Où sont passés les hashtags ?
MAIDUGURI (Nigeria) – On a beau être en pleine saison des pluies, la brousse qui s’étend en dessous de moi est poussiéreuse, sèche et brune, striée par une toile d’araignée de sentiers pédestres et de pistes en terre battue. Je me trouve à bord d’un avion qui descend vers l’aéroport international de Maiduguri et je plisse les yeux pour essayer d’apercevoir les hameaux que nous survolons.
C’est mon troisième voyage ici, et comme à chaque fois la rareté des cours d’eau naturels dans le paysage me met mal à l’aise. Comment les gens peuvent-ils survivre sous un climat aussi impitoyable avec si peu d’eau à leur disposition? Je note mentalement que je devrai penser à rester bien hydraté tout au long de mon séjour. A la sortie de l’avion, la lumière est aveuglante. L’air qui fouette mon visage paraît sorti d’un sèche-cheveux réglé à température maximale.
Je suis ici pour couvrir la dernière calamité à s’être abattue sur la capitale de l’Etat de Borno. Traversée par la rivière saisonnière Ngadda, Maiduguri a été fondée en 1907 par les colons anglais. Elle a été un carrefour commercial majeur au sud du Sahara ainsi que le théâtre de nombreux affrontements interreligieux au cours de son histoire. Elle est maintenant surtout célèbre pour avoir été le lieu de naissance de Boko Haram, le groupe rebelle islamiste qui ravage le nord-est du Nigeria depuis 2009 et dont la violence s’est propagée au-delà des frontières du Cameroun, du Tchad et du Niger.
L’AFP couvre cette insurrection depuis son commencement : les effroyables attaques contre des mosquées, des églises, des marchés et des gares routières, les attentats-suicides et les raids sanglants dans les villages isolés. Au cours des derniers dix-huit mois, l’armée nigériane, avec l’appui des pays voisins, a gagné du terrain face aux insurgés et les a considérablement affaiblis. Aujourd’hui, Boko Haram serait au bord de la « défaite technique ».
Mais cela ne signifie pas que les gens ici vivent mieux.
Ces dernières semaines, une nouvelle dimension choquante du conflit a éclaté au grand jour : en raison de graves pénuries alimentaires, des centaines de personnes, en particulier des enfants, souffrent de malnutrition aiguë sévère. Autrement dit, on meurt de faim au Nigeria.
Les camps pour personnes déplacées, où sont recensés les cas de malnutrition les plus sérieux, sont inaccessibles sans assistance militaire. Nous décidons donc de rouler jusqu’à un campement informel situé à Muna, dans les faubourgs de Maiduguri, où l’Unicef tient une clinique nutritionnelle.
Avant un reportage dans un endroit comme Muna, j’essaye toujours de réfléchir à la façon la plus honnête de décrire la situation tout en restant humain. Il n’est jamais facile d’être témoin de la souffrance tout en étant pratiquement incapable de changer la situation, de faire quelque chose dans l’immédiat pour venir en aide aux gens. Comment braquer un objectif sur quelqu’un qui meurt de faim tout en se montrant respectueux à son égard ? C’est tout le défi. Mais je pense que les gens se sentent respectés dès lors que vous faites preuve de sensibilité à l’égard de ce qu’ils vivent.
Muna est une vaste étendue de poussière, un terrain totalement sec et dénué de la moindre touffe d’herbe. Les tentes sont dressées en petits groupes sur une terre nue battue par le soleil. Il fait si chaud qu’au début, on ne remarque même pas qu’il y a des humains ici. Partout, vous voyez des mirages provoqués par la fournaise. Les gens sont comme floutés. Ils se confondent avec le paysage à l’arrière-plan.
Environ 16.000 personnes vivent ici et la population augmente jour après jour. On peut presque sentir physiquement le goût du désespoir. Il n’y rien à manger, pas une parcelle d’ombre, et pas le moindre avenir. Des nuées de mouches à la recherche d’un peu d’humidité dans la canicule prennent d’assaut les yeux et les lèvres de femmes et d’enfants trop faibles pour les chasser.
Les femmes collectent des feuilles de baobab dans les environs pour faire de la soupe, tandis que les hommes ramassent des branches et des herbes pour construire des cabanes de fortune.
Nous avançons de tente en tente, en suivant les travailleurs humanitaires qui relèvent les signes de malnutrition en mesurant le diamètre des bras des enfants. Chaque outil de mesure comporte trois sections de couleur : vert, jaune et rouge. Le vert est acceptable. Le jaune indique qu’il faut s’inquiéter. Le rouge – 11,5 centimètre de diamètre ou moins – révèle l’état de malnutrition.
Le bétail n’est pas en meilleure forme que les humains. Les rares vaches que l’on trouve ici sont virtuellement mortes. Elles n’ont que la peau et les os. Des nuages de mouches leur tournent autour.
La lumière très dure rend la photographie difficile. Pendant le plus clair de la journée, il règne un soleil de plomb. Vers midi, vous avez l’impression que votre cerveau a cuit à l’intérieur de votre tête. C’est une lumière blanche qui fait penser au feu nucléaire et qui brûle des parties entières des images.
La plupart des personnes autour de moi ont fui la violence qui fait rage dans cette partie du pays. Ils ont abandonné leurs maisons, leurs fermes, leurs villages, tout ce qui faisait leur vie. Ils sont arrivés ici en n’apportant que les vêtements qu’ils avaient sur le dos. La soupe aux feuilles de baobab et les suppléments énergétiques distribués par les agences humanitaires ne suffisent pas à nourrir correctement tout le monde.
Les conditions sanitaires dans la clinique sont loin d’être satisfaisantes. Ce n’est qu’une structure informelle, faite de branches et de paille, sans eau courante et avec juste des tables, des bancs et une toile jetée sur le sol.
A l’extérieur, des femmes habillées en couleurs vives et des enfants de tous âges font la queue pour être examinés par le personnel médical, dans l’espoir d’être déclarés qualifiés pour une ration de suppléments nutritionnels.
Le plus frappant, avec la malnutrition aiguë, c’est la façon dont elle déforme les gens. La taille de la tête n’est plus proportionnelle à celle du corps. Les os commencent à jaillir de par dessous la peau, comme s’ils allaient la percer. Un bébé de six mois que je photographie ne pèse que 3,2 kilos. C’est moins que beaucoup de nouveaux-nés en bonne santé. Il y a aussi ce regard qu’ont la plupart des enfants mal nourris. Des yeux brillants dans lesquels la curiosité se mêle à une anxiété confuse.
Les nouveaux-nés et les bébés réclament souvent du lait à leurs mamans. Ces dernières leur offrent volontiers le sein, mais rien ne jaillit. Leur corps n’a tout simplement plus rien à donner.
Au début, je suis envahi par la colère. Comment le monde peut-il tolérer une chose pareille ? Ce sont des enfants… Puis j’ai envie de pleurer. Mais pleurer n’aidera personne, ne changera rien. La seule chose que je peux faire, c’est prendre des photos pour montrer cette situation le plus fidèlement possible au monde extérieur.
La plupart des gens que je croise acceptent d’être photographiés. Dans le cas contraire, ils me l’indiquent simplement en couvrant leur visage ou en faisant un signe de la main. Ce n’est jamais un problème.
Ces personnes ont perdu une partie de leur dignité. Avant, même si l’environnement était loin d’être idéal, ils cultivaient leur propre terre, ils étaient capables de nourrir leurs enfants. Boko Haram leur a pris tout ça. Maintenant ils ne dépendent plus que de la bonne volonté des autres.
En marchant à travers le camp, je suis gagné par une profonde tristesse, une tristesse sans voix. Mais au milieu de ce malheur, on trouve encore de petites joies et des sourires sincères dans cette communauté qui s’est formée au grès des circonstances. Certains enfants ont fabriqué des jouets à partir de boîtes de conserve vides, de bouts de bois et de fils, et les tirent sur le sol en riant.
Mes images, une fois publiées, ont servi à illustrer l’alerte lancée par les Nations unies concernant la famine à Borno. Le risque est grave : 250.000 enfants de moins de cinq ans actuellement souffrent de malnutrition aiguë sévère dans l’Etat, dont 50.000 sont en danger de mort si rien n’est fait.
Les gens qui ont vu mes photos ont eu des réactions variées. Certains ont trouvé ça terriblement triste. D’autres ont demandé pourquoi le gouvernement du Nigeria ne faisait rien. Quelques uns ont formulé de mauvaises plaisanteries. D’autres encore m’ont accusé avec dédain de pratiquer la « pornographie de la misère ». En résumé, beaucoup d’indignation éphémère et pas beaucoup de vraie empathie face à cette réalité criante : des enfants sont en train de mourir de faim.
Une personne m’a traité de « voyeur », et m’a demandé pourquoi nous n’avions pas aidé ces gens quand nous étions sur place. Je ne crois pas qu’il existe un seul photographe au monde qui soit capable de se réjouir devant des enfants affamés et des personnes déplacées. Du voyeurisme ? De la « pornographie de la misère » ? Si vous choisissez de voir les choses de cette façon, alors peut-être.
Mais pour moi, il s’agit avant tout de témoigner, de transmettre la réalité du terrain. Mes images montrent la vie dans les camps de la façon la plus exacte possible, sans rien atténuer ni exagérer. On ne peut pas prendre une photo de quelque chose qui n’existe pas.
Le Nigeria, ce n’est pas seulement Lagos et Abuja, les grandes métropoles de la première économie d’Afrique où des hommes d’affaires tape-à-l’œil sirotent du champagne. Le Nigeria, c’est aussi Maiduguri, déchirée par la guerre et à bout de souffle après des années de troubles. Boko Haram a peut-être été repoussé pour le moment, mais les conséquences désastreuses de l’insurrection ne font que commencer. Ce n’est pas une question de terrorisme, de territoire, ni même de religion. C’est une question de vie humaine.
Alors oui, les enfants qui meurent de faim, c’est un cliché, je comprends qu’on me le reproche. Nous avons toujours vu ça en Afrique. Mais ils restent des enfants. Et ils continuent à mourir de faim.
En 2014, l’enlèvement par Boko Haram de plus de deux cents lycéennes avait indigné le monde et déclenché une vague de condamnations. Mais maintenant, 50.000 enfants – soit la capacité d’un stade de football de taille moyenne – sont menacés de mourir de faim, et personne ne dit rien. Une nouvelle tragédie humanitaire se déroule sous nos yeux dans l’indifférence générale. Où sont passés les hashtags ?
Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson.