Couvrir la paix comme on couvre la guerre
Mossoul (Irak) , Raqqa (Syrie) -- Comment couvrir la « paix » avec autant d’engagement que nous avons mis à suivre la guerre ? La question m’obsède.
“Des familles vivent dans cette ruelle”: les mots arabes sont peints à la main, en rouge, noir et bleu, sur un tissu en lambeaux fixé au coin d’un des principaux boulevards de Mossoul. L’endroit parait pourtant tout sauf vivable, avec ses murs encore criblés de balles et d’éclats de mortiers, presque deux ans après l’arrêt des combats.
On entend le gargouillement des égouts remonter à travers les fissures de la chaussée défoncée. Pour mes collègues de l’AFP, la banderole sert de signal aux groupes délivrant une aide aux habitants qui vivent ici de rien, invisibles, dans le labyrinthe dévasté du quartier Ouest.
C’est mon premier retour à Mossoul après une courte mission en octobre 2016, quand les forces irakiennes ont mené une offensive majeure pour en chasser le groupe Etat islamique (EI). La bataille, bien définie, soutenue et finalement gagnée, a duré neuf mois aussi brutaux que sanglants. Elle a été couverte par les médias sous tous les angles possibles.
Ce que j’ai tiré de mes premiers jours dans Mossoul libérée de l’EI, comme dans ceux passés ensuite dans son équivalente syrienne à Raqqa, c’est qu’il est beaucoup plus difficile de comprendre et de rapporter fidèlement ce qui se passe après la bataille.
Il n’y a pas de plan pour reconstruire méthodiquement l’identité d’une ville. Il n’existe pas de centre de commandement conçu dans ce but. On ne sait même pas vraiment à quoi la victoire ressemble et à quel moment on peut la déclarer.
Mais de la même façon que nous avons couvert tous les aspects de la phase militaire, nous devons patiemment et consciencieusement être les témoins de ces cités et de ces sociétés qui se relèvent péniblement de la guerre.
Par un froid matin de février nous sommes entrés dans Mossoul par l’Est, mieux préservé que la partie ouest, sur l’autre rive du Tigre.
J’ai immédiatement reconnu certains endroits : un croisement de boulevards trop dangereux à traverser car pris sous le feu de tireurs de l’EI depuis un cimetière voisin ; un champ où des médecins étrangers traitaient des civils et soldats irakiens ; une tranchée séparant deux quartiers où j’avais observé un corps anonyme s’enfoncer lentement, jour à après jour, dans l’eau boueuse jusqu’à y disparaitre complètement.
L’endroit est aujourd’hui recouvert par une route refaite à neuf, avec ses feux régulant le flot du trafic quotidien. Quoi d’autre, ou combien d’autres, reposent ainsi sous l’asphalte fraichement répandu ?
Après avoir travaillé sur une clinique tenue par l’ONG Médecins Sans Frontières, nous avons fait halte à un restaurant familial pour un déjeuner tardif de testicules de mouton grillé.
De là nous avons traversé un marché très fréquenté jusqu’à la mosquée Nabi Younis, vandalisée puis détruite par l’EI après sa prise de la ville en 2014. Les marches menant à sa cour principale débordent maintenant de jeunes hommes et de couples profitant des derniers moments de cette après-midi d’hiver.
La partie est de Mossoul a tout d’un monument transformé en théâtre d’une atrocité mondiale, agrémenté de quelques scènes de normalité.
Il n’y a pas de tel artifice à l’Ouest.
Il abritait le patrimoine le plus ancien de la cité, son célèbre musée, son cher minaret penché et la mosquée adjacente Al-Nouri, celle-là même où en 2014 le chef de l’EI, Abou Bakhr al-Baghdadi, s’est proclamé « calife » d’un territoire s’étendant en Irak et en Syrie. C’est aussi l’endroit où l’organisation a tenu son baroud d’honneur, sous le déluge de feu des forces menées par les troupes irakiennes.
Je n’ai pas couvert cette phase de l’offensive contrairement à mes collègues de l’agence qui ont fidèlement chroniqué la férocité des combats.
Après avoir traversé le Tigre par un pont métallique, nous avons abordé la rive ouest de front. Il m’a fallu un peu de temps pour réaliser que les monticules devant nous n’étaient pas des tas d’ordures ou de terre, mais les restes de maisons, de magasins et de mosquées réduits à un tas informe de débris. Cela a été une introduction adéquate à la suite: de larges rues bordées de buildings pulvérisés, ponctuées de terrains vagues là où les bâtiments ont été complètement rasés.
Deux ans après la reconquête de la ville les bulldozers et les grues sont encore affairés à détruire ce qui est resté debout, à en effacer tout souvenir.
Parmi ces bâtiments il y a la Compagnie Nationale d’Assurance, tristement célèbre pour son toit du haut duquel l’EI jetait les hommes accusés d’homosexualité. Un débat a fait rage pour savoir s’il fallait conserver la carcasse de ce magnifique exemple d’architecture moderne à Mossoul. J’ai demandé à mes collègues sur place si on devrait transformer les restes de l’édifice en monument aux victimes de l’EI.
«Bien sûr. Nous devons nous souvenir de tout ce qui s’est passé ici », m’a répondu l’un, enthousiaste. Il avait vécu pendant quelques mois à Mossoul sous le règne de l’EI, avant de fuir pour Bagdad.
Après une longue pause, son collègue a murmuré : « Non ». Il avait vécu trois ans ici, sous l’autorité du groupe : « Toute trace de ce qu’ils ont fait devrait être effacée ».
Nous avons roulé en silence avant d’arriver devant les restes de la mosquée Al-Nouri. Le site n’étant toujours pas ouvert aux visites, nous avons mis pied à terre sous le regard suspicieux d’un membre des forces de sécurité.
La porte décorée menant à la cour était criblée de balles et portait une bannière défraichie et pendouillant, promettant en anglais, mais sans réellement convaincre, une réhabilitation à venir. Je l’ai contournée pour embrasser d’un seul regard l’endroit et son dôme bleu-vert grêlé. Il avait été évidé par les combats, et on pouvait regarder au travers. « Fuck Isis » était peint sur un coin, et encore une fois en anglais. A travers la cour, le célèbre minaret a été réduit à la forme d’un moignon.
Je me suis demandée où exactement Baghdadi se tenait quand il a fait sa première apparition en 2014. J’ai repensé à l’effet inimaginable de ses paroles, aux sociétés auparavant soudées qui en ont été déchirées, à ces enfants condamnés à vivre dans des camps de déplacés, à l’effet produit par tant de décapitations et de punitions à coups de fouets sur notre tolérance à la violence.
Je ne me considère pas superstitieuse, mais l’énergie planant autour de la mosquée Al-Nouri m’a parue diabolique. Comme si une chose empoisonnée y avait pris racine et y pourrissait encore de l’intérieur. Comme si l’endroit, malgré ses siècles d’Histoire, n’arrivait pas à se débarrasser de la corruption que l’EI y avait imposée.
En cheminant de retour vers le fleuve, nous avons longé des échoppes serrées les unes contre les autres, brûlées, cassées et abandonnées, comme une interminable rangée de dents cariées. Un spectacle déprimant interrompu de temps à autre par un petit magasin d’articles ménagers- cruches, raclettes et balais de plastique aux couleurs criardes- dont il m’est paru impensable qu’ils trouvent preneurs parmi ceux vivant dans un tel décor de ruines.
Une scène de l’est de Mossoul en 2016 m’est revenue à l’esprit, avec ces familles ayant préféré subir l’offensive plutôt que de fuir vers des camps de déplacés, et qui balayaient le pas de leur porte pendant que les obus de mortiers pleuvaient alentour. Un geste de défi ? De démence ? De normalité?
La vie s’est aussi manifestée dans une aile du musée de Mossoul, où des artistes exposaient des peintures et sculptures sur le thème du « retour ».
Dans l’assistance, il y avait un habitant, aveugle, accompagné de sa mère. Ils ont survécu aux années sous le joug de l’EI en écoutant une station pirate, Radio Mossoul. Certains de ses animateurs et musiciens étaient invités à l’exposition. La joie sans retenue de l’aveugle à reconnaître leurs voix a presque éliminé toute trace d’énergie négative émanant d’Al-Nouri.
Presque.
Après ma mission à Mossoul, l’AFP nous a envoyés dans l’Est syrien, où les Forces démocratiques syriennes, avec l’appui des Etats-Unis, cernaient la dernière poche de territoire de l’EI , une petite ville appelée Baghouz. Pendant deux semaines, nous y avons couvert l’exode des civils, la détention des combattants étrangers et les problèmes humanitaires dans les camps de déplacés.
Mais avant cela, nous voulions jeter un œil sur Raqqa.
La ville a été la "capitale" syrienne de l’organisation plusieurs années durant, le lieu de son application stricte de la charia et d’exécutions de masse sur la place Al-Naïm.
Mes collègues et moi-même avons passé un mois sur place en 2017, pendant la bataille menée par les SDF pour reprendre la ville. Une offensive soutenue par une campagne de bombardements féroce de la coalition menée par les Américains. Elle a réduit la ville à un tas de ruine monochrome, vidé de ses habitants.
Notre couverture portait alors sur une seule histoire, la fin du règne de l’EI sur la ville.
En y retournant, j’ai trouvé une cité où la vie est réduite à un seul niveau. Seuls les rez-de-chaussée de la plupart des immeubles sont habités ou abritent une activité, car les habitants ne se sont pas risqués à nettoyer les étages des mines qui y ont été placées par l’EI.
Ils ont rouvert des magasins de vêtements et de matériaux de construction, des restaurants servant des fatteh spongieux- des pains libanais recouverts d’autres ingrédients- et des morceaux croquants de falafels. Mais au-dessus, tout n’est qu’un enchevêtrement gris de plaques et de fers à béton menaçant ruine.
Comme à Mossoul, les bulldozers sont monopolisés pour détruire les immeubles et en sortir des corps décomposés. La différence est que si la ville irakienne est divisée entre ses parties Ouest et Est, Raqqa l’est entre ses rez-de-chaussée et les étages de ses bâtiments.
Ce retour a aussi été marqué par des retrouvailles surréalistes. En 2017, nous avions interviewé des membres du Conseil civil de Raqqa, une sorte de conseil municipal en exil, basé au nord de la ville pendant que les combats y faisaient rage.
Ils sont revenus au centre, dans un bâtiment de béton où j’ai retrouvé un responsable des relations avec les médias, Mohammad. Il était un peu distant en 2017, et çà –comme le bleu improbable de ses yeux- n’a pas changé. Mais le tour de ces yeux, les rides sur son front et les plis entourant sa bouche, paraissent s’être durcis comme de l’argile.
L’optimisme sans borne qui l’habitait en discutant de la future reconstruction de sa ville natale a cédé la place à une froideur bureaucratique.
«Félicitations, c’est bien de vous voir ici en ville plutôt qu’à Ain Issa. Comment vont les choses ? », lui ai-je dit avec un sourire en m’approchant de son bureau imposant pour lui serrer la main.
«Beaucoup de travail. Bienvenue », a-t-il répondu sèchement, en montrant un tas de papiers de la main.
J’ai aussi revu Ahmad, un ancien responsable de presse dégingandé, qui nous accompagnait fréquemment à l’époque pour des missions avec des troupes dans Raqqa. Il s’est depuis réinstallé en ville avec son épouse et travaille comme « fixer » pour des journalistes étrangers. Il ne porte plus de bretelles et a échangé sa combinaison de camouflage pour une paire de jeans et une veste polaire.
« Vous attendez la fin de la bataille? Vous avez travaillé sur tout ce qui touchait à Daech depuis si longtemps », lui-ai-je dis en lui donnant une accolade.
« Nous sommes fatigués de la guerre. Mais c’était quand même notre gagne-pain » », m’a-t-il répondu avec un haussement d’épaules.
Raqqa et Mossoul sont d’anciennes cités incroyablement riches. Au cours de leur histoire mouvementée, elles ont changé de maître peut-être des dizaines de fois. Et l’EI n’aura été que le dernier en date. Mais il a détruit - et en quelque sorte défini- ce qu’elles sont aujourd’hui, par la faute de la puissance énorme des armées modernes et le cycle incessant de l’information 24 heure sur 24.
En tant que correspondants de guerre nous comptions le nombre de frappes aériennes et de voitures piégées dans une matinée donnée, les quartiers repris et le bilan humain toujours à la hausse. Nous regardions un drapeau en remplacer un autre. Nous racontions les histoires de familles en fuite et d’infrastructures s’effondrant.
Mais comment bien rapporter la tentative de résurrection d‘une ville ? Comment évaluer si les familles habitant Mossoul se font de nouveau confiance ? Suffit-il de passer quelques heures à Raqqa pour saisir si les Syriens qui y habitent se sentent désormais en sécurité dans l’ex-bastion jihadiste?
Si nous voulons vraiment rapporter justement ce qui se passe, nous devrions nous plonger dans les ambiguïtés et les interrogations de l’après-guerre. Nous devons couvrir le sujet compliqué de la renaissance de la vie civile avec autant d’engagement que nous l’avons fait pour la guerre, parce que pour les habitants de Mossoul et Raqqa, la guerre est tout sauf terminée.