Otage de Harvey
Winnie, Texas, (Etats-Unis) -- C’est quand l’eau est montée brusquement jusqu’aux chevilles que j’ai compris que j’avais un problème. J’avais coincé ma voiture dans un fossé, et je n’arrivais pas à me dégager. La pluie fouettait le pare-brise, me bloquant la vue. J’ai essayé d’ouvrir la porte. Coincée.
Et merde !
A peine cinq minutes avant, je m’aventurais en dehors de mon hôtel pour grignoter un morceau, à moins de 500 mètres de là. Je voulais aussi jeter un œil à cette petite ville inondée du Texas, l'Etat où j’étais censée faire un reportage sur les conséquences de l’ouragan Harvey.
J’ai tripoté la fermeture, en me demandant si l’ouverture entrainerait l’inondation de l’intérieur. Mais comme je pataugeais déjà dans l’habitacle, ce n’était plus vraiment un sujet. J’ai poussé la portière, attrapé mon sac, balancé mes jambes à l’extérieur, dans le courant d’eau froide et sombre, et lutté pour me tenir debout.
Avec mes sandales je n’étais sans doute pas le mieux équipée pour sonder le terrain, mais après quatre ans à New-York, je ne les quittais plus. Je piétinais pour garder l’équilibre, tout en jurant : « Oh mon Dieu. Oh mon Dieu. Oh mon Dieu ».
Le Texas a un climat presque tropical en été, mais l’eau était très froide. Mon pantalon me collait aux jambes. Je me suis retrouvée avec de l’eau presque jusqu’à la taille en glissant et en trébuchant pour sortir de la chaussée inondée. Derrière moi, j’ai vu l’appel des phares blancs d’un énorme pick-up. De l’aide. Dieu merci.
En quelques secondes un Texan basané, en salopette et cuissardes, m’a saisie par le coude et menée vers l’arrière de son véhicule. Tremblante et choquée, je n’ai pas trouvé la force d’y grimper. J’ai eu un instant de panique, en imaginant la honte d’avoir à être poussée par les fesses. Mais les Texans sont bien trop polis pour se livrer à un tel geste sur le derrière d’une Anglaise voyageant seule. J’y suis arrivée à la deuxième tentative avant de m’effondrer sur la banquette.
«Et la voiture ? », ai-je demandé plaintivement.
Sans un mot, il a saisi un câble, et en deux temps trois mouvements mon véhicule de location était rangé sur le parking d’un restaurant où j’avais envisagé auparavant de me sustenter avec un gombo fumant, le ragoût local.
« Vous n’avez rien laissé dans la voiture ? », m’a demandé mon sauveur.
Ma valise. Flûte.
Je suis ressortie, ai ouvert le coffre, qui a vomi son pesant d’eau, pour y récupérer mon engin à roulettes. Sans un mot le Texan l’a balancée dans son pick-up, et m’a déposée trente secondes plus tard à mon hôtel.
Je me suis confondue en remerciements, avant de demander : « Et ma voiture ? »
Il m’a répondu d’un trait : « elle est morte ».
Et donc, cinq minutes après m’être risquée au dehors, je me suis retrouvée coincée, trempée, et laissant des traces sur le sol carrelé du Comfort Inn, un deux étoiles à Winnie, un bled fermier de 3.000 âmes.
Les autres hôtes de l’établissement m’ont à peine remarquée. Ils paraissaient soient morts d’ennui parce que coincés ici après que l’autoroute se soit transformée en rivière, ou pétris d’angoisse après avoir abandonné des maisons disparaissant sous les eaux.
Je n’étais qu’une banale personne trempée. Et même quand je suis descendue vêtue d’un simple drap de bain, avec un paquet d’affaires mouillées en main, personne ne s’en est ému. On m’a simplement indiqué la direction de la lingerie au bout du hall.
L’ouragan Harvey n’a pas été ma pire mission pour l’AFP. Et de loin. Le Texas est un paradis comparé à certains endroits que j’ai traversé au Pakistan, au Soudan, en Irak ou encore dans le nord de la Syrie.
Quand je me suis embarquée pour ce qui devait être un simple trajet de cinq heures de route de La Nouvelle Orléans à Houston, je me suis souvenue de cet ami afghan qui me disait à quel point il était facile de rouler en Amérique.
Il avait raison, mais je ne suis quand même jamais arrivée à Houston.
La première nuit j’ai dû faire halte à Beaumont, à une centaine de km à l’est de ma destination finale. La nuit était d’encre et la pluie cinglait les vitres. Au petit-déjeuner, un homme m’a conseillée de ne pas sortir : « Si vous étiez ma fille je ne vous laisserai pas y aller ».
Une cinquantaine de km plus loin la police avait bloqué l’autoroute, devenue impraticable. J’ai passé la journée dans la campagne, avec une ambulance des services de secours. Puis avec une famille de quatre personnes dans un bateau, sur ce qui était avant une voie rapide, pour sauver une mère et ses quatre enfants, menacés par la montée des eaux dans leur maison. La pluie tombait avec une force telle qu’à un moment je ne pouvais même plus écouter mes interviews sur mon enregistreur.
Après avoir envoyé ma dépêche, l’averse était devenue torrentielle. La police m’a indiqué qu’il était impossible de voyager vers l’ouest et conseillé de rebrousser chemin. J’ai échoué à Winnie, où j’ai sans doute déniché la dernière chambre d’hôtel disponible.
Partout, on m’a posé la même question : « Vous avez des ouragans dans votre pays ? ». Non, bien entendu. L’an dernier, nous avons passé des jours avec deux collègues à poursuivre l’ouragan Matthews. Nous l’avons largement loupé, et la seule épreuve notable de la mission a été une soirée vin-fromage dans un hôtel.
J’étais avertie pourtant. A l’abri de la Croix Rouge de Winnie, la responsable m’a prévenue que l’ouragan se dirigeait dans notre direction. En rentrant à l’hôtel, vers 10 heures du soir, les éclairs ont zébraient le ciel. La pluie n’a pas cessé de la nuit.
Le jour venu, j’étais décidée à rejoindre Houston, l’épicentre de l ‘ouragan. « Vous êtes sûre ? », m’a demandé le réceptionniste. « Vous avez la dernière chambre, et si vous partez, elle sera occupée ». Je l’ai à nouveau réservée, par précaution, tout en me disant que j’arriverai bien à quitter la ville.
Mais l’autoroute était fermée. Sur toutes les voies, les pick-up devant moi faisaient demi-tour. J’ai fait pareil.
J’ai passé la matinée à l’hôtel. J’ai bien essayé de faire un sujet sur des migrants mexicains réfugiés là, mais ils ne parlaient pas anglais et moi pas espagnol. La pluie ne cessait pas.
Un peu affamée, et sans grand-chose à me mettre sous la dent à l’hôtel, une courte excursion au seul restaurant décent du coin m’a paru une bonne idée. Mon erreur a été de tourner trop brusquement pour emprunter la rampe menant au parking. J’ai terminé dans le fossé, invisible sous l’eau.
Sans voiture, j’étais coincée. Le téléphone fonctionnait à grand peine. Quand j’ai finalement atteint l’assistance du loueur ils m’ont expliqué être submergés d’appels du même ordre. « Votre meilleure chance est d’essayer un Uber ou un taxi », m’a conseillé mon interlocutrice.
Mais il n‘y a ni l’un ni l’autre à Winnie. Juste une paire de stations essence, quelques fast-food, quelques églises, une maison de retraite et un collège, transformé en abri pour la Croix Rouge.
Même si j’avais eu une voiture, elle ne m’aurait servi à rien.
Toute la nuit, le vent a hurlé et les éclairs illuminé le ciel. L’eau s’infiltrait par le bloc d’air conditionné à la fenêtre. J’ai bourré les joints de serviettes. Le matin venu, elles étaient trempées et la moquette avec. L’électricité s’est coupée pendant la nuit. J’ai eu un beignet pour tout petit-déjeuner.
Je suis restée coincée trois jours à Winnie. Les autoroutes étaient toujours inondées. Les sociétés de taxi les plus proches se trouvaient à Beaumont, à une trentaine de kilomètres, où on évacuait les hôpitaux. L’une d’elle m’a répondu par mail : « pour le moment, nous essayons de survivre ».
Dans ces conditions, mes problèmes de voiture devenaient futiles. Il n’en restait pas moins extraordinairement frustrant d’être sur une telle mission avec pour seul exutoire de patauger avec de l’eau jusqu’aux genoux pour aller interviewer des sauveteurs et des personnes évacuées dans une station-service.
Le quatrième jour, Arbin, un chauffeur de 60 ans, supporter de Trump, haïssant les « terroristes » et craignant la Corée du Nord, a réussi à atteindre Winnie, et m’a embarquée pour Dallas, où se trouvait l’aéroport le plus proche encore en fonctionnement. Arbin s’est engagé prudemment direction nord-ouest, en empruntant des routes de campagne inondées. Son patron l’appelait régulièrement pour vérifier notre progression. Avec les déviations, le besoin impérieux de pauses cigarette d’Arbin et la distance, le périple a duré 7 heures et demie. Il n’y avait plus de vols disponibles. Et j’ai passé encore une nuit au Texas.
Au moins, cette fois, il y avait un room-service.