Dix ans apres Katrina, souvenirs de chaos et de desolation
CHICAGO, 27 août 2015 – Mon hôtel de La Nouvelle Orléans tremble comme un train de marchandises lancé à pleine vitesse. Les rafales de vent meurtrières de l’ouragan Katrina arrachent les toitures, déracinent les arbres, propulsent de véritables murs d’eau salée à des kilomètres de la mer. C’était il y a dix ans, et certaines images de la « Big Easy » livrée au chaos et à la désolation me hantent encore.
Comme ce vieil homme qui gît dans un fauteuil, devant Palais des congrès de La Nouvelle Orléans. Il est mort. Quelqu’un a jeté une couverture sur son corps inerte. Tout autour, une marée humaine affamée, assoiffée, meurtrie, attend depuis des jours une aide d’urgence qui n’arrive jamais.
Comme cette mère qui, pieds nus, épuisée, marche le long d’un pont en portant dans ses bras son bébé de cinq jours. Elle me raconte sa fuite rocambolesque sur une planche tendue vers la fenêtre d’une maison voisine, alors que les flots engloutissaient son domicile.
Comme ces patrouilles de militaires lourdement armés que nous apercevons à la lueur de nos phares, dans le Vieux carré français plongé dans les ténèbres. Ils ont reçu l’ordre de tirer pour tuer.
L’ouragan Katrina, l’un des plus violents de toute l’histoire des Etats-Unis, déferle sur la côte sud des Etats-Unis le 29 août 2005 et fait plus de 1.800 morts, dont la plupart à La Nouvelle Orléans. Environ 80% de la ville est submergée. Des digues mal entretenues cèdent sous la pression et le niveau de la mer monte de jusqu’à six mètres. L’inondation est si fulgurante de beaucoup d’habitants périssent noyés dans leurs maisons.
Marécage étouffant
Dans les heures et les jours qui suivent, La Nouvelle Orléans devient un marécage étouffant où des dizaines de milliers de personnes sont prises au piège, coincées sur les toits, cuisant sous la chaleur accablante sur des bords d’autoroute, ou abandonnées à leur sort dans des centres d’hébergement d’urgence gravement sous-équipés.
La peur et le désespoir sont aggravés par les pillages et les rumeurs – pour la plupart sans fondement – faisant état de violences, qui ralentissent les opérations de secours. Les camions de vivres et d’eau potable n’arriveront qu’au bout de cinq jours. Ceux qui en avaient besoin auront eu l’impression d’attendre cinq ans.
Le lundi 29 août au matin, peu après que l’œil du cyclone nous soit passé dessus, le photographe freelance James Nielsen et moi nous aventurons hors de notre hôtel. Sous la pluie battante et les vents déchaînés, nous avançons en rasant les immeubles, à la recherche des dégâts causés par l’ouragan.
Bâtis sur les hauteurs, les secteurs les plus anciens de La Nouvelle Orléans – le Vieux carré français, Garden District et le quartier d’affaires du centre-ville – ont été relativement épargnés par la colère de Katrina. Nous mettons donc plusieurs heures à mesurer toute l’étendue de la catastrophe. Nous nous arrêtons derrière une ambulante garée sur une bretelle d’autoroute et c’est là que, tout à coup, mon cœur fait un bond : tous ces triangles qui flottent dans l’eau en contrebas, ce sont des toits de maisons...
Sous nos yeux, un bateau de sauvetage récupère un homme qui pagayait sur un radeau bricolé à l’aide de palettes de manutention en bois. L’embarcation des secours se dirige ensuite vers une maison pratiquement submergée. Un vieillard est extrait par la fenêtre et hissé à bord. Je n’en crois pas mes yeux. Une fois le bateau au complet, il se dirige vers les pompiers qui attendent sur la bretelle d’autoroute avec une échelle. L’homme qui s’est échappé de chez lui par la fenêtre est trempé et grelotte malgré la chaleur. Un autre rescapé me raconte que l’eau est montée si vite qu’il a tout juste eu le temps d’attraper un marteau et un tournevis et de se précipiter au grenier. Il a utilisé ces outils pour percer un trou dans le plafond et se réfugier sur le toit. Sans cela, il n’aurait peut-être pas survécu.
Le lendemain, nous découvrons qu’au lieu de commencer à se retirer comme on aurait pu le prévoir, l’eau a encore monté car un canal a débordé.
James Nielsen et moi suivons un convoi militaire jusqu’à un pont conduisant au quartier inondé de Lower Ninth Ward. James parvient à embarquer sur un bateau, pendant que j’interroge les survivants qui viennent d’être amenés à terre. C’est là que je rencontre la jeune maman et son nouveau-né affamé. Je parle aussi à une dame dont le mari a été emporté par les flots, sous ses yeux, par la terrible tempête. Elle pleure. Elle me demande si je sais où elle pourrait retrouver le corps. Je n’en sais rien. J’ignore toujours si elle a pu, finalement, enterrer dignement son époux.
Barbecue dans les ténèbres
Nous assistons à quelques scènes de pillage dans le Vieux carré français mais en général, les gens ont encore l’air de garder le moral ce jour-là. Je tombe sur un restaurant qui sert de la bière tiède et du gumbo chaud : l’électricité est coupée, mais le four à gaz fonctionne toujours et le chef a décidé de faire cuire toutes les réserves de nourriture avant qu’elles ne se gâtent. Beaucoup d’habitants font de même et allument les barbecues ce soir-là.
Le mercredi, deux jours après le passage de l’ouragan, la situation se détériore. Les miraculés, dans un premier temps reconnaissants d’avoir été extraits de leurs maisons inondées, se retrouvent parqués dans le palais des congrès du centre-ville sans eau, sans aliments, sans soins médicaux et sans toilettes en état de marche. Dans Canal Street inondée, un incendie éclate dans un magasin de chaussures pendant un pillage. Les hôtels commencent à mettre leurs clients à la porte.
De folles rumeurs font état de violences terribles, de scènes d’émeute. Effrayés, mourant de soif, les sinistrés se mettent à fuir, errent sur le bitume des autoroutes sous un soleil de plomb. Sous le choc, une infirmière me raconte que des hélicoptères évacuant des enfants n’ont pu décoller, car on entendait des coups de feu dans les environs.
Le jeudi est un cauchemar. Je passe la matinée à parler à des réfugiés livrés à eux-mêmes sur une autoroute. Ils me demandent comment le gouvernement américain réussit à envoyer de l’aide humanitaire au monde entier, mais n’est pas capable de secourir ses propres citoyens. Dans l’eau boueuse en contrebas, je vois des cadavres qui flottent.
L'enfer dans le Superdome
Je me fraye ensuite un chemin parmi les zones inondées pour me rendre au Superdome, un stade transformé en hébergement d’urgence, où s’entassent 26.000 personnes dans des conditions effroyables. L’odeur d’urine et d’excréments est insupportable. La situation est si désespérée que les gens se passent les bébés à bout de bras par-dessus la foule, se pressent contre les barricades pour tenter de sortir en force. Rien qu’en repensant à cette scène, j’en ai encore les larmes aux yeux. Je ne peux toujours pas croire qu’une chose pareille ait pu se produire en Amérique.
Le vendredi, un sheriff adjoint aux airs de dur à cuire fond en larmes devant moi en me décrivant la mort atroce de ses prisonniers, qui se sont noyés dans leurs cellules ou qui sont restés accrochés aux barbelés en tendant de fuir la prison inondée. Il n’arrive pas à comprendre pourquoi, une fois les détenus survivants évacués, les sheriffs adjoints et leurs familles ont été abandonnés sur une autoroute pendant toute la nuit. Pendant que nous parlons, un hélicoptère atterrit à côté de nous. L’aide arrive enfin...
Le vendredi, La Nouvelle Orléans ressemble à un camp retranché. Des milliers de soldats ont investi la ville, et avec eux les camions d’eau et de vivres ainsi que les autobus pour évacuer les habitants. Au cours des jours qui suivent, les militaires s’efforcent de rétablir l’ordre et d’évacuer les sinistrés, à l’exception des plus têtus d’entre eux.
Le samedi, je me retrouve aplatie sur le sol jonché d’immondices des alentours du Superdome : un tireur embusqué a ouvert le feu. Un colonel qui supervise l’évacuation du stade secoue la tête. « Ces types vont se faire de plus en plus nombreux au fur et à mesure que ça se dégrade », prédit-il.
Une prison de fortune
Plus tard ce jour-là, je tombe sur une prison de fortune installée dans un dépôt d’autobus. Elle vient d’accueillir son premier pensionnaire post-Katrina. Le directeur des services pénitentiaires de la Louisiane a supervisé en personne la mise en place de ce centre de détention improvisé, aménagé par des prisonniers amenés d’autres coins de l’Etat par autobus. Jusqu’alors, m’explique-t-il, la police ne s’est pas donnée la peine d’arrêter quelque délinquant que ce soit « faute d’endroit où les enfermer ».
Le dimanche, je me recueille sur la tombe d’une victime, faite de briques cassées et d’un drap blanc sur lequel il est écrit : « Ci-gît Vera. Que Dieu nous aide ».
Au cours de la semaine qui suit, je couvre les efforts désespérés pour secourir les derniers survivants et le sinistre ramassage des cadavres. Je suis des équipes qui se consacrent à récupérer les animaux domestiques, je parle à des gens qui refusent obstinément de quitter leurs maisons, je tombe même sur l’acteur Sean Penn qui se sert d’une tasse en plastique pour écoper l’eau dans le bateau à bord duquel il participe aux secours…
Je peux enfin prendre une douche – la première en neuf jours – au poste de commandement des secours installé à l’aéroport. Un porte-parole de l’Agence fédérale de gestion des urgences me glace le sang en me déclarant, sur un ton froidement pragmatique, que beaucoup de corps ne seront jamais retrouvés parce que « les alligators adorent ce genre de truc ».
Par la suite, je suis retournée plusieurs fois à La Nouvelle Orléans pour suivre la reconstruction, puis les ravages de la marée noire de la plateforme de BP dans le Golfe du Mexique. Peu à peu, j’ai même appris à aimer la « Big Easy ».
Mais les cinq premiers jours après le passage de Katrina m’ont transformée.
Un conducteur pris au piège de la montée des eaux attend les secours sur le toit de son véhicule à La Nouvelle Orléans, le 4 septembre 2005 (AFP / pool / Robert Galbraith
J’étais une jeune journaliste quand mes chefs m’ont envoyé couvrir cet ouragan. J’ai perdu toute confiance dans les institutions gouvernementales, et ma colère ne retombe pas quand je pense à tous ceux qui sont morts ou qui ont souffert à cause de l’inefficacité des pouvoirs publics pour faire face à cette catastrophe. Mais ma foi en l’humanité a aussi été renforcée grâce à tous les actes de courage, d’abnégation et de gentillesse auxquels j’ai assisté. Comme cet homme qui a passé des jours à transporter sur son bateau ses voisins pour les mettre à l’abri hors des zones inondées, et qui n’avait pas une minute à consacrer à une journaliste.
Je n’ai jamais su son nom.
Mira Oberman est une journaliste de l'AFP basée à Chicago, responsable de la couverture du centre des Etats-Unis. Suivez-la sur Twitter. Cet article a été traduit par Roland de Courson à Paris (lisez la version originale en anglais).