Une manifestante pro-démocratie à Hong Kong, le 5 octobre 2014 (AFP / Alex Ogle)

Oser la democratie

(Pour terminer une année 2014 marquée par les guerres, les massacres, les épidémies et autres tragédies, les photographes de l’AFP racontent chaque jour, jusqu’au 31 décembre, l’histoire d’une image belle, ou porteuse d'espoir, prise dans le contexte d’un événement dramatique).

HONG KONG, 25 décembre 2014 – Nous sommes début octobre dans le quartier Admiralty de Hong Kong. Des milliers de manifestants pro-démocratie occupent les lieux depuis plus d’une semaine pour demander un véritable suffrage universel dans l’ancienne colonie britannique rétrocédée à la Chine en 1997. Au milieu de la foule des protestataires, il y a une jeune femme avec le mot « démocratie » écrit sur sa jambe. Elle est entourée d’un groupe de photographes, tous de sexe masculin, qui la mitraillent à satiété. Je ne trouve pas la scène particulièrement intéressante et je passe mon chemin. Mais une seconde plus tard, je change d’avis, je reviens en arrière et je prends cette photo.

Pourquoi ai-je retourné ma veste ? Eh bien, parce qu’à bien y réfléchir, il s’agit d’une scène plutôt atypique au milieu de ces manifestants d’ordinaire polis et réservés. Dans n’importe quelle autre ville du monde, un mouvement social de plusieurs semaines au cours duquel des dizaines de milliers de personnes, en majorité des adolescents et des jeunes adultes, occupent les rues pour protester contre un régime autoritaire ne se déroulerait pas de cette façon. Vous vous attendriez à voir au moins un manifestant en train de boire une bière, ou de fumer un joint, si ce n’est de lancer des pavés dans les vitrines ou d’incendier des voitures. Mais à Hong Kong, cette jeune femme qui exhibe une proclamation politique sur son corps fait figure d’effrontée au milieu d’une foule particulièrement sage.

La "salle d'études" d'une manifestation pro-démocratie près du siège du gouvernement, le 15 octobre 2014 (AFP / Alex Ogle)

Je ne me sens pas très à l’aise en prenant cette photo. Mon nom de famille – « to ogle » signifie « reluquer » en anglais – me fait toujours réfléchir à deux fois avant prendre des images qui pourraient être considérées comme voyeuristes. J’entends d’ici les sarcasmes. Mais la jeune femme a l’air heureuse de se faire photographier et je sais que l’image fera un carton. Depuis la nuit des temps, les gens aiment voir les jambes nues des jolies femmes, l’invention de la photographie est venue leur faciliter la tâche, et les médias sont là pour jouer les intermédiaires.

C’est une image légèrement osée, mais que les médias les plus sérieux pourront publier sous le prétexte que le sujet de la photo est une manifestante et que le mot « démocratie » est écrit sur sa cuisse. Aucun éditeur ne passera à côté de cette rare occasion d’utiliser une photo de jambes nues pour illustrer une histoire politique. Faire de la photo d’actualité, c’est savoir résumer une situation en utilisant l’iconographie la plus claire possible. Cela peut être les parapluies, utilisés par les manifestants pour se protéger des gaz lacrymogènes de la police et devenus le symbole mondialement connu des protestations de Hong Kong. Ou dans le cas présent, cela peut être tout simplement le mot « démocratie ». Après tout, c’est ce que demandent les manifestants.

A l'intérieur d'un tunnel occupé par des manifestants pro-démocratie, le 11 décembre 2014 (AFP / Alex Ogle)

En tant que photojournaliste, je suis astreint à certaines règles, et l’une d’entre elles consiste à m’interdire de demander aux gens de poser (sauf bien sûr dans le cas d’une séance de portrait convenue à l’avance). De toute façon la jeune femme est entourée d’un groupe de photographes et je me verrais mal intervenir au milieu de la mêlée pour lui demander de prendre telle ou telle position qui m’arrange. Je me contente de prendre quelques images sur le vif, puis je m’éloigne pour continuer à couvrir la manifestation.

Plus tard ce jour-là, je n’envoie qu’une seule image. Je choisis ce qui me semble être le cadrage le plus fort : celui qui mettra le mot « démocratie » le plus en évidence et avec l’arrière-plan le plus clair possible –en l’occurrence, les deux bannières jaunes qui flottent au vent et qui ressemblent un peu à des jambes. L’image doit être composée de façon à envoyer le message le plus simple et le plus compréhensible possible : ceci est le mot « démocratie » écrit sur la jambe d’une femme. Je me dis que ce résultat sera obtenu au mieux en coupant l’image au-dessus de l’épaule de la fille et en-dessous du genou, et c’est ce que je fais.

Des manifestants occupent Nathan Road, une des principales artères de Kowloon, le 29 septembre (AFP / Alex Ogle)

Comme prévu, ma photo a pas mal de succès. Elle est retweetée plusieurs centaines de fois et les commentaires sont pour la plupart positifs, du genre : « la démocratie n’a jamais eu l’air aussi sexy ». Mais je reçois aussi des critiques assez furieuses. Certaines personnes m’accusent de transformer les femmes en objets. Ils me rappellent que de nombreuses femmes sont à la tête des manifestations de Hong Kong. D’autres me reprochent d’avoir « déshumanisé » mon sujet en lui coupant la tête.

Ce sont des critiques pertinentes, et je finis par me sentir coupable de mes choix éditoriaux. Cela m’a fait réfléchir, depuis, aux raisons qui m’ont poussé à choisir cette image et ce cadrage. Un autre photographe, Lam Yik Fei, a pris une image de la manifestante Maggie Chan des pieds à la tête dans son excellente série de portraits des protestataires de Hong Kong.

Alex Ogle est un photographe de l’AFP basé à Hong Kong. Suivez-le sur Instagram, et lisez ses précédents billets sur notre blog : Photos, colère et gaz poivre ; Symétrie immobilière à Hong Kong et « Instagrammer » Hong Kong.

Des petits parapluies en papier exposés pendant une manifestation à Causeway Bay, le 16 novembre 2014 (AFP / Alex Ogle)

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Alex Ogle