Des manifestants turcs piétinent un portrait du président russe Vladimir Poutine, le 27 novembre 2015 à Istanbul (AFP / Cagdas Erdogan)

Turquie et Russie : quand le naturel revient

ISTANBUL, 3 décembre 2015 – A première vue, la grille noire qui entoure la cathédrale de la Transfiguration, sur une paisible place de Saint-Pétersbourg, n’a rien d’extraordinaire. Mais une inspection plus attentive révèle d’intéressants détails. La grille tient debout grâce à des poteaux de métal ordinaires, mais aussi grâce à 102 canons datant du XIXème siècle, plantés à la verticale et reliés entre eux par des chaînes.

Ces canons ont été pris par l’armée impériale russe à celle de l’Empire ottoman pendant la guerre de 1828-1829, puis exhibés comme trophées autour de la cathédrale pour symboliser la supériorité militaire de la Russie. A ce jour, les inscriptions en calligraphie ottomane sont encore visibles sur le métal, dans cette métropole d’Europe du nord ensevelie sous la neige la moitié de l’année.

Les canons de la Transfiguration nous rappellent que les Russes et les Turcs ont passé le plus clair des cinq cents dernières années à se battre. La dizaine de guerres russo-turques qui ont fait rage entre la fin du XVIème siècle et la fin du XIXème siècle, auxquelles il faut ajouter la Guerre de Crimée de 1853-1856, restent profondément ancrées dans la conscience collective des deux pays. Sans parler des invasions des Tatars en Russie à l’époque médiévale. Historiquement parlant, le regain de tension actuel entre Ankara et Moscou après la destruction par la Turquie d’un bombardier russe au-dessus de la frontière syrienne n’est pas un feu de paille isolé, mais un épisode de plus d’une longue confrontation entre deux puissances en quête d’hégémonie régionale.

Erdoğan reçoit Poutine dans son nouveau palais présidentiel à Ankara, le 1er décembre 2014 (AFP / Adem Altan)

J’ai travaillé comme correspondant de l’AFP à Moscou de 2008 à 2014, puis à Istanbul de 2014 jusqu’à ce jour. Tout au long de ces sept années, la coopération a été le maître mot des relations entre la Russie et la Turquie. Les différends étaient mis de côté alors que les dirigeants des deux pays allaient et venaient frénétiquement pour signer des accords sur le commerce et l’énergie.

Ces bonnes relations s’expliquaient en grande partie par l’excellente entente personnelle entre les hommes forts des deux pays, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan, dont les points communs sont nombreux et frappants. Ce sont deux dirigeants de la même génération – tous deux ont une petite soixantaine – à la tête de deux nations post-impériales qu’ils mènent vers ce que leurs partisans appellent une nouvelle ère de stabilité, et leurs détracteurs un retour à l’autoritarisme du passé.

Poutine comme Erdoğan ont occupé alternativement les postes de président et de Premier ministre de leur pays dans le but de se maintenir au pouvoir. Tous deux affectionnent les étalages spectaculaires de virilité, un élément-clé de leur image politique. Tous deux ont été confrontés chez eux à des mouvements de protestation sans précédent qui ont ébranlé leur autorité – Erdogan en 2013, Poutine en 2011 et 2012. Un épisode mémorable, en octobre 2009, avait été une conférence téléphonique entre Erdoğan, Poutine et l’ex-chef du gouvernement italien Silvio Berlusconi pour discuter football et gazoducs. Comme si Erdoğan, alors Premier ministre, avait été coopté par le club des «macho boys» de Poutine.

Berlusconi, Poutine et Erdoğan inaugurent le gazoduc "Blue Stream" sur la rive turque de la mer Noire, en novembre 2005 (AFP / pool / Fatih Saribas)

L’amitié entre les deux dirigeants avait atteint son apogée en décembre 2014, quand Poutine avait été l’un des tout premiers invités à être reçu dans le palais présidentiel tape-à-l’œil et flambant neuf d’Erdoğan à Ankara. Nous, journalistes, nous attendions à écouter lors de la conférence de presse conjointe la sempiternelle langue de bois sur le renforcement des relations bilatérales pendant que les tractations en coulisses, beaucoup plus intéressantes, resteraient secrètes. A la place, Poutine avait surgi pour annoncer de but en blanc, aux reporters qui se massaient autour de lui, que la Russie enterrait le projet majeur de gazoduc «South Stream» sur lequel elle travaillait avec plusieurs grosses sociétés de l’Union européenne, et qu’elle s’entendrait à la place avec la Turquie pour construire un autre gazoduc, inévitablement baptisé «Turk Stream».

Et la guerre civile en Syrie, pays à propos duquel les positions turque et russe étaient - et demeurent - radicalement divergentes ? Et l’annexion de la Crimée, où la minorité tatare comptait sur le soutien d’Ankara face au traitement brutal infligé par les nouveaux maîtres de la péninsule ? Ces contentieux avaient été purement et simplement « compartimentés », comme aiment à dire les analystes, pour ne pas entacher la nouvelle ère de paix et de coopération dans laquelle la Russie et la Turquie semblaient bien décidées à entrer.

Les craintes d’accrochage aérien avec les forces de l’OTAN existent depuis que la Russie a entamé sa campagne militaire en Syrie en septembre dernier. Mais même les pires Cassandres parmi les médias et les analystes n’avaient jamais sérieusement imaginé qu’un incident aussi grave puisse se produire. Fin octobre, la Turquie avait déjà annoncé avoir abattu un avion ayant violé son espace aérien, mais il s’était avéré que l’objet n’était qu’un drone – certes de fabrication russe – à peine plus grand que les modèles utilisés par les amateurs. Après avoir provoqué un début d’effervescence, l’affaire avait vite été oubliée.

Mais dans la matinée du 24 novembre, il devient vite clair que le pire est arrivé. Les éléments de l’histoire sont confirmés l’un après l’autre. Un avion a été abattu par la Turquie. Un avion avec des hommes à bord. Moscou confirme qu’il s’agit d’un de ses bombardiers. La Turquie affirme que son espace aérien a été violé à dix reprises sur une période de cinq minutes. Les deux pilotes se sont éjectés en vol. L’un est mort (dans des circonstances qui restent à éclaircir) et l’autre a été récupéré. Souvent accusée d’être l’agresseur, la Russie peut cette fois poser en victime et la réaction du Kremlin est musclée. « La perte d’aujourd’hui est un coup de poignard dans le dos qui nous a été porté par les complices des terroristes », affirme Vladimir Poutine. D’un seul coup, la Russie rejoint implicitement ceux qui accusent son allié d’hier de soutenir le groupe Etat islamique.

Environ quatre millions et demi de Russes ont visité la Turquie en 2014 et pour la plupart d’entre eux, la guerre en Syrie et les subtilités des relations russo-turques étaient des préoccupations très lointaines. Chaque jour, les vacanciers russes atterrissaient par milliers dans les villes de la côte méditerranéenne turque, à bord de vols charters directs provenant non seulement de Moscou et Saint-Pétersbourg, mais aussi de villes reculées de l’Oural et de la Sibérie, pour oublier pendant quelques jours les rigueurs du climat russe. Ils n’imaginaient pas se transformer en arme dans un conflit diplomatique. C’est pourtant ce qu’ils deviennent quand le ministère russe des Affaires étrangères demande brusquement à ses ressortissants d’éviter les voyages en Turquie. Les agences de voyage obtempèrent, boycottent cette destination et coupent du jour au lendemain le secteur touristique turc d’un marché primordial. Pour enfoncer le clou, Moscou rétablit les visas pour les Turcs, abolis en 2011 du temps de l’entente parfaite entre Erdoğan et Poutine.

Un manifestant lance une pierre contre l'ambassade de Turquie à Moscou au lendemain de l'incident aérien, le 25 novembre (AFP / Kirill Kudryavtsev)

Et le Kremlin ne s’arrête pas là. Des sanctions sont adoptées contre la Turquie, mettant en péril d’importants projets d’infrastructures, dont «Turk Stream». En quelques jours, la réalité est rattrapée par la géopolitique, et un unique incident au-dessus de la frontière turco-syrienne a un impact direct sur la vie de centaines de milliers de personnes : les familles de Sibérie qui doivent annuler leurs vacances d’automne en Turquie, les Turcs du sud du pays qui dépendent largement du tourisme russe pour vivre, les entreprises turques qui ont des intérêts en Russie, les expatriés russes en Turquie qui commencent à ne plus du tout se sentir en sécurité… Sur les réseaux sociaux, une image devenue virale montre un Turc à bord d’un avion entre Moscou et Antalya dont il est quasiment l’unique passager.

La ville-symbole de la rivalité

Une des villes de Turquie que je préfère est Kars, à l’extrême nord-est du pays, qui a acquis une certaine célébrité mondiale grâce au roman Neige du prix Nobel turc Orhan Pamuk. L’endroit a toujours exercé sur moi une attraction étrange, en partie parce qu’il me rappelle la Russie. Les rues, dont le tracé obéit à un schéma organisé, sont bordées de magnifiques immeubles qui n’ont rien à envier à la meilleure architecture moscovite. Cela s’explique par le fait que Kars, pendant quarante ans, a fait partie de l’empire russe. Cette période a laissé une empreinte considérable. La ville est aussi le symbole de l’éternelle rivalité entre la Russie et la Turquie pour la domination de la mer Noire et du Caucase.

La ville turque de Kars, qui fut russe pendant 40 ans, ici en avril 2009 (AFP / Mustafa Ozer)

Conquise par la Russie pendant la guerre de 1877-78, la ville est revenue dans le giron turc au début des années 1920, dans la foulée de la Révolution russe et de la première guerre mondiale. Dans les années qui avaient suivi la Deuxième guerre mondiale, le régime de Staline n’avait pas caché sa volonté d’annexer Kars à l’URSS, prétentions qui n’avaient pris fin que lorsque la Turquie s’était placée sous le parapluie militaire occidental en adhérant à l’OTAN en 1952.

Malgré tous ces précédents historiques, je n’ai jamais imaginé au cours des sept dernières années que la Russie et la Turquie en arriveraient à de telles extrémités en 2015. Il n’y aura probablement pas de onzième guerre russo-turque, ou du moins ce ne sera pas une guerre directe. Il n’y aura pas de nouveau conflit de quatre cents ans. Mais il y aura des dégâts pour une relation géopolitique-clé dans une région troublée. Et ces dégâts seront aussi graves que la brouille a été soudaine.

Stuart Williams est l’adjoint du directeur du bureau de l’AFP à Istanbul. Suivez-le sur Twitter (@Stuart_JW). Ce texte a été traduit de l’anglais par Roland de Courson (@rdecourson).

La dépouille du lieutenant-colonel Oleg Peshkov, le pilote du bombardier russe abattu par la Turquie au-dessus de la frontière syrienne, arrive à la base aérienne de Chkalovsky, près de Moscou, le 30 novembre 2015 (AFP / Russian Defence Ministry / Vadim Savitsky)
Stuart Williams