Derniers pas d'un journaliste exemplaire
Culiacan (Mexique) -- Deux grandes photographies captent le regard dans le minuscule salon de sa maison, impeccablement tenue. Javier Valdez y est souriant, mais ce sont les deux grosses chandelles rouges montant la garde qui donnent le ton. Rien ne sera plus pareil après l’assassinat de ce journaliste audacieux à Culiacan, capitale de l’Etat mexicain de Sinaloa, dans le nord-ouest.
Au plafond un ventilateur brasse un air doux et tiède, et l’on entend en sourdine la voix rauque et bohème de Joaquín Sabina, "son chanteur préféré”. Dans d’autres circonstances, ce serait un matin de printemps idyllique, mais les pleurs de sa femme, de sa fille et de son gendre reflètent le vide laissé par cette disparition injuste.
Sa veuve, Griselda Triana, accepte de recevoir chez elle l’AFP quand le directeur du bureau de l’agence à Mexico, Sylvain Estibal lui explique qu’une équipe a été dépêchée à Culiacan pour réaliser un reportage sur son époux. Une sorte d’hommage aux presque trois décennies que Javier a consacrées au journalisme et à l’enquête sur le trafic de stupéfiants et la corruption dans sa région natale.
Javier a travaillé plus de dix ans comme collaborateur de l’AFP à Sinaloa. Il a alimenté le fil avec les dépêches les plus sanglantes et les détails les plus macabres sur la violence endémique du crime organisé. Bon nombre de ses articles portaient sur le chef légendaire du cartel de Sinaloa, Joaquín "El Chapo" Guzmán, qui dirigeait jusqu’à sa capture l’an dernier la plus puissante organisation de narcotrafiquants au monde.
Parallèlement, Javier était aussi le correspondant du quotidien La Jornada et du courageux hebdomadaire Ríodoce, qu’il avait fondé avec plusieurs collègues et qui est devenu la référence nationale pour la couverture du trafic de drogue.
Griselda nous invite à nous asseoir. Elle a du mal à parler, mais reçoit les condoléances de Sylvain et écoute mes expressions de colère et d’indignation en apprenant que les autorités ne lui ont offert aucune mesure de protection et qu’un seul fonctionnaire a évoqué une compensation financière au cours des obsèques.
Quand son fils lui a demandé si le reste de la famille est en danger, Griselda se souvient lui avoir répondu que “nous sommes tous en danger”.
Le directeur de Ríodoce a confirmé que, pour sa sécurité, Javier était sur le point de trouver refuge dans un autre Etat, à cause des “tracas” qui ont suivi l’interview, publiée en février, de Dámaso López, alias "El Licenciado" (le diplômé), qui était devenu la main droite de “El Chapo”. Depuis l’arrestation de son patron, López est engagé dans une lutte pour le contrôle du cartel avec les fils de Guzmán et d’autres factions de l’organisation.
Je presse Griselda pour qu’elle me laisse contacter des organisations civiles pour les protéger. Mais elle me répond qu’elle ne sait pas si elle a besoin de protection, et de quelle nature. Au lieu de serrer dans mes bras la femme de mon ami, avec lequel j’ai travaillé durant tant d’années, me voici en train de parler de l’évaluation des risques courus par les familles de victimes, et d’essayer de la convaincre une fois encore de prendre contact “avec quelqu’un”. Yuri Cortez, chef photo à Mexico, arrive à m’arrêter: Griselda a besoin de temps pour réfléchir à tout ça.
S’ensuit un grand silence, que seule Griselda arrive à combler en se remémorant les derniers moments joyeux de Javier avec sa famille. Pendant le mariage de son unique fille, en février, sur la plage à Mazatlan. « Javiercito, ne pleure plus », lui disait-elle pendant la cérémonie civile, parce qu’il « pleurnichait » de joie. Son dernier anniversaire, célébré le 14 avril, dans son bar favori, "El Guayabo", situé à quelques pas de Ríodoce et dans lequel se trouve une caricature au crayon de Javier.
“J’aurais aimé embrasser ses lèvres, mouiller ses lèvres avec du whisky quand nous nous sommes retrouvés seuls avec lui, avant sa crémation. Il est parti avec cette envie de whisky”, confie Griselda. Sabina n’a pas cessé de chanter, avec cette voix inimitable. Javier “était d’humeur grincheuse pendant ses derniers jours, parce qu’il ne pouvait pas boire, à cause des médicaments” prescrits pour une sinusite, précise sa fille, dans un sourire mêlé de larmes.
Griselda ne veut pas accorder d’interview, ou évoquer d’hypothèses sur le meurtre de son mari. Sa voix ne redevient ferme qu’en rappelant que depuis ce lundi fatal, elle est devenue le “chef de famille”. Cependant, elle accepte de parlera au téléphone avec Pierre Ausseill, le directeur régional de l’AFP pour l’Amérique latine. Nous n’entendons pas ce qu’ils se disent, mais je saisis les mots d’adieu de Griselda: “si vous êtes en colère, pour ma part je suis furieuse, foutrement furieuse”.
“Nous sommes devenus ces victimes dont Javier parlait toujours”, conclut-elle, incrédule, à voix basse, le cœur brisé.