L’âme d’Istanbul au fil de l’eau
ISTANBUL, 10 avril 2015 – Les Stambouliotes ont coutume de se plaindre de la rapidité avec laquelle la physionomie de leur ville se transforme : trop de travaux, trop de circulation, trop de nouvelles infrastructures, soupirent-ils. Istanbul est assez grande pour être qualifiée de mégalopole, mais elle a toujours conservé l’intimité d’un village. Une atmosphère un peu provinciale mise à mal par tous ces immeubles de luxe qui poussent partout, ces dizaines de milliers de voitures qui envahissent les rues et tous ces flamboyants projets de nouveaux ponts, de nouveaux tunnels ou de nouvel aéroport.
Et pourtant, chaque habitant d’Istanbul a encore son endroit de prédilection, celui qui incarne à ses yeux toute l’âme de la ville. Pour les uns, ce sont les fontaines du palais de Topkapi. Pour les autres, c’est le labyrinthe de ruelles dans les collines qui surplombent la Corne d’or. Pour d’autres encore, c’est la quiétude qui règne sous les dômes des grandes mosquées ottomanes.
Quant à moi, là où je sens le mieux l’âme d’Istanbul, c’est sur l’eau, quand je suis à bord d’un des nombreux ferries qui parcourent le Bosphore.
Depuis l’Antiquité, le détroit qui sépare l’Europe de l’Asie a constitué un formidable obstacle aussi bien pour les envahisseurs que pour les résidents de la ville. Les sultans de l’Empire ottoman devaient se faire transporter à la rame jusqu’à Üsküdar, sur la rive asiatique, avant d’entamer leurs campagnes en Anatolie. Darius-le-Grand avait fait construire un pont de bateaux sur le Bosphore pour lancer l’armée perse à la conquête de l’Europe. Mais aucun lien permanent n’a été bâti entre les deux rives jusqu’à l’inauguration du premier pont routier en 1973.
Jogging à travers les siècles
Un deuxième pont a ouvert en 1988, et un troisième est en construction à proximité de la mer Noire — un des projets pharaoniques et ultra-controversés du président Recep Tayyip Erdoǧan pour transformer le visage de la Turquie. Depuis 2013, il existe en plus un tunnel ferroviaire sous le détroit. Un second tunnel, destiné cette fois au trafic automobile, est à l’étude. Autant de prouesses d’ingénierie encore complètement impensables il y a quelques décennies.
Mais la façon la plus commode et aussi la plus belle de passer d’un continent à l’autre c’est encore, tout simplement, de prendre le bateau.
J’habite la partie européenne d’Istanbul. J’emprunte régulièrement les ferries pour me rendre sur la rive asiatique et profiter des marchés, des cafés et des théâtres du quartier légèrement décadent de Kadiköy, ou encore des magnifiques mosquées et des promenades au bord de l’eau du quartier plus conservateur d’Üsküdar. Il m’arrive aussi d’aller faire un jogging matinal à Bebek, le long du Bosphore, et de rentrer vers le centre-ville en bateau dans ce qui ressemble à un voyage à travers les siècles.
L'heure de pointe vue de bateau : un gentil remue-ménage
Pour tout juste quatre livres (1,5 euro), ou même moins si on utilise une carte de transport, le ferry offre les meilleures vues possibles sur Istanbul. Les tours du palais de Topkapi d’où les sultans gouvernaient leur immense empire. La basilique Sainte-Sophie, dont le parcours d’église à mosquée puis à musée symbolise l’histoire de ce pays. Les minarets de la Mosquée bleue, chef d’œuvre de l’architecture ottomane. Et depuis le bateau, l’heure de pointe dans les rues d’Istanbul ressemble plus à un gentil remue-ménage qu’à la bagarre infernale qu’elle est en réalité.
La rive asiatique offre des plaisirs plus inattendus. La belle façade de la gare de Hayderpașa, construite par les Allemands avant la Première guerre mondiale et pièce maîtresse du grand projet de ligne de chemin-de-fer Berlin-Bagdad. L’immense caserne Selimiye où l’infirmière britannique Florence Nightingale, pionnière des soins infirmiers modernes, s’occupait des blessés de la Guerre de Crimée…
Le tintement des cuillères sur les verres à thé
Les bateaux eux-mêmes sont agréables à regarder, ornés des couleurs jaune et blanc de Şehir Hatlari, la compagnie exploitante. Ils sont de la taille d’un petit yacht de croisière. L’épaisse fumée noire que crachent leurs cheminées jure de façon frappante avec le ciel. Le hurlement de leurs cornes de brume retentit sur le Bosphore tandis que les grondements de leurs moteurs en plein travail peuvent être entendus jusque dans les quartiers résidentiels qui bordent le détroit.
L’atmosphère sonore est tout aussi particulière à l’intérieur du bateau. Il y a ce tintement familier des petites cuillères sur les verres en forme de tulipe quand les passagers remuent leur thé après y avoir versé des quantités alarmantes de sucre. Les voix des serveurs qui parcourent la cabine un plateau à la main en proposant thé, sandwiches, jus d’orange ou salep, une boisson chaude particulièrement prisée l’hiver.
Touristes émerveillés, autochtones blasés
Bien sûr, ce spectacle qui ravit les visiteurs laisse indifférent les vrais Stambouliotes. Ces derniers restent plongés dans leur journal pendant que les touristes européens ou moyen-orientaux s’émerveillent bruyamment face aux splendeurs qui défilent sous leurs yeux.
En Turquie, déplier un journal peut constituer un étalage d’opinions politiques particulièrement clair. Le type qui, dans un coin du bateau, lit Yeni Şafak (« Nouvelle aube ») est forcément un fervent partisan d’ Erdoǧan et de son gouvernement. A l’opposé, le lecteur de Sözcü (« Le porte-parole ») est forcément un détracteur acharné du président islamo-conservateur. Qu’en est-il de la femme qui lit Hürriyet (« Liberté ») ? Difficile à dire… Le grand quotidien s’efforce d’adopter une ligne éditoriale prudente dans l’espoir (probablement vain) de ne pas s’aliéner de lecteurs.
Chorégraphie sur le Bosphore
De Karaköy à Kadiköy, de Beșiktas à Üsküdar, d’Eminonu à Kadiköy, les ferries appareillent toutes les trente minutes de six heures du matin à minuit, se joignant à la chorégraphie des bateaux de pêche et des cargos qui franchissent le Bosphore. Il est remarquable qu’aussi peu d’accidents se produisent dans un bras de mer aussi étroit et bondé d’embarcations.
A cela s’ajoutent les dauphins que l’on voit parfois s’ébattre dans l’eau depuis le centre-ville, ainsi qu’une extraordinaire activité aviaire. Les cormorans fondent sur un poisson et refont surface en secouant la tête comme par dépit, les hérons se tiennent en faction sur les digues en contemplant Sainte-Sophie comme ils l’ont toujours fait. L’oiseau le plus emblématique de la ville, le puffin yelkouan, rase les flots à toute vitesse. Les nuées qui se dirigent vers la mer de Marmara ressemblent un peu au flux matinal des employés en route vers leurs bureaux.
Banlieusards navigateurs
Les ferries ne font pas que la navette entre l’Europe et l’Asie. D’autres, moins connus, remontent et descendent le Bosphore entre la mer Noire et la mer de Marmara. Seuls quelques-uns ont des horaires réguliers. Ils embarquent les banlieusards le matin dans les villages du nord-est d’Istanbul et les emmènent jusqu’au cœur de la ville, pour repartir en sens inverse le soir. C’est une façon lente, majestueuse de se déplacer : le ferry du matin quitte Anadolu Kavaǧi, près de la mer Noire, à 6h40 pour arriver à Eminönü, dans le centre d’Istanbul à 8h30. Le voyage prend quatre fois plus de temps que par la route, mais quel voyage !
Sur le chemin, on aperçoit les yalis, ces somptueuses demeures construites au bord de l’eau par les Ottomans et qui maintenant sont devenues les propriétés d’une nouvelle dynastie de super-riches. La forteresse d’Anadolu Hisarı, construite à la fin du XIVème siècle par le sultan Bayezid Ier, une soixantaine d’années avant la prise de Constantinople par les Turcs. Le palais de Dolmabahçe, d’où les dernies sultans ottomans assistèrent à la dislocation de leur empire et où le fondateur de la République de Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, poussa son dernier soupir. Et à la fin du trajet, le palais de Topkapi, Sainte-Sophie, la Mosquée bleue et la Mosquée de Süleymaniye éternellement triomphants.
D’ici quelques années, si la vision d’Erdoǧan se concrétise, il sera possible de franchir le Bosphore de toutes les façons possibles et imaginables. Mais je suis persuadé que beaucoup de Stambouliotes et de visiteurs continueront à préférer le bateau. Laissons le temps s’écouler plus lentement, réchauffons-nous les mains avec un bon verre de thé, asseyons-nous tranquillement et regardons l’histoire briller au-dessus des eaux étincelantes.
Stuart Williams est l’adjoint du directeur du bureau de l’AFP pour la Turquie, basé à Istanbul.