Rien ne sera comme avant

Deux photographes de l'AFP basés à Istanbul, Bülent Kilic et Ozan Kose, sont inquiets pour l'avenir de leur pays après la tentative de coup d'Etat militaire de la semaine dernière. Vendredi soir, ils se trouvaient tous deux à prendre des photos de cérémonies à la mémoire des victimes de l'attentat de Nice. Ils étaient loin d'imaginer que dans l'heure suivante ils seraient en train de couvrir la première tentative de putsch qu'ait connue leur pays en plus de trente ans.

Tous les deux l'ont échappé belle pendant leur longue nuit dans les rues d'Istanbul, photographiant le déroulement du drame: Bülent a été agressé par la foule tandis qu'Ozan s'est retrouvé pris enter les feux croisés de soldats et de policiers.

Et tous les deux sont d'accord pour dire que la Turquie sera changée à jamais par cette nuit, "rien ne sera comme avant".

ISTANBUL —Une ligne a été franchie en Turquie. Des gens se sont dressés contre les militaires mais, une fois les soldats stoppés, ils ne se pas arrêtés. Ils ont perdu le contrôle d'eux-mêmes et maintenant, ils se sentent libres de faire tout ce qu'ils veulent.

Cela s'est produit à Istanbul, pas à Alep. A Alep, il n'y a ni loi ni règles, c'est l'anarchie. Ici, nous sommes en Turquie. Vous combattez pour la démocratie, vous avez stoppé l'armée, parfait. Mais une fois l'armée stoppée, une fois que les soldats ont renoncé, vous vous arrêtez et vous dites au reste du monde, regardez ce que nous avons fait. Ce n'est pas ce qui s'est passé.

Depuis cette nuit-là, je ne dors pas très bien. Je m'attends à tout. Ce n'est pas facile pour moi. C'est chez moi. J'ai pris des photos de conflits dans d'autres pays, ensuite je suis rentré chez moi. Mais j'ai l'impression aujourd'hui que n'importe quoi peut se produire dans mon pays.

(AFP / Bulent Kilic)

Les images de gens qui attaquent des soldats sur le pont, ces images vont changer le pays. Les Turcs ont toujours eu du respect pour leur armée. Et vendredi, vous avez pu voir sur les réseaux sociaux des photos et vidéos montrant des gens en train d'attaquer des soldats, même après leur reddition. Tout le monde parle de ces images sur les réseaux sociaux.

Deux blocs s'affrontent désormais en Turquie — l'un totalement opposé à Erdogan, l'autre adulant Erdogan. L'avenir me fait vraiment peur. Tout le monde a peur. Les gens sont choqués. A la fois par le fait qu'il y ait eu une tentative de coup d'Etat et par ce qu'il s'est produit pendant. C'est propre à la Turquie, mais l'armée y a toujours été très respectée. Et ces images ont tout changé.
 

(AFP / Ozan Kose)

Vendredi soir, je prenais des photos d'un des deux ponts sur le Bosphore parce qu'on y montrait un spectacle à la mémoire des victimes de Nice. Le pont avait été illuminé aux couleurs du drapeau français, bleu blanc et rouge.

Pendant que je prenais mes photos, j'ai réalisé que la circulation sur le pont avait cessé. Ce n'était pas normal parce qu'on n'était pas à une heure de pointe. Des amis et collègues m'ont appelé pour me dire qu'il se passait quelque chose et j'ai téléphoné à Ozan. Lui aussi m'a dit qu'il se passait quelque chose. J'ai alors pris une voiture avec deux autres photographes pour nous rapprocher du pont.

Nous avons roulé en direction du pont et sommes passés devant une école militaire d'où le coup d'Etat était apparemment parti. A ce moment-là nous avions entendu dire que l'armée avait fermé le pont et je conduisais comme un fou. Un soldat nous a fait signe de nous arrêter. J'ai ralenti et pris des photos par la vitre.

(AFP / Bulent Kilic)

“Pourquoi est-ce que vous conduisez comme ça", m'a-t-il demandé.

“C'est moi qui devrais vous posez la question", j'ai répondu.

“L'armée a pris le pouvoir", a-t-il dit.

A ces mots, je suis rentré dans la voiture qui se trouvait devant moi. Mon pied avait dû glisser du frein et j'ai oublié de freiner de nouveau.

“Ok, merci", ai-je dit en repartant.
 

J'ai repris la route du pont de manière encore plus folle. En chemin, j'ai vu des gens en uniforme qui avaient arrêté d'autres gens. J'ai pris quelques clichés. Les gens en uniforme ont commencé à me crier dessus. “Ok, désolé", ai-je crié en retour, et j'ai continué mon chemin.

(AFP / Bulent Kilic)

Une fois sur le pont, j'y ai vu tellement de soldats que j'ai appelé le bureau à Paris. C'est un coup d'Etat, envoyez des photographes avant que l'aéroport ne soit fermé, leur ai-je dit.

Puis je suis rentré chez moi prendre mon gilet pare-balles, mon casque et d'autres équipements car j'étais sûr qu'il y aurait des affrontements. La Turquie a connu beaucoup de coups d'Etat depuis la Seconde guerre mondiale. J'avais six mois au moment du dernier mais j'ai lu des livres, j'en ai parlé à mon père. Comme ça, j'ai une idée de ce qu'il s'était passé. Et j'étais sûr qu'il y aurait des affrontements. Je suis reparti en direction du pont.

Vendredi soir, je me trouvais au consulat de France pour prendre des photos d'une cérémonie pour Nice. Je suis parti vers 21H00 et je suis rentré chez moi. Là, j'ai lu des tweets disant que des soldats bloquaient les deux ponts sur le Bosphore et avaient arrêté des policiers et que des trucs du même genre se produisaient à Ankara. J'ai compris que quelque chose n'allait pas.

Je me suis rendu aux bureaux du Premier ministre. J'imaginais que s'il y avait un coup d'Etat, ils tenteraient de s'emparer de ces bureaux à Istanbul. J'y suis resté une heure mais rien ne se passait, il n'y avait pas de soldats. J'ai vu des policiers qui stoppaient des voitures dans la rue et prenaient leurs clés. Au bout d'une heure, j'ai entendu dire que des soldats se trouvaient place Taksim. Je suis parti vers la place. D'abord à pied— il n'y avait ni taxi ni bus dans les rues. Puis j'ai réussi à faire s'arrêter un minibus qui se dirigeait dans cette direction.

A fired bullet in Taksim. (AFP / Ozan Kose)

Le chauffeur nous a fait descendre près d'une base militaire proche de Taksim. Nous sommes descendus du véhicule, huit civils et moi. Et tout à coup on a commencé à nous tirer dessus. Des policiers se trouvaient d'un côté, des soldats de l'autre. Nous, on était au milieu. Un des types qui étaient avec moi dans le minibus a été touché à la tête. Il ne se trouvait qu'à un mètre. Je l'ai vu tomber au sol. J'ai entendu des balles siffler autour de moi, j'ai vu des douilles tomber à mes pieds. Alors j'ai commencé à courir.

J'ai couru comme un dératé. Au bout de 200 m, je me suis arrêté près d'une voiture blanche. Le chauffeur avait été touché, il était affalé sur le siège. J'étais en état de choc. Je ne comprenais pas ce qu'il se passait.

J'ai pris quelques photos de lui et je suis parti en courant vers la place Taksim.

(AFP / Ozan Kose)

Revenu sur le pont, j'ai vu des gens qui commençaient à se rassembler devant les soldats. J'ai pensé à l'Egypte. En Egypte, les gens avaient entamé une marche et les soldats leur ont tiré dessus. C'est comme ça que ça s'est passé. Des gens ont commencé à marcher sur le pont enjambant le Bosphore et les soldats ont commencé à tirer dans la foule. Quand j'ai vu ça, j'ai pensé qu'il se passait quelque chose de grave.

Je me suis mis à l'abri. J'étais choqué -- tant de gens semblaient prêts à mourir. Je pouvais voir les soldats tirer. Mais eux, les gens qui leur faisaient face, ils ne s'arrêtaient pas.

(AFP / Gurcan Ozturk)

J'ai reculé, envoyé des photos, je suis revenu et j'ai vu un char tirer sur la foule. Au même moment, j'ai vu des avions survolant la ville à basse altitude, franchissant le mur du son. J'ai pensé qu'ils allaient bombarder le poste de police et je me suis dit qu'il valait mieux ne pas m'en approcher.

Après, je ne sais pas comment ça s'est passé mais c'était déjà le matin. C'était comme dans un film  --  vous sortez pour un jour normal et tout à coup 24 heures ont passé. Voilà ce que j'ai ressenti. J'étais sorti faire des photos du pont pour l'évènement à la mémoire de Nice puis j'ai remarqué que le soleil se levait.

(AFP / Bulent Kilic)

Pendant ce temps, les gens qui s'étaient rassemblés avançaient vers les soldats. On disait que les soldats sur l'autre pont avaient abandonné leur position, ce qui n'a fait qu'encourager la foule.

Brusquement, les gens se sont mis à courir vers les chars. J'ai suivi. Quelqu'un à côté de moi m'a dit "ils sont en train de tuer des soldats là-bas". Je suis allé dans cette direction et j'ai vu un soldat, un simple soldat du rang, attaqué à coups de pied et de couteau. Il était déjà mort. Autour de lui, des gens criaient "jetez-le par dessus le pont".

Graphic Image!

(AFP / Bulent Kilic)


 

Alors, un type m'a arraché mon casque et m'a frappé avec. D'autres ont commencé à me frapper aussi. "Jetez-le par dessus le pont", ai-je entendu dire. J'ai pensé qu'ils allaient me tuer. Puis quelqu'un a surgi de nulle part, criant “qu'est-ce que vous faites?” J'ai commencé à hurler “Stop! Stop! je suis du bureau du Premier ministre". Après, ils ont arrrêté.

 

(AFP / Ozan Kose)

Quand je suis arrivé sur la place Taksim, j'ai vu qu'il y avait là une centaine de soldats. Il y avait aussi un groupe de partisans du gouvernement de l'autre côté, brandissant des drapeaux turcs et criant “Regagnez votre base! Regagnez votre base!”

J'ai pris quelques photos et 20 minutes plus tard les soldats ont commencé à tirer en l'air. Les gens ont continué à scander des slogans. Personne n'avait encore été blessé, d'après ce que j'ai vu. Dix minutes plus tard, ils tiraient dans les pieds ou directement sur eux. Certains soldats visaient en l'air, d'autres visaient les gens.

La panique a suivi. Tout le monde courait, essayant de se protéger du feu. Deux avions ont survolé la ville à basse altitude, franchissant le mur du son. Le bruit a brisé quelques vitrines de magasins. J'ai d'abord cru qu'ils bombardaient quelque chose.

J'ai décidé de bouger. C'était la confusion totale, ça tirait de partout. J'ai vu des hélicoptères qui volaient. Il y avait des gens partout. Certains, furieux, protestaient, d'autres cherchaient juste à rentrer chez eux. C'était le chaos. J'ai vu des tas de gens blessés. Il faisait nuit, je ne ne pouvais pas vraiment voir grand chose. On entendait seulement des coups de feu. Quand les tirs étaient proches, j'essayais de changer de place et de me protéger.

Tout le monde était sous le choc. J'avais entendu mon père et mon grand-père me parler des coups d'Etat qu'ils avaient connus et ils racontaient toujours que, d'habitude, ça se passait tôt le matin parce qu'il y avait peu de monde dans les rues et qu'il y avait toujours des soldats partout, qu'il était alors plus facile de prendre le contrôle de la situation. Et quand je suis allé à Taksim, il y avait cette centaine de soldats face à une grande foule.

(AFP / Gurcan Ozturk)

Plus tard, j'ai appris que des journalistes avaient été frappés un peu partout. Un de mes amis a été battu. On lui a cassé le nez. Ca m'a beaucoup choqué. Ils se battaient contre les soldats, mais ils frappaient aussi les journalistes. Ca se passe chez moi et ils frappent les journalistes.

Certaines des choses qui se sont passées cette nuit-là ont été postées sur Twitter. On y montrait comment des soldats ont été tués. Le soldat qui était à côté de moi ? On lui a apparemment coupé la tête. J'ai vu les photos sur Twitter.

Je n'ai jamais eu aussi peur que sur ce pont. Pourtant j'ai couvert des guerres. J'ai été en Syrie.

C'est mon pays, c'est chez moi, c'est le pont que je connais depuis tout petit. Et les gens, dans les rues d'Istanbul, étaient hors de tout contrôle.

(AFP / Yasin Akgul)

Les images du pont, elles vont changer le pays, rien ne sera comme avant. Les Turcs avaient toujours respecté l'armée et sur ce pont, en fait, ils ont tué des soldats et posté tout ça sur les réseaux sociaux.

J'ai vu des gens donner des coups de pied dans des cadavres de soldats, les attaquer au couteau. La police n'a rien pu faire. Tout le monde est choqué.

J'ai vu les yeux des soldats sur Taksim. Ils avaient l'air de ne pas savoir ce qu'ils faisaient. Ils semblaient perdus, totalement perdus.

(AFP / Ozan Kose)

Cette tentative de coup d'Etat a fait tant de morts. Tout sera différent en Turquie. Le pays est coupé en deux - les gens qui sont contre Erdogan, ceux qui sont pour Erdogan.

Depuis le coup, toutes les nuits, des gens protestent sur différentes places de la ville. Ils ne font que protester et je ne sais pas quand ils vont s'arrêter.

Ce blog a été rédigé avec Yana Dlugy et a été traduit par Jacques Boyer à Paris. ​

(AFP / Aris Messinis)
Bülent Kiliç
Ozan Köse