Trois mois avec "El Chapo"
New York -- Cet hiver, j'ai eu la chance d'assister à un spectacle incroyable à New York, plus convaincant que n'importe quelle pièce de Broadway ou film hollywoodien sur les narcotrafiquants.
Un marathon théâtral en 44 jours et autant d’actes, avec un casting de personnages aussi flamboyants que macabres qui ont levé le voile sur les coulisses de l'une des activités les plus lucratives au monde, le commerce de la drogue. Une description non fictive mais ancrée dans la réalité.
J’ai couvert plusieurs procès à New York, comme celui des neveux du président vénézuélien Nicolás Maduro, condamné pour trafic de drogue, ou le complot de corruption du Fifagate dans le monde du football. Celui du « capo » mexicain Joaquín Archivaldo Guzmán Loera, plus connu sous le nom d’El Chapo, l'homme le plus recherché par les États-Unis depuis le décès d'Oussama ben Laden, a été le plus épuisant mais aussi le plus surréaliste.
Pendant un nombre incalculable de petits matins glacés, en plein hiver new yorkais, j’ai été réduite à des heures d’attente avant d’accéder à la salle d'audience du juge Brian Cogan, au huitième étage du moderne palais de justice fédéral à Brooklyn.
Nous étions tous sans téléphone ni ordinateur, qui n’ont pas droit d’entrée. Une couverture à l'ancienne, comme un vieux duel dans lequel seules les armes les plus nobles seraient autorisées : le carnet de notes et le stylo.
Le spectacle a attiré trop de curieux, d'avocats, de procureurs, d'agents fédéraux, de journalistes, d'écrivains et de scénaristes avides de voir en vrai le mythique capo mexicain et d’entendre le jugement final - un spectacle minutieusement préparé par le gouvernement américain-, pour qu’ils puissent tous pénétrer dans la salle.
Le premier jour a été chaotique. Beaucoup de membres du public n’ont même pas pu accéder à la "salle du trop-plein", en face de celle du tribunal, où le procès était retransmis sur une télévision en circuit fermé.
Pour s’assurer une place, des dizaines de reporters et de "touristes" ont commencé à s'inscrire chaque jour par ordre d'arrivée sur une liste tenue consciencieusement par un journaliste.
Malgré cela, plusieurs d'entre nous se sont retrouvés parfois dans la salle du « trop-plein ».
La solution a été de venir au tribunal de plus en plus tôt, parfois dès une heure du matin, alors que l’audience ne commençait qu'à 09h30.
Mon record personnel a été une arrivée à 05h30.
Ces nuits blanches ont donné lieu à de nombreuses anecdotes, comme celle du journaliste arrivé la nuit avec une grande boîte en carton, qu’il a étalé sur le trottoir glacé avant de dérouler par-dessus son sac de couchage.
Quand le sommeil l’a vaincu, un collègue plaisantin a placé une pancarte à côté de lui, comme s'il était un sans-abri : "Aidez-moi, j'ai besoin que cette affaire se termine!"
Presque chaque jour, devant le palais de justice, sous un soleil peinant à nous réchauffer ou sous la pluie, la neige ou la grêle, la journaliste vidéo Diane Desobeau et les photographes du bureau de New York ont attendu des heures durant l’arrivée des avocats de la défense, des procureurs et surtout de la femme de l'ancien chef du cartel de Sinaloa, l’ex-reine de beauté Emma Coronel.
Ils ont fourni les seules images disponibles du procès, à l'exception des croquis d’audience. Il est interdit de filmer ou de photographier à l'intérieur d'un tribunal fédéral.
La sécurité de l’endroit, déjà stricte en temps normal, a été renforcée pour le procès d’El Chapo, qui s’était distingué par deux évasions spectaculaires des prisons mexicaines.
Il fallait passer d’abord par le détecteur de métaux au rez-de-chaussée, à la queue avec des dizaines d'étrangers venant participer à leur cérémonie de serment de citoyenneté pour devenir Américains.
Devant la salle du procès d’El Chapo, un deuxième contrôle avait été installé, où il fallait retirer chaussures et ceintures avant de passer par le deuxième portique de détection de métaux. L’endroit était gardé par des agents de sécurité accompagnés de chiens pour détecter des explosifs.
Personne ne pouvait entrer dans la salle avec un appareil électronique, pas même la poignée de journalistes accrédités qui couvrent quotidiennement les affaires du palais de justice de Brooklyn, et qui sont généralement les seuls à pouvoir garder leur téléphone portable.
C'est entre ce poste de contrôle et la salle d'audience, dans une petite pièce utilisée par la défense, qu'au début du procès est mystérieusement apparue la statue d’une sorte de saint protecteur des narcos, Jesus Malverde, un bandit de Sinaloa de la fin des années 1800 vénéré par El Chapo. "C'est un miracle", a sobrement commenté Eduardo Balarezo, l'un des avocats les plus malins du chef de cartel.
La salle aux murs de bois et de marbre rose du juge Cogan a vu défiler 56 témoins convoqués par l’accusation. Ils ont reconstitué la vie et l'œuvre d’El Chapo avec un luxe de détails, sous le regard impassible et indéchiffrable de l'accusé, toujours silencieux.
Mais aussi de son épouse Emma, une jeune femme voluptueuse rappelant une Kardashian, qui envoyait des baisers et sourires à son homme en mâchant du chewing-gum et en caressant ses cheveux noirs, raides et longs jusqu'aux reins.
L'accusation a déversé un torrent de preuves sur le jury d’anonymes, après avoir accumulé sur plus d'une décennie plus de 300.000 pages de documents, au moins 117.000 enregistrements audio d’El Chapo et de ses associés, et des centaines de photos et de vidéos.
Mais ce déploiement spectaculaire d’éléments à charge, dont on estime que leur collecte a coûté des dizaines de millions de dollars aux contribuables américains, était-il vraiment nécessaire ?
La condamnation d’El Chapo pour le trafic de plus de cent tonnes de drogue vers les États-Unis sur un quart de siècle est un trophée dans la longue guerre de Washington contre la drogue, qui n'a jamais mis un « capo » aussi connu derrière les barreaux.
Mais le cartel de Sinaloa reste en bonne santé, dirigé par d'autres patrons moins populaires (y compris les fils de Chapo), le trafic d'armes des États-Unis vers le Mexique n’a pas cessé, la consommation de drogue augmente en Amérique et le nombre de décès par overdose a atteint un record d’en moyenne 192 par jour en 2017.
Au Mexique, le record est celui des homicides volontaires, plus de 33.000 l'an dernier, en grande partie à cause de la violence liée au trafic de drogue.
Une tragédie qui implique notre bureau au Mexique, qui a contribué aux trois mois de la couverture du procès avec des réactions, des reportages de Sinaloa et des analyses sur la guerre contre la drogue et la corruption gouvernementale. Le conflit a directement touché l'AFP avec l’assassinat en mai 2017 de son collaborateur dans l’Etat de Sinaloa, Javier Valdez, un journaliste respecté, expert du trafic de drogue et co-fondateur de l’hebdomadaire Ríodoce.
Pendant le procès, j'ai vu défiler l'ancien bras droit du capo, ses secrétaires, son chef des communications, son directeur, son comptable, ses pilotes, un de ses tueurs à gages, ses principaux fournisseurs de cocaïne en Colombie. Et comme dans la meilleure « narconovela », une de ses amantes, qui s’est mise à pleurer sans pouvoir s’arrêter en pleine audience, tandis que la femme d’El Chapo se moquait d’elle.
L'amante a raconté comment elle avait échappé aux agents mexicains avec El Chapo qui courait nu dans un tunnel caché sous une baignoire d'une maison à Culiacán. Coïncidence ? Pendant ce témoignage Emma Coronel portait comme son mari une veste de velours bordeaux, comme un geste de solidarité pour mieux affirmer qu’eux seuls appartiennent au royaume du trafic de drogue.
Au début des années 90, a raconté Miguel Angel "Gordo" Martínez, un ancien pilote d’avions devenu le comptable d’El Chapo, le trafic de cocaïne "était la meilleure affaire au monde ».
Le trafiquant, né dans la pauvreté et n'ayant jamais terminé ses études primaires, a voyagé jusqu’en Suisse pour y suivre des traitements de rajeunissement, avait un hôtel particulier en bord de mer à Acapulco avec un yacht baptisé "Chapito" à demeure, des ranchs dans chaque état mexicain, quatre jets, une poignée de femmes et un zoo privé avec lions et panthères, qu’il visitait en petit train.
Dans une partie tragicomique du procès, "El Gordo" a raconté comment Chapo a ordonné à quatre reprises de le tuer, d'abord à coups de couteau, puis avec une batte de baseball et enfin en lançant des grenades dans sa cellule d’une prison mexicaine.
Avant la dernière tentative, Chapo avait engagé des mariachis pour lui jouer la sérénade toute la nuit, avec un seul refrain : "Une poignée de terre" : "qu’est-il arrivé dans ce monde, il n’y a plus de souvenirs/ quand je serai mort je n’emporterai : rien de plus qu’une poignée de terre ».
La chanson était une des préférées d’El Chapo. Il l’a sans doute fait jouer pour son ancien lieutenant afin de lui rappeler que ses jours étaient comptés. Gravement blessé aux poumons et à l’estomac dans les trois attaques précédentes, il n’était pas loin de retourner à la poussière.
Le témoin à charge le plus effrayant de tous a sans doute été Juan Carlos "Chupeta" Ramirez, le plus grand fournisseur de cocaïne du capo, qui a subi d'innombrables opérations de chirurgie plastique au visage et aux oreilles pour se rendre méconnaissable.
Il a affirmé qu'avec l'aide du parrain de Sinaloa, il avait envoyé plus de 400 tonnes de cocaïne aux États-Unis, avoué avoir ordonné le meurtre de 150 personnes et qu'après son arrestation, la Colombie lui avait saisi un milliard de dollars.
L’accès au procès était libre pour le public. Dans cette époque où certains idéalisent les narcos, beaucoup sont venus voir leur idole en chair et en os.
Pour moi, les plus remarquables ont sans doute été un couple de Sinaloa, - l'État mexicain dont est originaire El Chapo-, vivant à San Francisco depuis plus de 20 ans. Ils ont décidé de se rendre au procès à New York pour célébrer leurs 11 ans de mariage en décembre. A quatre heures du matin, ils faisaient déjà la queue pour voir leur héros, accusé d'avoir ordonné des dizaines de meurtres et d'avoir lui-même exécuté plusieurs narcos rivaux après les avoir sauvagement torturés.
Plusieurs jours du procès ne leur ont pas suffi : ils sont revenus en janvier.
Un autre jour, je suis tombé sur le double d’El Chapo, l'acteur mexicain Alejandro Edda, qui incarne son rôle dans la série "Narcos : Mexico" de Netflix. Edda voulait rencontrer en personne celui qui a inspiré son personnage et étudier ses gestes et ses réactions.
Quand un avocat lui a expliqué qui se trouvait dans la salle, le véritable El Chapo l'a salué avec un sourire et un signe de la main, bien qu'il ait dit à ses avocats qu'il ne l'imaginait pas si petit.
Un matin, j'ai dû m'asseoir à côté d'un homme qui m'a raconté avoir été emprisonné pour trafic de drogue et a insisté sur le fait que le chef des narcos était la victime d'un complot.
Une autre fois je me suis retrouvé contre une femme évangéliste portant une veste ecclésiastique noire et un col, une jupe et des bottes à talons, qui portait toujours une Bible et était agenouillée sur la moquette rose de la salle du tribunal pour prier pour son capo.
Quand j'ai cru avoir tout vu et alors que les jours passaient au ralenti en attendant le verdict, j'ai commencé à discuter avec un homme qui a d'abord raconté aux agents de sécurité être un parent de l’accusé, puis il m’a dit être un ami.
Quelques minutes plus tard, il a été emmené menotté : il avait plusieurs mandats d'arrêt pour harcèlement et menaces contre une femme et devait être expulsé vers l'Espagne. "Un imposteur", a déclaré Jeffrey Lichtman, avocat d’El Chapo, connu pour avoir épargné la prison à John Gotti Jr, fils du célèbre patron de la mafia new-yorkaise.
Dans les couloirs du palais de justice, Lichtman, Balarezo et un troisième avocat d’El Chapo, William Purpura, expérimentés dans la défense des narcos et ravis d'être sous les projecteurs de la presse, ont toujours discuté amicalement avec des journalistes.
Nous avons attendu la décision du jury pendant 35 heures, sur six jours.
Tendue et anxieuse, sur la fin je n’osais plus quitter la salle d’audience ou celle du « trop-plein ».
Un collègue dans la salle de presse s’est emmêlé les pinceaux en lisant un mail de l'accusation et a crié : "Verdict ! ». Comme une trombe, des journalistes ont jailli dans les escaliers à toute vitesse, certains sans chaussures, d'autres sans papier ou crayon.
Un a jeté son téléphone à la poubelle et un autre le sien sous un banc du couloir, et ils se sont précipités au poste de contrôle de sécurité avant d’entrer dans la pièce la langue pendante, hors d’haleine. J’étais dans la salle du trop-plein quand j’en ai vu arriver en courant comme des fous, en train de crier, sans chaussures, demandant des stylos et du papier.
Mais c'était une fausse alerte.
Quand le moment de vérité est arrivé, j'ai senti mon cœur bondir. J'étais dans la salle principale, avec les huit feuilles de verdict prêtes à être lues, El Chapo à environ cinq mètres et Emma Coronel presque à mes côtés, vêtue d'une veste trois-quarts vert émeraude.
La couleur de l'espoir, pensai-je. Ou la couleur de l'argent.
La femme du capo s'est alors tournée vers un journaliste assis à côté de lui.
"Comment on dit coupable en anglais ?", a-t-elle chuchoté en espagnol.