En Haïti, abolir la distance
Port-au-Prince -- Abolir la distance avec le sujet qu’on photographie, c’est ce que j’ai cherché pendant mon reportage sur la trace de l’ouragan Matthew qui a ravagé une partie d’Haïti en faisant des centaines de morts.
On ne peut pas s’empêcher de ressentir de la douleur, du chagrin ou de la colère, devant ce spectacle. Parce qu’il touche avant tout ceux qui n’ont déjà presque rien sur cette terre.
Faute de moyens de communication, il a fallu un peu de temps pour constater l’ampleur des dégâts.
Matthew a touché Haïti dans la nuit du 3 au 4 octobre. Le 6 on comptait au moins 108 morts. Quelques jours plus tard on dépassait les 500.
Nous avons su que l’ouragan arrivait environ une semaine avant qu’il ne touche la terre. Mais personne n’imaginait qu’il atteigne cette intensité. Quand nous avons appris qu’il passerait directement sur l’île, nous avons commencé à nous préparer, pour avoir sous la main l’indispensable, l'équipement, les batteries, les provisions.
Deux jours avant nous avons circulé dans plusieurs endroits de la capitale Port-au-Prince pour voir comment la population se préparait. Beaucoup de gens n’avaient même pas entendu parler de l’arrivée d’un ouragan très puissant. Les marins de Port Jérémie, dans le quartier de Cité Soleil, un bidonville très pauvre, étaient au courant. Par précaution ils ne prendraient pas la mer pendant quelques jours.
A quelques heures du passage de Matthew, nous sommes allés avec ma collègue Amélie à Léogane, une ville au sud-ouest de Port-au-Prince. Il y a un petit village à côté de la plage. Les premières gouttes de pluie ont commencé à tomber et le vent a commencé à forcir.
Près de la plage les gens écoutaient de la musique à côté de leurs bateaux de pêche et les enfants jouaient à la balle. Ils pensaient que cette tempête passerait, comme les autres.
Nous avons passé la nuit du 3 au 4, pendant le passage de l’ouragan, à essayer de savoir ce qui se passait à l'extrême sud-ouest du pays, l’endroit le plus touché. Après quelques heures de sommeil nous sommes sortis avec ma collègue pour voir la situation à Port-au-Prince. Il y avait des rues inondées, des gens marchant autour de la ville, mais rien qui puisse se comparer à ce qui nous attendait dans le sud-ouest.
Il fallait atteindre les Cayes, la zone la plus touchée. La route était coupée par la rivière de La Digue, à Petit Goave. On pouvait passer à pied ou à dos d’homme, pour 50 gourdes (environ 70 centimes d’euro). Nous avons attendu notre tour de passer en 4X4, après des camions et autobus, une fois que les pelleteuses avaient rouvert la voie.
Tout du long, on voyait de nombreuses maisons endommagées, la végétation et les plantations abîmées, mais rien qui prépare à ce qui suivait.
Autour des Cayes la population demandait de l’aide. En tendant les bras, et en demandant de la nourriture. Beaucoup de ces personnes n’avaient rien, rien à manger et ce qu'ils possédaient, ils l’avaient perdu dans cette catastrophe. C’était si triste, ces enfants debout dans l’eau inondant leur maison, ces gens traversant des rivières pour atteindre leur demeure, ces gens qui ont tout perdu.
Garder une distance avec ce qu’on voit est impossible dans ce moment-là. Je ne peux pas garder mes distances avec ces personnes. Il faudrait transmettre cette proximité. Je me demande souvent, en voulant les photographier, si c’est une bonne idée. Et finalement je crois que c’est la seule chose à faire, de tout montrer.
Souvent, je dis au revoir avec une embrassade, ou alors je reviens le lendemain pour voir comment vont ces gens. Tout ce que l’on ressent dans ces moments peut être transmis par notre travail. Tous ces sentiments, tout ce que vous ressentez de la douleur des autres, nous devons essayer de le faire passer. Et dans tous les cas nous devons montrer ce qui se passe.
A Léogâne par exemple, où la route est coupée par une rivière en crue, la Rouyonne. Je pars à la recherche de quelques maisons en amont. Je rencontre Jonnathan. L’enfant est allé chercher de l'eau, pour aider sa mère à nettoyer leur maison pleine de boue.
Un peu loin je trouve Franki et je me demande si quelqu'un est au courant du sort de ces personnes, si quelqu'un dans le monde s’intéresse à leur épreuve. Franki, seul au milieu de tout ça, pieds nus dans l'eau froide, avec sa chemise mouillée sur le dos.
Aux Cayes beaucoup de gens se plaignent que personne ne vienne à leur aide. On voit bien que beaucoup d’entre eux ont tout perdu. Ils avaient des petites bicoques et ils n’ont plus rien.
Plus à l’ouest nous essayons d'atteindre Les Anglais, la zone où est passé l'oeil de l'ouragan. Il y a un un petit village de pêcheurs, détruit par les vagues, le vent et la pluie. Le paysage est dévasté, couvert des débris de maisons et d’arbres.
Toutes les maisons ont souffert, la plupart sont complètement détruite. Très peu ont été construites avec des matériaux pouvant résister à l'assaut de l'ouragan. Beaucoup de gens ont essayé de sauver quelques morceaux de bois et de zinc pour s’abriter.
Le soir, je rencontre le jeune Reginelson, qui vient m’offrir de l'eau de noix de coco, la seule potable. De sa maison il ne reste que des murs encore debout et une partie du toit. Pourtant, Reginelson trouve le moyen de rire et d'être généreux avec le visiteur. J’ai rencontré ici un côté différent du pays que tout le monde croit connaître. Il n’est pourtant pas dangereux cet Haïti que si peu de gens sont prêts à visiter.
Deux semaines plus tard, je me trouve dans la ville de Port-à-Piment, avec des gens qui ont attrapé le choléra. Il pleut très fort et beaucoup de maisons n’ont pas encore retrouvé leur toit.
Il y a Judelin, 18 ans, et sa sœur Judeline, 21 ans. Je suis resté longtemps avec eux. Judelin se tient dehors, sous l’eau, à côté de sa maison, mais ça ne fait pas vraiment de différence, il pleut presque autant à l’intérieur.
Je me suis demandé pourquoi ils ne cherchaient pas un véritable abri ailleurs. Peut-être pour veiller sur les quelques biens qui leur restent ?
Ils sont des milliers comme eux, sans vrai refuge, sans beaucoup de nourriture. A regarder passer des convois d’aide humanitaire.
Ce blog a été écrit avec Pierre Célérier à Paris.