Les tombes de l'opium
Culiacan, Mexique --On pourrait penser que le seul endroit où un baron de la drogue mexicain ne peut vous faire de mal est le cimetière où il est enterré. Mais dans le Mexique contemporain, même les fantômes des chefs des cartels peuvent hanter un journaliste.
Dans le cadre d’une série d’articles sur le dixième anniversaire de la guerre contre le trafic de drogue, je me suis rendu dans l’Etat de Sinaloa, au nord-ouest, avec la vidéaste Daphné Lemelin et le photographe Alfredo Estrella. Notre objectif était un cimetière connu pour abriter les tombes monumentales de personnes à la réputation douteuse.
En roulant dans les Jardins d’Humaya, à Culiacan, la capitale de l’Etat de Sinaloa, nous avons écarquillé les yeux au spectacle de ces mausolées aux allures de villas, de petits châteaux ou de temples grecs. Des dernières demeures d’un luxe inouï, dont certaines ont coûté plus de 250.000 euros.
L’endroit avait un air paisible, mais notre guide local, le photographe Fernando Brito, nous a recommandés de ne pas s’y éterniser.
A Sinaloa, patrie du baron de la drogue Joaquin "El Chapo" Guzman, aujourd’hui derrière les barreaux, les « faucons », des guetteurs travaillant pour les gangs, sont légion. L’autre risque étant la visite inattendue de proches ou d’obligés d’un trafiquant venus se recueillir sur sa tombe.
Daphné et Alfredo ont fait des images depuis la voiture roulant au pas près d‘un mausolée ressemblant à une chapelle à colonnes, surmontée d’une grande statue du Christ. Mais nous avons gardé nos distances après avoir aperçu un homme qui trainait autour.
Finalement, Fernando a décidé que nous pouvions faire un petit tour à pied. Une tombe ressemblant à un appartement à larges baies vitrées a attiré mon attention. Face à un canapé en cuir, accrochées à un mur, des photos d’une belle femme à la chevelure brune. Sous l’une d’elles, une bouteille de champagne, vide. Comme la plupart des tombes, celle-ci ne portait pas le nom du défunt. J’ai appris plus tard qu’il s’agissait de la petite amie d’un célèbre tueur à gages du cartel de Sinaloa.
Après quelques minutes, Fernando a recommandé que nous filions pour ne pas attirer l’attention.
Et avec une bonne raison. En 2014, le photographe de l’AFP Hector Guerrero s’est fait une grosse peur, en compagnie de journalistes étrangers, dans ce même cimetière.
Ils n’étaient pas là depuis un quart d’heure quand un homme s’est approché d’eux avec un talkie-walkie : « Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? Vous devriez partir parce qu’on m’a dit qu’ils allaient vous enlever ».
Alors qu’ils quittaient le cimetière, des hommes armés ont surgi à bord d’un 4 x4. Il s’agissait peut-être de policiers en civil, mais Hector n’en était pas sûr. Et même si c’était le cas, la police mexicaine est souvent au service des cartels de la drogue.
Les hommes ont demandé aux journalistes de sortir de la voiture. Le guide d’Hector a expliqué que ce dernier venait se recueillir sur la tombe d’un proche. Un des inconnus a répondu : « Partez, vous n’avez rien à faire ici ».
Après le cimetière, nous nous sommes rendus à une chapelle dédiée à un héros populaire, Jesus Malverde, un bandit moustachu dont la légende veut qu’il prenait aux riches pour donner aux pauvres, jusqu’à sa fin au bout d’une corde en 1909.
Le bâtiment, d’une couleur en accord avec son nom de Malverde, « le mal vert » en espagnol, comprend une pièce sombre où les dévots peuvent implorer ses faveurs en s’agenouillant au pied de son buste
. Il n’est pas adulé par les seuls criminels. Nous avons vu aussi bien un chauffeur de taxi qu’une fleuriste lui rendre visite. L’endroit déborde de gens le week-end venu.
Les murs de la chapelle sont couverts de dollars américains et de billets d’autres pays. Ceux qui ont vu leurs vœux exaucés le remercient en louant le service de musiciens, en allumant des chandelles ou en fixant un ex-voto au mur.
Le culte de Malverde, comme celui de Santa Muerte, la "Sainte Mort", participe de cette « narcoculture », qui a fleurie avec la guerre contre la drogue. Le phénomène inclut des chansons populaires à la gloire des chefs de cartels et des série-télé inspirées par les tribulations des hommes et femmes du monde du crime.
Pour mieux comprendre, j’ai contacté un expert sur le sujet, Juan Carlos Ayala, professeur de philosophie à l’Université autonome de Sinaloa et spécialiste de la narcoculture.
Il m’a proposé une rencontre… au cimetière pour en parler. Nous y sommes retournés à la tombée du jour, car même s’il est déconseillé de traîner au pays des cartels à la nuit venue, le professeur Ayala en est un habitué.
Des tombes ont des caméras pour surveiller leurs abords, et sont munies de signes indiquant la présence d’un système d’alarme. Une est équipée d’une vitre pare-balles. D’autres bénéficient de l’air conditionné ou sont décorées d’un arbre de noël.
Ayala a expliqué craindre que le Mexique n’emprunte la voie d’une « culture du trafic de drogue ». Selon lui l’acceptation par la société du folklore entourant ce trafic est un moyen pour la population de se « protéger » de la violence qui l’accompagne. « Sinon, imaginez-vous vivre dans une angoisse perpétuelle, avec chaque massacre, à chaque crime… C’est très difficile de vivre ainsi. Il faut y survivre, et cette couche de protection peut y aider ».
Pendant que nous menions l’interview, la nuit est tombée et des 4X4 ont commencé à arriver. De jeunes hommes et femmes en sont descendus pour se rendre dans des mausolées. Nous avons jugé préférable de retrouver nos modestes chambres d’hôtel, sans vitre pare-balles.
Je dois souvent expliquer cela quand je me retrouve à l’étranger. A la différence d’une guerre conventionnelle, les menaces sont souvent subtiles ou invisibles. Dans certaines régions, on ne sait jamais si le civil ou le policier auquel on s’adresse travaille ou pas pour un cartel. Est-ce de la paranoïa ? Peut-être, mais le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Après le royaume des morts, la dernière étape sur le chemin du trafic de drogue, nous sommes remontés à sa source. Les terres fertiles du cartel de Sinaloa, où les fermiers cultivent la marijuana et une quantité croissante de pavots à opium.
L’armée a accepté que nous observions sa campagne d’éradication des cultures de drogue dans le Triangle d’or, une région montagneuse à la jonction des Etats de Sinaloa, Durango et Chihuahua.
Après une courte nuit nous sommes partis pour Badiraguato, le fief de certains des plus puissants barons de la drogue, dont Guzman et son premier associé, Ismaël "El Mayo" Zambada, réputé lui avoir succédé à la tête du cartel depuis sa capture en janvier dernier.
C’était la première fois depuis quatre ans que l’armée acceptait ma demande de la suivre. L’opacité pesant sur ses opérations a toujours été très frustrante. Les militaires sont en pointe dans la lutte contre la drogue, au risque de leurs vies, mais ils se sont aussi rendus coupables de graves violations des droits de l’homme. Les experts estiment qu’un tel travail devrait revenir à des forces de police spécialisées.
Nous avons été accueillis par le colonel Cipriano Cruz Quiroz, chef de l’unité spéciale de Badiraguato, pour une présentation de l’opération, avant d’emprunter dans un camion militaire les routes sinueuses de la chaîne de montagne de la Sierra Madre occidentale. Nous avons passé le petit village de Los Sitios, et deux larges maisons protégées par de hauts murs et des barbelés, un signe extérieur de richesse dans cette région pauvre. Nous sommes arrivés dans une autre base militaire à Surutato, pour y récupérer plus de soldats, avant d’arriver à pied d’œuvre après 45 minutes sur une piste rocailleuse.
Il était 10h30, et cela a marqué le véritable départ de l’épreuve. Trois heures de marche, en essayant de coller à des recrues bien entraînées, sur un sentier étroit et raide, puis plus large mais glissant, et avec toujours moins d’oxygène. Nous avons finalement atteint le camp de tentes d’une unité de 18 soldats, menés par un lieutenant de 24 ans, Juan Pablo Hernandez Zempoaltecatl. Ils passent d’ordinaire trois mois dans la montagne, pour y repérer des champs de marijuana ou de pavots qu’ils éradiquent à la main quand les avions d’épandage de désherbant ne sont pas disponibles.
Nous les avons regardés détruire un demi-hectare d’un champ de pavots, en deux heures. Ils en avaient déjà mis à terre 15 hectares en deux semaines. Mais le lieutenant Hernandez a pointé du doigt le haut et le bas de la montagne. Avec d’autres champs de pavots. Partout, cachés derrière des bois de pins. Encore 20 jours à détruire des pavots à la main, en sachant qu’une fois partis, les paysans reviendront en planter.
Pour le colonel Cruz, cela fait partie de la culture locale, une tradition qui passe de génération en génération.
J’ai été franc avec le lieutenant Hernandez. Ne pense-t-il pas que ses efforts sont vains? « C’est usant de voir autant de pavots chaque jour », a-t-il admis, en retournant au campement.
Mais pour lui, cela pourrait décider des enfant voyant l’armée dans le coin, à choisir la voie des études plutôt que celle du trafic de drogue.
En redescendant la montagne, avec des genoux aussi douloureux que ceux d’un footballeur sur le retour après un match, le colonel Cruz m’a demandé si nous avions eu peur d’accompagner l’armée.
Les soldats m’ont dit n’avoir jamais été attaqués. Les paysans se préviennent de l’arrivée de l’armée et disparaissent avant. Cinq militaires ont été tués en septembre dans l’attaque de leur convoi transportant un blessé suspecté d’appartenir à un cartel. Mais c’était à Culiacan, en ville.
Le trafic qui naît avec les graines plantées ici génère des sommes colossales, de plusieurs milliards de dollars, et tue des milliers de personnes chaque année, qu’il s’agisse de toxicomanes américains, ou de bandits, policiers et simples civils au Mexique.
Mais paradoxalement, nous nous sommes sentis plus en sécurité dans ces montagnes, que dans un cimetière rempli des fantômes de trafiquants de drogue.