Dans l'Allée des tornades
WYNNEWOOD (Oklahoma, Etats-Unis) – Ce que j’aime par-dessus tout, c’est prendre des photos qui estomaquent les gens. J’ai déjà photographié des tremblements de terre, des feux de forêt, un volcan en éruption. Mais jusqu’à ce jour je n’avais jamais accompli mon grand rêve : voir une tornade. Voilà des années que je fantasme sur ce phénomène météo aussi puissant qu’imprévisible.
Après quelques recherches, j’apprends qu’il existe une saison des tornades. Trois ou quatre mois dans l’année au cours desquels elles ont tendance à se former dans ce qu’on appelle la « Tornado Alley », dans les grandes plaines du centre des Etats-Unis. Je découvre aussi qu’il existe des voyagistes qui organisent des « chasses à la tornade » pour les touristes.
Mon choix se porte sur une compagnie du Colorado dont le propriétaire, Roger Hill, officie depuis trente ans. Au cours de sa vie, il a vu plus de 630 tornades, ce qui lui vaut de figurer dans le Livre Guinness des records. Dans le milieu des chasseurs de tornades, il est considéré comme le meilleur. Un véritable dieu de la météo. Ses honoraires ne sont pas donnés (2.700 dollars pour un tour d’une semaine à dix jours). C’est d’ailleurs ce qui, jusqu’à présent, m’a toujours dissuadé de partir chasser la tornade.
Je ne savais absolument pas à quoi m’attendre, et je découvre que pour avoir une chance de voir une tornade, il faut rouler. Rouler, rouler et rouler encore. Nous sommes dix-huit à participer à cette expédition qui va nous conduire, à bord de nos trois minibus, du Wyoming au nord jusqu’à la frontière entre le Texas et le Mexique au sud. Un des participants fait le compte : au total, nous passerons 77 heures et 45 minutes sur la route, pour un parcours de 5.183 kilomètres.
Le principe est simple: dès que la météo prévoit qu’un orage géant va se développer quelque part, on y va. En fait, les tornades sont un phénomène rare : il faut que plusieurs conditions météorologiques soient réunies pour qu’elles se forment, et cela n’arrive pas très souvent.
Pendant sept jours, pas la moindre tornade. Roger nous a prévenus: il y a une chance sur cinq pour que nous n’en apercevions aucune durant le tour. Nous observons énormément d’orages supercellulaires, ça oui. C’est déjà très impressionnant d’ailleurs. Mais la tornade, selon Roger, n’est que l’éventuelle cerise sur le gâteau.
Arrive le dernier jour de la balade. Nous nous trouvons dans l’est du Colorado, et voilà qu’un gigantesque orage est en train de se former. Il y a du potentiel, mais nous sommes à huit heures de route de notre hôtel à Oklahoma City. Beaucoup d’entre nous doivent prendre leur vol de retour le lendemain matin, nous avons déjà énormément roulé ce jour-là et Roger ne veut pas que ses chauffeurs prennent des risques en conduisant trop longtemps et de nuit. Donc nous rebroussons chemin.
Sur la route, nous croisons de nombreux autres chasseurs de tornades, des camionnettes équipées de radars Doppler, et même « The Dominator » - une célèbre voiture blindée capable de s’ancrer profondément au sol à l’aide de pieux et de rester au cœur même de la tornade. Tous foncent dans la direction opposée. Il se passe quelque chose.
Quarante minutes après que nous ayons quitté la zone de l’orage, nous apprenons que de multiples tornades se sont formées à l’endroit exact où nous nous trouvions ! Les chasseurs les commentent en direct sur la fréquence radio. Ils jubilent. Selon eux, c’est la plus belle chasse à la tornade à laquelle ils aient participé ces dernières années. La lumière est parfaite. Les circonstances sont parfaites.
A bord du minibus, l’ambiance est morose. Tout le monde secoue la tête. Et dire que nous avons raté ça de justesse. C’est vraiment frustrant, déprimant.
Finalement, nous sommes sept à décider de rester sur place un jour de plus, quitte à payer des pénalités pour changer nos vols de retour. Le lendemain, c’est la fête des mères aux Etats-Unis. J’appelle ma maman pour m’excuser : « désolé, mais je ne serai pas là demain. J’ai une chance de voir une tornade si je reste un jour de plus et je ne veux pas rater ça ». Elle comprend.
Le lendemain, une tornade est sur le point de se former. Mais finalement rien ne se passe. Encore raté. C’est désespérant. Puis j’entends que le jour suivant, le lundi, les circonstances seront une fois de plus très favorables aux tornades. En plus, sur la route, nous avons écrasé un serpent aujourd’hui. Dans le folklore des chasseurs de tornades, ça porte bonheur. Je décide de changer à nouveau mon vol pour rester encore un jour sur place.
Nous nous trouvons à deux heures de route au sud d’Oklahoma City. Ça a l’air prometteur. Le point de rosée est élevé, la température de l’air est optimale, et plusieurs systèmes orageux sont en train de se développer. Nous nous arrêtons à une station-service, et nous attendons.
C’est un ciel d’orage typique. En temps normal, vous vous diriez juste qu’il va pleuvoir, que le tonnerre va gronder et qu’il va y avoir des éclairs, puis vous n’y penseriez plus. Et puis l’orage se met à grossir, à grossir, et à grossir encore. Vingt-cinq minutes plus tard, sa taille a triplé. Nous voici avec un énorme monstre noir juste au-dessus de nos têtes.
A ce moment-là, Roger annonce qu’un autre système orageux un peu plus au sud offre davantage de potentiel. Nous nous mettons en route. Pendant ce temps, l’orage au-dessus de nous devient de plus en plus gros et menaçant. Soudain, Roger se met à hurler : « un crochet ! Un crochet ! »
Petite parenthèse météo. Je ne suis pas du tout expert en tornades, mais j’ai appris que le phénomène est le résultat d’une rencontre entre une masse d’air chaude et humide en provenance du Golfe du Mexique et une autre masse d’air froide et sèche en provenance du Canada. Quand cette collision se produit, le climat devient très volatil. Ajoutez à cela des vents cisaillants, et un dangereux tourbillon commence à se former.
Dans le jargon des chasseurs, un « crochet » désigne le moment où le système entame un mouvement de rotation qui a de fortes chances de dégénérer en tornade.
Roger change à nouveau ses plans et décide de rester là où nous sommes. Nous nous garons sur le bas-côté de la route et nous attendons. Cinq minutes plus tard, il fait vraiment très, très sombre. Tout à coup nous entendons sa voix à la radio : « Tornade ! Tornade ! A droite ! A droite ! »
Elle est encore loin. De là où je suis, elle ressemble un peu à une aiguille qui danse sur un disque vinyle. Après toutes ces vaines journées passées dans le minibus, j’exulte, mais je ne peux m’empêcher de trouver ça un peu décevant de prime abord. Ah, c’est donc ça une vraie tornade ? Pas très impressionnant…
Mais la voilà qui se rapproche. Cinq minutes plus tard, nous la voyons qui se dirige droit sur nous. Nous commençons à nous sentir un peu nerveux. Nous sortons de la camionnette. Je coiffe le casque que j’ai apporté pour me protéger des grêlons de la taille d’une balle de golf qui s’abattent sur nos têtes, et je commence à prendre des photos. « Tout va bien se passer », nous rassure Roger. Nous nous sentons un peu plus tranquilles.
Roger connaît parfaitement les dangers des tornades. Trois ans plus tôt, son ami Tim Samaras, un célèbre chasseur de tornades, a été tué dans l’Oklahoma en même temps que son fils et une troisième personne. Le tourbillon qu’ils suivaient à distance a brusquement changé de direction et s’est abattu sur eux. Depuis ce drame, Roger est encore plus à cheval sur la sécurité. Le fait qu’il dise que nous ne risquons rien a de quoi nous rassurer.
Plus la tornade se rapproche, et plus on entend son grondement menaçant. A environ cinq cents mètres de nous, elle traverse une route. Un vent incroyablement violent souffle entre nos jambes, en direction de cette chose noire. Nous sommes surexcités, mais Roger ne tarde pas à doucher notre enthousiasme : « c’est peut-être très excitant pour nous, mais priez pour ces gens, parce que ces débris que vous voyez voler dans le ciel, ce sont des restes de maisons. J’espère que personne n’a été tué ».
La chasse à la tornade est à double tranchant. Car d’un côté vous êtes emballé en observant un phénomène naturel rare et spectaculaire, et de l’autre côté vous savez que ce phénomène détruit des maisons, brise des vies. Il est difficile de faire l’équilibre entre la montée d’adrénaline que vous procure cette expérience et le sentiment d’horreur qui vous gagne quand vous apprenez que le cataclysme a fait des victimes et que nul n’a rien pu faire pour elles.
Il pleut des grêlons et des débris. On entend les arbres qui s’arrachent du sol, leurs branches qui craquent alors qu’elles sont aspirées par le vortex. Penser qu’il y a peut-être des gens qui ont subi le même sort vous glace le sang. Vous réalisez à quel point vous êtes petit et impuissant face à la force colossale de la nature.
Du point de vue photographique, c’est un moment délicat. Je suis trop en effervescence pour avoir les idées claires. Quelle optique dois-je utiliser ? Quelle vitesse, quelle ouverture, quelle sensibilité ? Comment cadrer mon image ? Difficile de penser à tout ça quand on se trouve à quelques centaines de mètres d’une tornade rugissante et que la situation change à chaque instant. Difficile aussi de résister à la tentation de rester simplement planté là, bouche bée, paralysé par la peur et la fascination. Au bout de cinq minutes, je m’aperçois que je suis en train de shooter en mise au point manuelle. Diantre. J’espère que je n’ai pas raté toutes mes photos (fort heureusement, il s’avérera que non).
Je m’efforce de changer d’objectif, de varier les plans, de vérifier que mes photos sont nettes tout en m’assurant que Roger n’est pas en train de nous hurler de ficher le camp de là. J’essaye aussi de capturer toute l’ampleur du phénomène. Une tornade, c’est quelque chose de véritablement monstrueux, presque extraterrestre. Elle semble n’avoir pas de fin, elle se confond avec le ciel tout entier.
Puis elle commence à se dissiper. Tout à coup, le sombre entonnoir de mort se transforme en une toute petite trompe d’éléphant blanc qui danse à l’horizon. Puis elle se brise et disparaît dans un nuage. C’est fini. Le phénomène a duré une trentaine de minutes.
Le plus effrayant, avec cette tornade-là, c’est que personne ne l’a vue venir. Dans cette région, il y a des sirènes d’alerte à la tornade partout. Les gens installent sur leurs smartphones et leurs ordinateurs des applications qui les avertissent en cas de danger imminent. Mais aujourd’hui, les alarmes ne se sont déclenchées que dix à quinze minutes après que la tornade ait touché terre. Les gens ont été complètement pris au dépourvu et deux personnes sont mortes. Je ne sais pas comment nous avons réussi à nous retrouver pile au cœur du phénomène.
Deux minutes après la disparition de la première tornade, nous apprenons qu’une autre vient de toucher terre non loin de là où nous sommes. La force de celle-là est véritablement inouïe. Le tourbillon est large de plus d’un kilomètre. Il y a des éclairs partout. C’est comme si Dieu avait envoyé ici-bas un gigantesque aspirateur pour avaler la Terre.
Nous nous retrouvons sous des trombes d’eau, et il devient très difficile de voir ce qui se passe. Nous roulons pour essayer de trouver un meilleur point d’observation, mais des débris commencent à s’abattre sur notre véhicule et nous battons en retraite. Une tornade enveloppée de pluie est la pire des choses qui puisse arriver car on ne voit pas évoluer le tourbillon, on ne sait pas s’il est en train de s’éloigner ou bien de fondre droit sur vous.
Partout autour de nous, des gens sont perchés sur leurs voitures, sur les toits des immeubles, et essayent de voir d’où vient le danger. Le vacarme des sirènes est assourdissant. C’est comme si tout le monde était paralysé par la terreur. Malheureusement, je ne réussis pas à prendre des photos de la deuxième tornade, car elle s’est développée au moment où nous étions en train d’observer la première. Mais un de mes amis a pris d’incroyables images et les a mises sur sa page Facebook.
Alors que nous rentrons, une troisième tornade surgit sur notre gauche. Nous nous arrêtons pour regarder. Elle ressemble à un petit tuyau descendu d’un nuage qui virevolte sur la terre. Elle s’approche d’une maison et tout à coup, hop, elle disparaît comme par enchantement.
J’ai mon quota de tornades pour la journée… Ma dose d’adrénaline aussi. Mais je me suis surtout rendu compte de la force terrible d’une tornade. C’est une leçon d’humilité face à la nature. Il y avait des gens dans ces maisons. Ils menaient une vie normale, et ils n’avaient aucune idée de ce qui allait leur tomber dessus avant que la mort ne frappe à leur porte.
(Cet article a été écrit avec Yana Dlugy à Paris et traduit de l’anglais par Roland de Courson).