"Mon coeur saigne"
Sanaa -- Parfois, quand on photographie la guerre, on tombe sur une scène qui vous extrait du monde des hommes, une chose qui vous transporte dans une autre dimension, inhumaine. C’est ce qui m’est arrivé avec le massacre intervenu lors d’une cérémonie funéraire.
C’était une vision de l’enfer, comme je n’en avais jamais vue, même dans un film d’horreur. Un enfer largement passé sous silence au-delà des frontières de mon pays.
Un pays dont le coeur bat toujours.
A quoi cela ressemblait-il ? Imaginez-vous pénétrer, jambes flageolantes, dans un abattoir humain. A l’intérieur, vos yeux distinguent des corps se consumer, d’autres carbonisés, des têtes coupées, des membres amputés.
Imaginez aussi que parmi les morts vous retrouviez des amis, des collègues. Et ajoutez-y ce sentiment qu’à chaque seconde qui passe vous risquez votre vie, parce que vous êtes à la merci d’un nouveau bombardement.
J’ai été le témoin de beaucoup de drames depuis 2014, quand les rebelles Houthis, soutenus par l’Iran, ont conquis l’essentiel du Yémen, avant qu’une coalition menée par l’Arabie saoudite ne lance une offensive pour les en déloger en mars 2015.
Depuis, le conflit a fait plus de 7.000 morts, 37.000 blessés, un nombre incalculables de déplacés et des millions de gens dépendant de l’aide alimentaire. On meurt de faim dans certains endroits du pays.
Malheureusement, pour la communauté internationale ce conflit passe bien après celui de la Syrie voisine. Leurs acteurs régionaux et internationaux respectifs sont à chaque fois les mêmes ou presque. Mais toute solution de la crise au Yémen paraît conditionnée au règlement du conflit syrien.
C’est très triste, parce que mon pays n’a jamais connu une épreuve de cette ampleur, un véritable désastre humanitaire. Des innocents meurent. Mon cœur saigne à la pensée de tous ces drames. Et le bombardement de la cérémonie funéraire est le pire qui soit arrivé, c’est le crime le plus laid qui soit.
La photo est toute ma vie. J’ai tous les contacts qu’il faut pour la pratiquer, et quand il se passe quelque chose, je suis rapidement mis au courant. Ce jour du 8 octobre, j’ai reçu un appel de mon neveu, qui habite pas loin, pour me dire qu’une salle accueillant une cérémonie funéraire avait apparemment été touchée par une attaque aérienne.
Je suis arrivé sur place, environ 30 minutes après la deuxième frappe. Nous avons pris l’habitude de ne jamais nous rendre tout de suite sur le lieu d’une attaque. Il est toujours prudent d’attendre un peu. Souvent la première frappe est suivie d’une deuxième, qui vise les secours médicaux et les gens qui viennent aider les victimes. C’est une tactique courante dans tous les conflits, utilisée pour augmenter le nombre de victimes.
La première chose que j’ai vue en arrivant c’était la fumée qui s’élevait de la salle. L’aviation saoudienne avait-elle vraiment pu viser une cérémonie funéraire, me suis-je demandé. Ca paraissait incroyable. Les ambulances évacuaient les morts et les blessés. Il y avait tellement de victimes que même des voitures de civils se chargeaient de les emporter. Et puis je suis entré.
Il y avait des morts et des blessés partout. Des corps carbonisés étaient allongés près de la sortie. Oh Dieu, donne-moi la force, ai-je pensé. Comme il y avait très peu d’infirmiers je me suis dit que la première chose à faire était de les aider à sauver ceux qui étaient encore vivants.
Près de l’entrée il y avait un homme coincé sous une voiture. Il m’appelait à l’aide. J’ai posé mon appareil photo et ai commencé à enlever les débris pour le dégager. D’autres sont venus à l’aide. Nous sommes arrivés à le sortir de là.
Je suis finalement entré dans ce qui restait de la salle pour y prendre des photos. Mon Dieu, toutes les familles qui seront touchées, ai-je pensé. Comment réagiront-elles face à un tel drame ?
Je ne savais pas vers où pointer mon viseur. Partout où j’allais, des corps fumaient encore. Il y avait des blessés et du sang partout. Je me souviens d’avoir remarqué une main qui émergeait des débris. Comme un appel à l’aide, comme le geste d’un homme se noyant en mer, un réflexe pour attirer l’attention.
Et durant tout ce temps, j’avais peur qu’une nouvelle frappe intervienne. C’est un risque que je connais bien. Et c’est le pire que j’ai eu à courir dans ma carrière de photographe.
Je n’oublierai jamais le 10 mai 2015. Il était onze heures du matin. Je prenais des photos après une frappe aérienne de la coalition saoudienne sur le domicile de l’ex-président Ali Abdallah Saleh. Alors que je travaillais à l’intérieur de la maison, un missile a frappé celle d’à côté. Pendant que je courrais me mettre à l’abri, un nouveau missile a atteint l’endroit exact que je venais de quitter. J’ai remercié Dieu d’être toujours en vie
La frappe d’octobre dernier, sur la salle des funérailles, a tué 140 personnes et en a blessé plus de 500 autres. Elle a scandalisé beaucoup de monde, et les Nations Unies l’ont condamnée comme une violation du droit humanitaire international. Mais ce ne sera sans doute pas la dernière tragédie à toucher mon pays.
J’ai commencé à prendre des photos avec mon père, qui était un des premiers photojournalistes du Yémen, au début des années 70. C’est lui qui m’a appris la photo.
A mes débuts, le pays était stable et sûr. L’essentiel de mon travail consistait à photographier les évènements sportifs et la vie de la rue. Je n’aurai jamais pu imaginer qu’un jour mon objectif, qui ne capturait que des instants de beauté, serait braqué un jour sur des scènes de mort et d’horreur, à vous glacer le sang.
Mais si on aime vraiment quelque chose, cela veut dire qu’il faut être prêt à le faire en toutes circonstances. La photographie est une chose très belle et prendre des photos de morts n’a pas changé mon opinion sur ce sujet. Au contraire, cela m’a fait réaliser la grandeur d’un appareil photo face à la mort, parce qu’il permet de consigner les crimes que commettent les hommes.
Je ne ressens pas de colère en pensant à la situation générale de mon pays. Je suis immensément triste de voir où nous en sommes rendus : toutes ces destructions, cette mort, ces réfugiés, l’extermination de toute beauté.
Et malgré cela, le Yémen peut être aussi un endroit joyeux et magnifique. Son peuple est humble et généreux. En ce moment le cœur de notre pays est déchiré et saigne. Mais il bat toujours.
Ce blog a été écrit avec Karim Abou Merhi à Dubaï et Yana Dlugy à Paris.