Mon histoire d'amour avec Karl
Paris -- J’ai commencé par faire le voyou. Parfois, quand on est journaliste, c’est ce qu’il faut faire.
A la fin du défilé Fendi, à Milan, je me suis présentée à l’entrée des coulisses et j’ai expliqué au cerbère que j’avais rendez-vous avec Karl Lagerfeld. Je n’en avais même pas demandé un. Du bluff pur, un peu de jeu. Le défilé était beau et, ayant débarqué à la rubrique mode depuis seulement quelques semaines, ça valait le coup d’essayer.
Le garde a hésité. J’ai insisté, joué un peu la fillette inquiète d’arriver en retard, il m’a laissé passer.
Deuxième coup de chance, le couturier au catogan, un verre de coca light à la main, est en train de répondre aux questions d’une jeune blogueuse mais pas d’autres confrères en vue. Tranquille.
Je m’écarte un peu et j’écoute. Sur le podium, elle a vu des jupes longues et des courtes. Que dicterait la mode pour la saison prochaine ? Karl fronce le sourcil.
« Les femmes, depuis longtemps, choisissent la longueur qui leur convient. Celles qui ont de jolies jambes osent le court, d’autres préfèrent jouer les mystérieuses. Tout ça c’est fini depuis le New Look ».
C’est mon tour. « Ça vous arrive souvent ? » Il me jette un regard perplexe, j’aperçois la lueur de ses yeux noisette sous ses lunettes de soleil.
« Bah vous venez de dire à cette jeune fille que sa question était caduque depuis 1951 ! », quand Christian Dior a révolutionné la mode. Sourire. Et il se remet à m’expliquer toute son absurdité.
Je l’interroge sur les couleurs de son défilé. Ce bleu foncé si lumineux, les ocres somptueux. « Je me suis inspiré de la palette d’Edward Hopper », dit-il, scrutant ma réaction. Oui je connais le peintre américain. Je ne traîne pas, je ne veux pas abuser de son temps.
Des semaines plus tard, je vais au défilé de sa marque à Paris.
Je rencontre Caroline Lebar, son assistante de toujours, son bras droit. Je lui raconte Milan. « Ah c’est vous ? Il m’a appelée le jour même depuis le tarmac pour me dire +Je ne sais plus comment elle s’appelle ni pour qui elle travaille, mais celle-là elle est po-ta-bleu ».
Pour le couturier, expert en bons mots et monstre d’exigence, potable c’est visiblement un joli compliment.
Pendant trois ans, jusqu’à fin 2012, Karl est devenu mon professeur de mode. Curieux de tout et passionné d’actualité, on a parlé politique, manifestations, littérature, potins.
Quand la tension était forte, notamment après les défilés Chanel sous la verrière du Grand Palais, avec des dizaines de célébrités attendant pour le saluer, une attachée de presse me poussait régulièrement dans le dos, pour me caler entre deux mondanités. Je suis devenue sa pause, une respiration dans la fébrilité.
Il m’attrapait alors l’avant-bras. « Ah vous êtes là ». Il me racontait le défilé, ses idées, ses choix. Nos échanges étaient francs, spontanés. Il attendait de moi que je sois directe, nature. C’était facile.
Entourée d’un petit groupe de confrères, je lui ai demandé un jour pourquoi il faisait toujours défiler quelques hommes dans ses présentations Chanel de prêt-à-porter féminin. J’ai senti les épaules autour de moi se crisper, les respirations se suspendre. De peur que je le mette de mauvais poil.
Karl m’a tapoté la joue du bout des doigts, frôlant mon menton de ses mitaines en cuir. « On voit que vous n’êtes pas avec nous depuis longtemps », m’a-t-il répondu attendri. « Coco Chanel a tout pris aux hommes, le tweed, le pull-over... ». C’est un clin d’œil, tout simplement.
Aux défilés Dior homme, il était toujours invité, assis à côté de Bernard Arnault, le principal actionnaire du groupe possédant la marque de couture. Je ne le quittais pas des yeux.
Dès la fin, la dispersion, je fendais la foule pour le retrouver. Il avait souvent une vacherie à me glisser à l’oreille, d’un air goguenard. Son expertise des coupes, son analyse du vêtement était toujours impressionnante. « Vous avez vu la longueur du pantalon ? Les hommes dans votre vie, ils porteraient des choses pareilles ? » Mais il avait aussi des compliments, des enthousiasmes à partager.
Caroline m’appelle pour me parler d’un événement à venir. Je ne peux pas la rappeler tout de suite, je suis à New York en vacances. « Ah bon ? Mais nous aussi ! Karl est invité par un grand magasin de la ville, tu viens ? ». Bien sûr.
Il m’attend dans un espace privé, avant sa présentation. Il me demande ce que je fais là. Je lui dis que j’ai grandi à New York. « Pas longtemps alors ! », rétorque-t-il, se moquant ouvertement de mon mètre soixante. Il me dévisage. « C’est mieux les cheveux plus longs, on arrête de couper, hein ». Bien, bien. Cette relation prend un tour familier. Je ne m’attendais pas à ça.
Il me parle de Duras et de Yourcenar. De ses premiers voyages aux Etats-Unis. De choses et d’autres. Un membre de l’entourage vient annoncer qu’Anna Wintour, la très influente et puissante patronne du Vogue américain, dont la réputation glaciale a inspiré des personnages de cinéma, est là.
Karl prolonge un peu la conversation. Puis il me raccompagne. Arrivés devant la frange stricte de la Wintour, il me présente. « Vous connaissez évidemment Gersende ? » Confusion de la dame, qui n’a aucune raison de s’intéresser à l’existence de la petite main de l’AFP qui couvre la mode. Karl jubile, ravi de son effet.
Au bout de trois ans, l’actualité, la vraie, la chaude, me manque. Je vais rejoindre un service qui s’occupe de police, de justice, de faits divers et d’attentats. Karl trouve ça passionnant.
Il me convoque au soir de sa présentation Chanel haute couture, dans son studio photo privé, situé derrière une libraire qui lui appartient près des bords de Seine. J’y suis venue déjà plusieurs fois.
J’y croise les plus grands top model du moment, en peignoir, qui attendent une séance de prise de vue. Caroline est là. Les autres proches aussi. Ils sont habitués à me voir apparaître régulièrement dans le décor. Le chef personnel du couturier nous sert des amuse-bouche.
Dernier entretien. Il veut que je lui raconte au nom de quel job je le quitte. « Donc s’il y a un incendie dans Paris en pleine nuit, vous partez au dos d’un beau motard pour aller sur place et raconter ? ». Non en fait, au mieux je choisis qui part avec le beau motard. Moi je vais être encadrante, pas vraiment sur le terrain. « Ah zut ».
Il sait que je m’intéresse à la cuisine. Il me raconte les odeurs envahissantes de bouffe dans Paris après-guerre quand il s’y est installé. « Les gens n’avaient pas de frigo, mais des garde-manger ouverts par des grillages sur l’extérieur ».
Les mannequins attendent, la discussion se prolonge une quarantaine de minutes. Il est tard, je l’embrasse et je disparais un peu triste mais reconnaissante du privilège.
Quelques jours plus tard, un bouquet gigantesque m’attend dans un vase au pied de ma porte. Agrafée, une lettre manuscrite de Karl qu’il a envoyée au fleuriste. Il me souhaite le meilleur pour ma prochaine aventure professionnelle, me redit son affection et me recommande, enfin, de choisir soigneusement mon successeur. « N’envoyez pas une idiote à la place ! ». Je le lis avec son accent et sa diction inimitables en tête. Quel régal ce monsieur.