Une Turquie bouleversée
ISTANBUL -- En rentrant par avion à Istanbul il y a quelques semaines, je suis resté cloué sur mon siège par la beauté de la ville, comme si j’arrivais pour la première fois dans cet endroit où j’ai pourtant habité longtemps.
L’émotion a été d’autant plus forte que c’était l’un de mes dernières incursions dans cette ville comme correspondant de l’AFP, après quatre années et demie magnifiques, stimulantes et parfois troublantes.
Le détroit étincelant du Bosphore, -où les tankers géants ressemblent vus du ciel à des Lego-, qui ouvre vers la mer de Marmara et les îles des Princes, surgissant de l’eau comme une bande de baleines.
Le centre historique où, -flanquées par le palais de Topkapi, demeure des sultans de l’empire ottoman quand il était à son zénith-, Hagia Sophia, la basilique byzantine Sainte-Sophie, dialogue depuis toujours avec la mosquée Bleue de Sultanahmet.
Mais pendant que l’avion tournait en boucle en attendant l’autorisation d’atterrir, -la routine avec un aéroport en état de congestion perpétuelle-, j’ai été aussi frappé par les changements intervenus dans la ville pendant mon séjour.
Depuis le hublot, j’ai aperçu le troisième pont franchissant le Bosphore, inauguré par le président Recep Tayyip Erdogan en 2016, un symbole de son engouement pour les ouvrages d’infrastructure géants. Une énorme mosquée aux dimensions rivalisant avec les plus imposants édifices ottomans domine la ville depuis une colline de Camlica, du côté asiatique, comme un signe édifiant de l’accent mis sur la place de l’islam dans une Turquie officiellement laïque.
D’un regard j’ai aussi remarqué la zone portuaire de Kabatas à Karakoy, sur la rive européenne, rasée pour lancer un chantier colossal de nouveau terminal pour les ferrys. Et comment la place Taksim, au cœur de la ville moderne, est transformée par la construction éclair d’une nouvelle mosquée, alors qu’un centre culturel au nom du fondateur de la Turquie moderne, Kemal Ataturk, a été mis par terre. Même si les autorités ont promis son remplacement en temps utiles.
Ces changements physiques, si frappants au premier coup d’œil depuis un hublot d’avion, trouvent comme un écho dans les remarquables mouvements qui ont traversé la politique et la société turque pendant les cinq dernières années.
Quand je suis arrivé à Istanbul en juin 2014, le chef de l’Etat travaillait dans une demeure modeste d’Ankara et ne s’appelait pas Recep Tayyip Erdogan. Le gouvernement était engagé dans un possible dialogue de paix indirect avec les militants kurdes pour mettre fin à une rébellion de trois décennies. Les institutions turques étaient encore truffées de partisans d’un trouble prédicateur musulman, basé aux Etats-Unis, Fethullah Gulen.
Par la suite j’ai couvert six scrutins nationaux (deux présidentielles, trois législatives et un referendum), une tentative avortée de coup d’Etat et des actes de terrorisme épouvantables qui mis ensemble ont façonné le destin de la Turquie.
Le changement a été en fait un bouleversement, en un temps très court.
Dans mes précédents postes en Russie et en Iran j’ai couvert l’actualité de sociétés gouvernées d’une façon bien particulière et j’ai été témoin des tensions que cela y provoque. Mais j’ai toujours eu l’impression que les règles du jeu de ces systèmes, pour le moment en tout cas, étaient bien établies. Alors qu’ici j’en ai vu naître de nouvelles, qui ont changé de façon décisive le mode de gouvernement du pays.
Peu après mon arrivée en août 2014, Erdogan, auparavant Premier ministre, a été élu président lors de la première élection directe du chef de l’Etat. Il s’est rapidement installé dans un grand palais présidentiel nouvellement construit dans Ankara, symbolisant le nouveau pouvoir de son occupant.
Le processus de paix avec les Kurdes a pris fin quand leurs militants ont rompu le cessez-le-feu après des attaques de djihadistes suivies d’une féroce répression des forces de sécurité pour les écraser.
Et dès la fin 2014, les autorités ont engagé une campagne de purge des partisans supposés de Fethullah Gulen, qui s’est muée en véritable offensive de masse à partir de juillet 2016, après l’échec du putsch attribué à son groupe.
Après sa victoire au referendum d’avril 2017 qui a formalisé ses nouveaux pouvoirs de président, j’ai vu Erdogan affermir son contrôle sur le pays, médias locaux compris. C’est apparu clairement dans les Unes des journaux livrés chaque jour au bureau de l’agence et sur les écrans des télévisions qui y sont allumés en permanence. Des quotidiens ont disparu après avoir été interdits, d’autres comme le Hurriyet ont changé de ligne éditoriale après un changement de propriétaire. Même des chaînes de télévision privées comme CNN-Turk et NTV se sont rapprochées de la ligne du gouvernement.
Arrivant de Moscou, j’ai observé avec fascination l’évolution spectaculaire des relations de la Turquie avec la Russie, passées d’un pragmatisme prudent à une animosité explicite puis finalement à une alliance solide en l’espace de quelques années.
Erdogan et le président russe Vladimir Poutine se sont jeté des invectives à la tête dans la crise de l’avion de combat russe abattu par des appareils turcs au-dessus de la Syrie en novembre 2015. Ils se sont réconciliés à l’été 2016. Erdogan et Poutine ont repris langue et la Russie est devenue, avec le Qatar, le partenaire diplomatique le plus important de la Turquie.
C’est fascinant, mais Erdogan a tenu plus de conversations téléphoniques et de rencontres en tête-à-tête avec Poutine qu’avec aucun autre leader. Pour la seule année 2018, ils se sont parlé pas moins de 25 fois, 18 par téléphone et sept de vive-voix.
Dans le même temps j’ai pu assister aux bouleversements d’Istanbul par la fenêtre de derrière de mon appartement, qui m’offrait le luxe d’une petite vue sur le Bosphore. A mon arrivée, une procession ininterrompue de cargos venait mouiller dans la zone portuaire juste en dessous.
Ils se sont évaporés avec une série d’attaques terroristes qui ont secoué la Turquie à partir de l’été 2015. Puis les engins de chantiers sont venus pour y créer un nouveau dock et un terminal, appelé Galataport.
Depuis ma fenêtre j’ai assisté à la destruction à une vitesse vertigineuse du réputé muséum d’Art moderne d’Istanbul, ouvert en 2004 dans un vieux dépôt portuaire et considéré alors comme un symbole du nouvel Istanbul. Le muséum a été relogé dans un emplacement temporaire et un nouveau bâtiment doit être construit pour l’accueillir. Mais son départ a marqué la fin d’une époque.
Les amis sont venus et partis au gré des changements d’atmosphère. Un grand nombre de connaissances, principalement étrangères, ont jugé en 2016 que c’en était assez après la tentative de coup d’Etat, la répression qui s’en est suivie et encore des attaques terroristes. Quelques amis turcs ont le projet de partir, mal à l’aise avec la rapidité des changements dans leur pays. Malgré cela les touristes occidentaux sont de retour, ainsi qu’un nombre croissant de leurs alter-ego du Golfe et de l’est de l’Asie.
Je suis certain que cette demi-décennie sera considérée plus tard par les historiens comme un tournant dans l’histoire de la Turquie moderne.
Sous Erdogan, le pays a ressuscité son ambition ottomane sur la scène internationale, au-delà de ses voisins syrien et irakien, mais aussi à l’ouest des Balkans et jusqu’en Afrique. Le rapprochement avec la Russie pourrait être un moment décisif de la diplomatie turque. Erdogan n’a pas fait mystère de son ambition de rivaliser avec Ataturk, dont le portrait géant côtoie celui du président lors de ses meetings.
Les deux images ont exactement la même taille.
La construction de mosquées et l’influence croissante des écoles confessionnelles a accentué l’importance accordée à l’islam dans la vie officielle, même si des réformes comme l’autorisation pour les femmes policiers de porter un voile sur la tête n’ont fait que mettre la Turquie en ligne avec beaucoup de pays européens.
Je ne doute pas que les cinq années à venir seront décisives pour l’avenir du pays. La Turquie et Erdogan vont les mettre à profit pour préparer le centenaire de la fondation de la République, en 2023.
Je trouve très triste de quitter l’endroit pour cette raison, alors que de nombreuses pages de son histoire restent à écrire, mais pour moi le temps est venu de refermer le livre.
Quand je me retrouve dans un café quelque part en Europe et que je pense à la Turquie ce n’est pas la couverture des grands évènements qui me manque. C’est le simple plaisir de la vie quotidienne.
Partir pour un footing au lever du jour vers le Bosphore, avant que le chaos urbain ne prenne le dessus, quand on a la ville pour soi. Prendre un ferry pour traverser le détroit, un verre de thé à la main, assis dans ma position favorite sur un banc du côté, les pieds sur la rambarde, avec la mer qui file sous mes chaussures.
Regarder cette société toujours si diverse, où en l’espace d’un trajet d’un quart d’heure en taxi (si l’on fait abstraction des embouteillages…) on passe d’un quartier européen laïc où l’alcool est servi librement à un autre où l’islam le plus pieux domine.
Et par-dessus tout, voyager à travers le pays, découvrir des sites magnifiques et fascinants historiquement, en compagnie d’une population d’une hospitalité et d’une chaleur sans égales. Beaucoup de choses changent mais j’espère qu’en Turquie et à Istanbul certaines resteront éternelles.
La prochaine fois que je me rendrai à Istanbul, je ferai l’expérience d’un nouveau changement. Il n’y aura probablement pas de vue aérienne de la péninsule ou une longue attente dans le ciel, parce qu’un nouvel aéroport géant va voir le jour sur les bords de la mer Noire. Baptisé simplement Aéroport d’Istanbul, et remplaçant l’historique Aéroport International Ataturk , c’est l’un des plus ambitieux des « projets fous » d’Erdogan. Un nouveau changement, lourd de symboles, et certainement pas le dernier.