Le pire est à venir?

Pacaraima, Etat de Roraima (Brésil) -- C’était comme dans un roman noir. Nous nous trouvions à l’extrême nord du Brésil, dans une sorte de bout du monde, pour enquêter sur des attaques contre des migrants vénézuéliens.

La situation a dérapé le 25 août, quand des habitants de cette ville frontière ont détruit leurs campements, brûlé leurs tentes avec leur contenu, et les ont chassé de l’autre côté de la frontière. Il nous a fallu quelques jours pour comprendre l’enchaînement d’incompréhensions, d’a priori et de frustration qui a conduit à cet accès de violence.

Pourquoi s’intéresser à l’histoire d’une attaque dans un coin perdu, une ville de 10.000 âmes en Amazonie, dans laquelle personne n’est mort? Parce qu’elle est peut-être un signe de ce qui pourrait se répéter alors que des dizaines de milliers de Vénézuéliens fuyant la situation économique dramatique de leur pays se réfugient dans les pays voisins d’Amérique latine.

Des Vénézuéliens se rendent au Pérou en empruntant l'autoroute panaméricaine, ici à Tulcan, en Equateur, le 21 août 2018, après avoir traversé la Colombie. (AFP / Luis Robayo)

Les incidents de Pacaraima  ont été le premier épisode de violences à toucher des Vénézuéliens depuis que leur exode a commencé il y a quelques années. Il était évident qu’il fallait aller voir.

Le photographe Mauro Pimentel a voyagé de Rio et moi de Sao Paulo. Nous avons rejoint la journaliste texte Eugenia Logiuratto à Brasilia pour le dernier vol vers l’Etat de Roraima, la destination finale des vols domestiques brésiliens. Arrivés après minuit, nous avons pris la route après une courte nuit pour les deux heures de trajet jusqu’à la frontière.

Les Nations Unies estiment qu’environ 1,6 million de Vénézuéliens ont fui leur pays depuis 2015. La plupart se sont rendus dans les pays voisins hispanophones comme la Colombie, l’Equateur et le Pérou. 

Quelque 50.000 ont choisi le Brésil, lusophone. Pour ceux qui arrivent par la route, le point d’entrée est un des Etats les plus pauvres du pays, et un des moins préparés à faire face à un tel afflux.

Ironiquement, la ville où sont intervenues les premières violences contre les Vénézuéliens entretient depuis des années des relations très étroites avec sa jumelle de l’autre côté de la frontière, Santa Elena. Les Brésiliens ont l’habitude de s’y ravitailler en essence, faute de pompe de leur côté, et les Vénézuéliens font le trajet inverse pour s’approvisionner en alimentation.

Des habitants de Pacaraima brûlent des biens appartenant à des migrants vénézuéliens à l'aide de pneus enflammés, après avoir attaqué leurs deux campements principaux, le 18 août 2018. (AFP / Isac Dantes)

Quand nous sommes arrivés à Pacaraima, il ne restait que des bouts de matelas brûlés et des chaussures abandonnées sur la route. Et plus de squatters dans les rues. Les migrants parlaient volontiers mais ne voulaient pas être filmés, de peur d’être reconnus à la télévision.

Je croyais qu’il serait difficile de faire parler les habitants sur les attaques. Leur franchise m’a surpris.

« La plupart des gens qui se trouvaient ici étaient des vauriens, juste des voleurs et des vagabonds ! », m’a dit une femme.

« Il ne s’agissait pas de xénophobie, mais juste que les gens en avaient assez. C’est ça qui est arrivé, nous étions fatigués par cette situation », m’a dit un jeune homme.

Une migrante vénézuélienne en chemin vers le Pérou, sur la Panaméricaine à Tulcan en Equateur, après avoir traversé la Colombie. 21 août 2018. (AFP / Luis Robayo)

Les Vénézuéliens qui sont arrivés en ville voyageaient depuis des jours. On pouvait les voir marcher en tirant une valise à roulettes, comme dans un aéroport. Mais ils se trouvaient en Amazonie et leur valise contenait tout ce qu’ils avaient pu y caser pour démarrer une nouvelle vie ailleurs.

Une fois entrés au Brésil, ceux qui le pouvaient ont continué plus loin. Les autres se sont entassés dans des campements de fortune, espérant gagner quelque chose avant d’aller ailleurs. Quelques centaines vivaient dans les rues, certains depuis quelques jours, d’autres depuis plusieurs mois. 

Des membres de la tribu Warao, le deuxième groupe indigène du Venezuela, dans le campement pour migrants de Janakoida, dans la ville frontière brésilienne de Pacaraima, le 21 août 2018. (AFP / Mauro Pimentel)

Plus les campements ont grossi, plus l’exaspération des habitants a grandi. Ils n’ont plus supporté les squatters dans les rues, la situation sanitaire dégradée, la pression sur un système de santé déjà tendu. L’agression d’un commerçant par des voleurs a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. La rumeur s’est répandu qu’il s’agissait de Vénézuéliens et que leur victime était morte. Les deux informations se sont révélées fausses. 

Mais sur le moment les habitants ont décidé de chasser les migrants de la ville, en quadrillant les quartiers. Puis ils ont mis le feu à leurs biens. Un couple de Vénézuélien nous a raconté avoir fui dans la montagne et attendu deux jours, sans boire ni manger, avant de se risquer à revenir. Des migrants nous ont dit que des habitants patrouillaient les rues à la nuit tombée pour les empêcher d’y dormir.

"C'était laid, très laid", nous a dit un jeune homme, visiblement encore choqué.

Plus tard, le commerçant qui avait été volé a déclaré  à une chaîne de télévision locale que ses agresseurs étaient des Brésiliens, pas des Vénézuéliens. Un patient qui avait le même nom que lui était mort à l'hôpital et la population en avait tiré une conclusion éronnée.

Il a été facile d'établir, après coup, comment ces rumeurs ont pu aboutir finalement à une attaque.

Un autre point de friction a été la situation de l'hôpital de la ville. Il se débattait avec un afflux de migrants malades et des résidents s'étaient plaints de s'en voir l'accès interdit parce que les Vénézuéliens occupaient tous les lits.

Les pieds d'un migrant vénézuélien, José Carrizales, dans un campement près de la gare routière du nord de Quito, en Equateur, le 9 août 2018. (AFP / Rodrigo Buendia)

Les habitants n’ont pas réalisé que leurs actes pourraient attirer l’attention de l’extérieur. Ils ont été très surpris de voir débouler les médias. Ils n’étaient jamais loin quand nous menions nos interviews, et ne se privaient pas d’intervenir quand ils entendaient quelque chose qui ne leur plaisaient pas. Une fois, j’ai eu une altercation avec une femme qui n’avait de cesse d’insulter un jeune de 18 ans que j‘interviewais. Le garçon portait les courses de clients jusqu‘à leur voiture pour gagner sa vie. « Ce sont des escrocs, des drogués », avait-elle lancé d’une voix forte au milieu de notre conversation. « C’est humiliant », disait le garçon.

Les habitants étaient aussi jaloux de l’attention que les médias portaient aux migrants. Le Brésil a pléthore de problèmes, et les habitants de Pacaraima eux-mêmes luttent pour gagner de quoi vivre et obtenir des soins décents. Pour eux, il était impensable que l’attention des médias se porte sur ces migrants qui les avaient « envahi » plutôt que sur leur propre sort.

Après trois jours nous avons compris que nous n’étions plus les bienvenus. Nous avons eu une discussion houleuse avec un responsable de la municipalité quand j’ai essayé de le filmer en train de chasser du trottoir des colporteurs. Quelques heures plus tard nous nous trouvions dans une autre rue quand le client d’un bar a reconnu le logo sur mon micro et nous a pointé du doigt en disant que nous causions des problèmes. Nous avons décidé de repartir pour la capitale de l’Etat, Boa Vista.

Migrants vénézuéliens dans le refuge Pintolandia à Boa Vista, dans l'Etat brésilien de Roraima, le 24 février 2018. (AFP / Mauro Pimentel)

Les autorités locales estiment que 25.000 Vénézuéliens ont rejoint leur ville, dont bon nombre vivent dans les dix abris installés pour les accueillir. Mais 2.500 trainent encore dans les rues. A un grand carrefour, environ 20 Vénézuéliens ont entouré notre voiture en se proposant de laver notre pare-brise pour quelques réals, la monnaie locale. Ils étaient aussi nombreux au trois autres côtés de l’intersection.

Une migrante vénézuélienne attend devant les bureaux colombiens de l'immigration, près du pont Rumichaca, avant de l'emprunter pour passer en Equateur, le 20 août 2018. (AFP / Luis Robayo)

Une dizaine d’entre eux campaient à côté d’une église catholique. Un homme s’est mis à pleurer en nous racontant sa fuite de son pays. Il ne s’attendait pas à vivre dans la rue au Brésil. Malgré cela peu se sont dit prêts à revenir. Le gouvernement vénézuélien a envoyé un responsable pour les convaincre de retourner avec lui dans leur patrie mais ils ont expliqué avoir peur de représailles s’ils rentraient. Personne ne l’a accompagné.

Les migrants ont avoué craindre de nouvelles attaques. Ils ont raconté qu’à Boa Vista on leur avait lancé des pierres. Une nuit un automobiliste les a menacés en faisant mine de les écraser.

Les habitants nous ont dit plaindre les migrants et leur sort, mais aussi que leur Etat n’avait pas les moyens de les accueillir. Eux aussi en voulaient à leurs hommes politiques de venir en aide à des étrangers plutôt qu’à leur « propre » gens.

Des migrants vénézuéliens, en route pour le Pérou, dorment au bord de la Panaméricaine en Equateur, le 22 août 2018. (AFP / Luis Robayo)

La semaine m’a laissé perplexe. J’ai beaucoup de collègues et amis vénézuéliens qui ont quitté leur maison et parlent de la douleur de leurs proches laissés derrière. Ca m’a touché de voir quelqu’un tirant sa valise sur une route et qui pourrait être votre ami. Mais je comprends aussi la frustration d’un habitant qui lutte pour joindre les deux bouts, et dont la ville est envahie par des gens d’un autre pays, avec des besoins pressants.

A Venezuelan citizen sleeps at the Rumichaca international bridge in Ipiales, Colombia, on the border with Ecuador, August 11, 2018. (AFP / Rodrigo Buendia)

Le Brésil a essayé de faire face à la situation en déployant ses militaires à la frontière, pour garantir la « sécurité » des Brésiliens et Vénézuéliens. Il a aussi commencé à transférer les migrants dans d’autres parties du pays. 270 Vénézuéliens ont été déplacés par avion dans d’autres Etats, après 820 un plus tôt cette année. Mais ces mesures sont une goutte d’eau dans l’océan. De mon point de vue ce n’est qu’une question de temps avant que la violence ne réapparaisse.

                           Journal d'une famille en exode du Venezuela en crise

Johannes Myburgh