Un an de colère
Cox’s Bazar (Bangladesh) -- Ca a commencé avec un homme qui sanglote, un deuxième qui se met à pleurer, et puis un autre encore. Très vite, toute la colline s’est animée dans une plainte unique et émouvante, avec des centaines de réfugiés Rohingya, en prière, les paumes tournées vers le ciel de mousson, pleurant leurs morts et faisant le deuil d’une patrie qu’ils pourraient ne jamais revoir.
Ce brusque accès de douleur m’a pris par surprise, et les yeux m’ont piqué rapidement.
Quelques instants avant, ces mêmes réfugiés affichaient pourtant un air de défi, marchant dans la chaleur du mois d’août entre les tentes de leur campement, -proche de la frontière du Bangladesh avec la Birmanie-, les poings levés et clamant : « Nous réclamons justice », pour marquer le premier anniversaire de la fuite, à la pointe du fusil, de leur village.
Après douze mois passés à couvrir la crise des Rohingyas depuis leurs camps de réfugiés, je ne pouvais pas m’empêcher d’encourager intérieurement ce peuple assiégé, -haï en Birmanie et rejeté au Bangladesh-, à revendiquer ainsi sa dignité.
Je les ai encouragés pour Juhara, rencontrée la veille, et dont le visage a été fendu en deux à la machette quand elle a essayé de fuir le pogrom s’abattant sur son village. Il lui manque un œil et une main, elle peut à peine parler, mais elle s’est sauvée – son mari et ses parents n’y sont pas arrivés.
Je les ai encouragés pour Jamal, 20 ans, un futur père qui a perdu son bras droit dans une volée de balles de fusil d’assaut, à peine adulte et handicapé pour la vie.
Je les ai encouragés pour cette femme rencontrée dans une hutte sombre quelques semaines avant qui a décrit à un enquêteur des droits de l’Homme, avec des détails épouvantables, comment quatre soldats l’ont violé en bande après avoir exécuté son mari et son enfant de un an.
A certains moments, il m’a été difficile de rester un observateur neutre.
J’ai effectué cinq missions dans la région frontalière depuis septembre 2017, quand la fumée des villages en feu envahissait l’horizon.
Je n’ai jamais couvert de guerre, mais j’ai eu l’impression d’en vivre une avec ces vagues de civils en état de choc, titubant devant nous au Bangladesh, certains sur des civières, à moitié morts avec des plaies béantes, avec des récits de violences presque incroyables.
La Birmanie a dit à l’époque que les Rohingyas brûlaient leurs propres maisons et inventaient des histoires de brutalités pour s’attirer la sympathie de la communauté internationale.
Une version difficile à croire. A mon premier jour à la frontière, alors que des réfugiés frappaient aux vitres de notre voiture en mendiant de l’eau et de la nourriture, un homme est passé en courant avec dans les bras un enfant à la peau noire et rose de brûlures.
« Qui pourrait faire une telle chose à son propre enfant ? » me suis-je demandé en le voyant disparaitre dans le chaos environnant.
Cette réflexion m’est restée en tête. Dans les premiers jours de la crise, les informations étaient parcellaires et les rumeurs abondantes. L’Etat Rakhine, d’où fuyaient les Rohingyas, était interdit d’accès à la presse étrangère, à l’exception de visites organisées excluant toute vérification indépendante des faits.
Comment pouvions-nous savoir si ce que nous entendions était un récit de première main ou une rumeur exagérée?
L’interview d’une personne dans un camp de réfugiés tournait vite au débat public, avec des interventions de toute part, et les témoignages de faits parfois contradictoires qui brouillaient le récit.
Mais tout au long de la frontière, jour après jour, dans la bouche de ceux qui arrivaient par la terre, la rivière ou la mer, les premiers témoignages se sont révélés horriblement similaires.
Des viols brutaux. Des incendies volontaires. Des bandes bouddhistes armées de machettes accompagnant les troupes régulières pour traquer les Rohingyas fuyant dans la jungle. Et le massacre aveugle d’hommes, de femmes et d’enfants.
Il est vite apparu improbable, et ça le reste aujourd’hui, que tout cela ait été le fruit d’une ruse bien coordonnée de la part d’une minorité opprimée et largement illettrée.
Pendant les missions qui ont suivi, je me suis lentement blindé face aux réfugiés s’effondrant en larmes au récit des actes atroces de sauvagerie dont ils avaient été victimes. J’ai craint alors de devenir blasé face à ces souffrances. Je pouvais m’en protéger alors que nos dévoués collègues bangladais, et notamment l’infatigable Redwan Ahmed, devaient les écouter entièrement, pour traduire chaque récit effrayant, exprimé entre deux sanglots.
Il est facile de se mettre en colère. Ça m’est arrivé parfois.
En colère contre l’impunité. Contre ceux qui publient des commentaires sous nos dépêches pour dire que les Rohingyas sont des menteurs, des terroristes et des intrus musulmans sur une terre bouddhiste. Contre le fait qu’un million de personnes soient en fuite pour nulle part, vieillissant et mourant dans une prison à ciel ouvert.
Je suis en colère contre une situation si dramatique qu’elle force des gens à envoyer leur famille sur un frêle esquif dans la baie du Bengale au pic de la mousson. Contre le sort cruel qui a jeté l’embarcation sur les rochers au milieu de la nuit, précipitant des enfants terrorisés dans les rouleaux.
Je suis en colère contre la perte de Shona Miah, un père détruit rencontré le lendemain près de la plage d’Inanei, gémissant en fermant les yeux de ses trois jeunes filles après que la mer ait rendu leur corps sur la côte.
Au moins ont-elles été inhumées dans le rite musulman, leurs corps lavé et enveloppé dans un linge blanc par des Bangladais dont le vendredi avait été bouleversé par l’évènement. Ils ont pleuré pendant que l’imam récitait ses prières, des centaines de fidèles, pour la plupart des marins et pêcheurs très pauvres, tête baissée. C’est la chose la plus émouvante à laquelle j’ai assisté.
A chacune de mes visites j’ai constaté que la situation s’améliorait dans les camps, même s’ils restent parmi les plus densément peuplés de la planète, sujets à des inondations, une chaleur écrasante et des odeurs pestilentielles. La criminalité est un véritable problème, sur lequel j’ai travaillé, et je me demande ce que les reporters ne peuvent pas voir, une fois la nuit tombée, quand l’accès au camp nous est interdit.
Mais la terre auparavant vierge a vu apparaitre des marchés, des mosquées et même un ou deux terrains de football. Une amélioration marginale.
Il n’y a plus de bébés sous-alimentés avec leurs ventres gonflés et hurlant dans des cliniques débordées; plus d’excréments souillant l’eau; plus de malades et de blessés demandant de l’aide au bord des routes et les bousculades dégradantes au cul des camions d’aide, que je n’oublierai jamais, jamais.
Mais le traumatisme reste vif.
Le jour où je suis revenu du Bangladesh, une Alerte a flashé sur les fils de l’AFP. Les enquêteurs de l’ONU ont déclaré que les généraux au pouvoir en Birmanie devraient être poursuivis pour génocide, rendant ainsi justice aux récits que faisaient les Rohingyas.
Il est peu probable que les généraux voient jamais le décor d’un tribunal. Et même si c’était le cas, un jugement prendrait au minimum une décennie.
« Nous disons au monde que nous réclamons justice », m’avait dit deux jours avant Mohammad Hossein pendant la manifestation anniversaire, le visage rayonnant avec un bandana blanc proclamant « Sauvez les Rohingyas ».
J’aimerais que le monde l’entende.