembre 2016. (AFP / Ahmad Al-rubaye)

 

Ahmad Al-Rubaye