Jour de poussière *
Kaboul/Mazar-i-Sharif (Afghanistan) -- D'un coup les têtes se sont tournées vers les tribunes. Non que le spectacle du Bouzakchi soit interdit aux femmes, pas formellement en tout cas, simplement les Afghanes n'y vont pas.
Alors des étrangères, même couvertes, parmi les turbans, ça crée une distraction. Mais sitôt la carcasse remise en jeu, le spectacle, le vrai, revient sur le sable gris du vaste terrain en lisière de Mazar-i-Sharif.
Avec la poussière soulevée par les centaines de sabots, les cris et les sifflements des courtes cravaches en cuir, les hennissements d'excitation et de colère, les rires de la foule et les notes du musicien qui égrène les noms des cavaliers en contant leurs exploits, comme un commentateur de foot, au rythme de son dembera**: "Gulbuddin a marquééééé! il empoche 1.500 afghanis (22 dollars) et un téléphoooooonne!", dddrrumm, dddrrumm, dddrrummm...
Dans ces notes sèches, rythmées au tambour, dans les émanations musquées des encolures en sueur et la poussière qui montent de la piste, passent le souffle de l'Histoire et la légende. Quand on a lu Kessel, c'est pour "Les Cavaliers" qu'on est ici. Grâce à lui que tant sont venus à l'Afghanistan comme en pèlerinage. Ou pour Omar Sharif, le regard ourlé de khôl, lancé au grand galop sous les yeux de son père (Jack Pallance) dans l'adaptation du roman qu'en fit John Frankenheimer (The Horsemen).
Je ne sais plus quelle image préconçue j'avais du pays en y arrivant: les montagnes sèches et acérées, cimetière des soldats soviétiques, les profils tranchants des moudjahidines, l'abomination des burqas aussi.
Un peu de tout ça et les merveilleuses roses afghanes, multiples et parfumées qu'on retrouve même aux checkpoints, couvées par des soldats dépenaillés. Mais aussi ce souvenir, lointain et brumeux, d'une séance de cinéma où déferlaient sur l'écran les sabots exaltés des "Cavaliers".
Ce que j'aime le plus, vraiment le plus, dans notre métier, c'est cette liberté inouïe qu'il nous donne de satisfaire notre curiosité. De décrocher un téléphone pour annoncer: "Bonjour, quand pourrais-je vous rencontrer?" Privilège supplémentaire ici, le statut d'étrangère surpasse celui du genre - étrangère avant d'être femme, dans une société qui continue de les marginaliser et de les tenir hors de l'espace public.
C'est ainsi que nous nous sommes retrouvés un clair matin de novembre chez Haji Mohammad Sharif Salahi, président de la fédération de bouzkachi pour la province de Balkh, dans le nord. Il nous attendait pour le petit déjeuner, avec du thé et des fruits secs, dans son jardin encore fleuri à Mazar-i-sharif, face à ses chevaux.
L'idée était de raconter ces montures - des étalons exclusivement, toujours soucieux de s'imposer - qui peuvent valoir des dizaines de milliers de dollars, objets de tous les soins et de toutes les attentions, mieux nourris que leurs saïs (palefreniers). Des cracks lustrés, nerveux, brossés quotidiennement, douchés tous les deux jours - un vrai luxe.
Le président, en chapan de soie (pensez au manteau de l'ex-président Hamid Karzai) et toque d’astrakan gris, un énorme rubis à la main gauche et une lourde turquoise à l'annulaire droit, s’est révélé un hôte charmant et disert, gardant en poche un poème recopié sur un papier fripé à la gloire de ses chevaux.
Quand il l'a déplié pour nous le lire - longue recension des caractéristiques physiques recherchées chez un cheval: "S'il a trois jambes blanches, surtout passe ton chemin" - son alezan flamboyant a pris la pose pour les objectifs de Rateb Noori (vidéo) et Farshad Usyan (photo)), l'antérieur droit posé sur la pointe du sabot, légèrement en avant. Comme un danseur en pause, un rien aguicheur. "Il a du style, c'est bien" a aussitôt approuvé son maître.
Il a conclu en nous expliquant que le cheval faisait partie de la famille, comme un enfant. Et qu'il ne lui manquait que la parole pour nous ressembler tout à fait.
Plus tard, le président - un homme de petite taille et plus tout jeune - s'est fait hisser sur son "Jerand" (l'alezan en persan), porté comme un enfant par son saïs pour atteindre la selle, juchée à 1,85 m de hauteur.
Un symbole de pouvoir relativement récent, m'a expliqué Louis Meunier, excellent cavalier français et fou de Kessel arrivé avec ses rêves au prétexte d'une ONG dans les années 2002 ("Les Cavaliers afghans", Babelio, 2014).
Seul étranger - à ma connaissance, mais je ne l'écrirais pas pour l'AFP - à avoir intégré une équipe de bouzkachi afghan.
"Le cheval est devenu un objet de spéculation, un outil politique pour montrer sa force" regrettait-il.
D'où selon lui ce goût nouveau pour les chevaux immenses, faits pour impressionner : "Stéréotypés en bêtes de guerre".
J'ai donc soumis l'affaire à mon premier chef à l'AFP, le merveilleux Alain Faudeux, surnommé F2.
Quand je suis entrée à l’agence il revenait tout juste d’Afghanistan, avec franchissement de la passe de Khyber dans la neige, depuis le Pakistan, sous la menace des Mig soviétiques.
Ex-directeur du bureau d'Islamabad, il reste un fin écuyer qui s'étonne que les "chopendoz" (cavaliers) s'imposent de tels vertiges quand il s'agit de s'emparer d'une proie au sol...
"J’ignorais qu’il y en eût de si grands dans la région. Les ramassages ne doivent pas s'en trouver facilités" m'a-t-il lâché, en se remémorant aussitôt "un gris trapu d’1,58 m au garrot, qui n’avait jamais été entrainé aux rudesses du Bouz. Il avait bien le caractère que tu décris. Une Américaine, dont je n’aurais pu concurrencer les moyens, avait perdu une bouchée de cuir chevelu en lui tournant le dos pendant qu’elle le négociait". C'est ainsi qu'il l'acquit. Bête de guerre...
Bouzkachi: littéralement, trainer la chèvre - un veau (plus noble?) en l'occurrence: décapité, éviscéré, rempli de sable, c'est ce sac velu de plus de 50 kilos que s'arrachent les chopendoz.
Une fois la bête soulevée, calée entre la cuisse et la selle, ils parcourent le terrain jusqu'à virer un poteau tout au fond avant de revenir déposer le trophée dans le "cercle de justice" (halal), tracé à la craie devant la tribune et les turbans moirés des VIP en grand appareil.
Sur leur parcours ils sont le plus souvent interceptés par des dizaines, des centaines de centaures tout aussi déterminés à leur arracher la bête, prêts à les cravacher ou à les faire tomber. Les chevaux ne se gênent pas non plus pour jouer des sabots et des dents afin de se tailler une place dans la mêlée, tout en se cabrant pour s'ouvrir la voie.
En novembre, la saison avait dû être retardée en raison de la chaleur anormale des journées. Mais le premier bouzkachi approchait et nous avions suivi les saïs au petit jour, trottinant dans l'aube bleutée en soulevant de fins nuages de poussière au pied de l'Hindou Kouch, dont les derniers contreforts séparent Mazar-i-Sharif de Kaboul, via le col de Salang.
Le plus jeune, un des fils du président, s'amusait à cabrer l'alezan de son père dans le contre-jour pour nous faire plaisir. Le chef des saïs, le sage Amir Khan qui connait si bien les équidés qu'il s'en méfie - "Ô mon frère! Ces chevaux sont des démons" - menait la troupe en voltes régulières. Pas de galop surtout. Il faut que les champions arrivent sur le terrain au bord de la crise de nerfs.
C'est à ce compte qu'au grand bouzkachi du vendredi, quand plusieurs centaines de chevaux sont réunis, ils se présentent tout frémissants le nez en l'air, avalant la poussière à grandes foulées, agitant les rubans rouges noués dans leurs crins pour éloigner le mauvais sort.
Dans la carrière qui borde le terrain, passés les contrôles de gardes surarmés, les petits palefreniers qui rêvent de la gloire des chopendoz se lancent au grand galop en se frôlant, pieds en avant dos en arrière.
Les étalons excités en profitent pour se balancer ruades et coups de dents.
C'est sauvage.
Rude.
Devant la tribune les cavaliers s'approchent, torse nu sous le chapan rembourré, ceinturé comme un kimono.
Le pantalon molletonné entré dans des bottes de sept lieues en cuir épais et talonnées, afin de garder le pied coincé dans l'étrier quand ils se penchent jusqu'à terre.
Certains glissent des planchettes dans la botte pour protéger les tibias.
Coquetterie plus que protection, ils arborent une vaste collection de galures dont les plus étonnants, à côté des châles noués et des toques traditionnelles en astrakan bordé de loup, sont des casques de tankistes soviétiques en nylon bourrelé gris, dépouillés de leurs écouteurs. Histoire de rappeler qu'on a ici la mémoire longue et le pardon chiche.
Les chutes sont rares mais les coups, fréquents. Beaucoup, cavaliers et montures, ressortent des trois heures de jeu balafrés et marqués, les mains et parfois les joues entaillées.
Quand un chopendoz se retrouve jeté à terre au cœur de la mêlée - comme un pack de rugby, mais avec des sabots - qui enserre la carcasse, la musique et le jeu s'arrêtent. Mais pas quand un groupe de cavaliers s'explique juste sous la tribune à coups de cravache: la notion de "penalty" n'existe pas. L'un des arbitres vient bien quémander un conseil mais personne n'intervient...
En revanche le président nous a vus et salués de loin, il sait ainsi que nous avons honoré son invitation et notre promesse de revenir, à l'hiver. Dans les gradins, notre présence a cessé d'émouvoir.
* Titre emprunté à l'écrivain-journaliste Jean-Pierre Perrin, "Jours de Poussière: choses vues en Afghanistan" (La Table Ronde, 2003)
**Dembera: guitare d'Asie centrale au long cou