Le sens des mots
San Juan -- Certains mots perdent leur sens si on les utilise trop fréquemment. Une fois qu’on a écrit et lu cent fois “dévasté” et “détruit”, leur force s’étiole.
Comment alors décrire l’ampleur des destructions à Porto Rico après que l’ouragan Maria a frappé des pans entiers de ce territoire américain de 3,4 millions d’âmes?
L’AFP a dépêché une équipe de reporters texte, photo et vidéo sur l’île. Certains avaient l'expérience de ce type de couverture, d’autres se sont retrouvés coincés là alors qu’une même épreuve touchait leur pays d’origine. Leila Macor, Ricardo Arduengo, Jose Osorio, Hector Retamal et Eleonore Sens racontent.
Travailler dans le noir
Leila Macor, journaliste basée à Miami
L’ouragan a renvoyé Porto Rico au Moyen-Age. Pas d’électricité, pas d’eau potable, pas de gaz, pas de téléphone, et bien sûr pas d’internet. L’équipe de l’AFP elle-même a été ramenée aux origines du journalisme.
Elle avait un téléphone satellite d’urgence, et deux terminaux internet satellite, lui permettant de transmettre des nouvelles, mais pas de les suivre. La confirmation d’information, qui est un fondement de notre métier, est devenue un vrai casse-tête. Il suffit d’ordinaire de quelques coups de fil pour vérifier la véracité d’une rumeur. Là, pas d’autre choix que de trouver et solliciter une source sûre, de vive voix. Par exemple, en essayant de mettre la main sur le maire d’une commune sinistrée.
Nous avons travaillé la plupart du temps dans le noir, au sens figuré. Jusqu’à la nuit tombée, quand nous obtenions une image plus complète de la situation grâce à une connexion internet au centre de presse gouvernemental de San Juan.
C’est par ce biais que nous avons appris que pour le président Donald Trump les informations en provenance du terrain où nous nous trouvions étaient très exagérées. Cela a été un peu démoralisant de constater que tout ce que nous pouvions transmettre sur la réalité de la situation ne voulait rien dire pour le chef de l’Etat américain.
Une fois l’ouragan passé, les gens ne savaient pas où aller. Les hôpitaux ne fonctionnaient pas. Tout était fermé. On ne pouvait appeler personne. Les habitants se sont retrouvés livrés à eux-mêmes, qu’ils soient en bonne santé ou malade, à l’abri ou pas. Chacun dans son petit univers personnel, à la recherche de quoi manger et boire, ou d’un endroit pour se laver.
L’aide a mis un temps fou à arriver. Une semaine après le passage de Maria, les habitants des villages de l’intérieur nous ont accueillis en nous confondant avec des services d’urgence ou de la Croix Rouge. Nous leur disions : « Nous sommes journalistes ». « La seule chose que nous puissions faire est de raconter vos histoires ».
Ils ont toujours été accueillants, prêts à nous raconter leurs épreuves et nous montrer ce qui restait de leurs modestes intérieurs. Leur colère était réservée pour le gouvernement. Nous nous sommes quittés avec des embrassades chaleureuses.
Le désastre a frappé chez moi
Ricardo Arduengo, photographe basé à Porto Rico
Je suis Portoricain et j’ai une certaine expérience de ce genre d’évènement. J’étais là pour l’ouragan Irène en République Dominicaine en 2011, et en Haïti pour le tremblement de terre de 2010. Mais je n’avais encore jamais été le témoin d’une telle destruction.
Certainement pas dans ma patrie d’origine en tout cas. La maison de ma famille est à Barranquita, au centre de l’île. J’ai dû attendre trois jours avant de pouvoir m’y rendre. Ils ont eu beaucoup de chance, personne n’a été blessé. Il n'y a eu que des branches et une vitre cassée.
Même si ça me touchait personnellement je me suis répété sans cesse que c’était avant tout une histoire à couvrir, comme n’importe quelle autre. J’ai donc essayé de bloquer ce que je pouvais ressentir, pour ne pas gêner mon travail.
Et j’ai cherché une nouvelle façon de rapporter l’ampleur des destructions, en utilisant de la photo aérienne, réalisée avec l’aide d’un drone. Sans oublier de doubler cette production avec des images au sol et au même endroit. J’ai documenté les destructions de ces deux façons, quasiment partout.
Couvrir une catastrophe quand une autre frappe chez vous
Jose Osorio, journaliste reporter d'images basé à Mexico
Je me préparais à couvrir l’anniversaire du séisme meurtrier qui a frappé le Mexique en 1985, quand la rédaction m’a appelé pour suivre l’arrivée de l’ouragan Maria.
Je suis arrivé à Porto Rico le 19 septembre, juste avant la fermeture de l’aéroport. Je me suis rendu au village de Fajardo, pour y attendre l’arrivée de l’ouragan avec des collègues. J’étais arrêté à une station d’essence, pour filmer une queue de gens patientant pour faire le plein, quand ma petite amie m’a appelé. D’une voix nerveuse elle m’a dit que la terre tremblait à Mexico.
J’ai essayé de la calmer, en lui expliquant que ce n’était sans doute qu’une petite secousse. Mais ce n’était rien de tel. Un vrai séisme, de magnitude 7,1 , qui a fait plus de 300 morts.
Je me suis retrouvé dans une situation impossible. D’un côté il fallait que je me dépêche de me rendre à Fajardo pour y attendre l’ouragan. De l’autre je voulais retrouver ma famille et mes amis, et couvrir l’évènement au Mexique. Il m’a fallu plus d’une journée pour vérifier que tous mes proches allaient bien, et apprendre que si mon immeuble était juste endommagé, celui de mon père l’était tellement qu’il en était devenu inhabitable.
Les premiers jours j’espérais pouvoir rentrer rapidement, mais mon espoir a été vite déçu, en réalisant l’ampleur des dégâts sur l’île et surtout en constatant que l’aéroport restait fermé. Les routes étaient jonchées d’arbres et de poteaux fauchés par l’ouragan, les rues des villes étaient sous l’eau, et désertes. A chaque fois que nous devions traverser un gué, mon coeur se serrait à l’idée que notre voiture de location y reste coincé.
J’ai fini par en prendre mon parti, et travaillé comme si je me trouvais sur une simple mission. J’ai pu retrouver ma famille une semaine plus tard.
La seule chose à faire
Hector Retamal, photographe basé en Haïti
Je suis basé en Haïti depuis quatre ans. J’ai eu le temps de m’habituer, si l’on peut dire, à la couverture des calamités et de la misère humaine. L’an dernier c’était l’ouragan Mathew. Malgré cela c’est quelque chose qui finit par vous atteindre. Parfois ça met en colère, d’autres fois ça donne envie de pleurer. J’essaie de canaliser cette énergie pour prendre des photos fortes.
Juste après l’ouragan j’ai essayé de traduire comment il avait affecté la vie des gens, les maisons détruites, la quête pour l’eau potable, les femmes la nuit, cuisinant dans l’obscurité, au bord des ruines de leur maison. Comme Maria, à Toa Alta, avec ses casseroles et sa lampe de poche.
Après quelques jours j’ai essayé de trouver des histoires positives. J’aime particulièrement l’image de ce petit garçon avec son drapeau qui dit « Je soutiens Porto Rico », parce qu’elle symbolise pour moi la force et l’espoir qui viennent après la destruction.
Quelques jours avant de repartir pour Port-au-Prince, je suis retourné voir les gens que j’avais photographiés juste après le passage de l’ouragan. C’était une façon de me rapprocher d’eux. De leur montrer que je ne suis pas là juste pour prendre des photos.
Ce n’est pas facile de travailler en Haïti. Chaque jour je vois des gens qui n’ont rien. Avec des histoires qui ne peuvent laisser personne insensible. La seule chose que je puisse faire c’est de montrer cette réalité. Comme à Porto Rico.
La responsabilité de témoigner
Eleonore Sens, journaliste reporter d'images basée à Washington
Pour la première fois dans ma carrière, j’ai vraiment senti la responsabilité qu’un journaliste endosse en tant que témoin. Alors que le président américain se chamaillait avec la maire de San Juan sur la qualité de l’aide apportée par les Etats-Unis à l’île, mes collègues et moi-même étions témoins d’une véritable catastrophe naturelle et humanitaire.
Plus nous nous sommes éloignés de la capitale, plus les conditions ont empiré. Les gens s’abreuvaient directement à la rivière ; beaucoup n’avaient aucun moyen de prévenir leurs proches qu’ils étaient encore vivants. Plus de dix jours après le passage de l’ouragan, l’aide n’était toujours pas arrivée aux villages de l’intérieur de l’île.
J’ai été frappée par la résilience et la débrouillardise de la population locale. Plutôt que de se plaindre de ne recevoir aucune attention, ils se sont organisés pour s’entraider.
Sa ténacité m’a fait oublier parfois l’urgence de la situation. Des gens m’ont souri et remercié de simplement témoigner de leur sort. Mais la réalité s’est toujours rappelée à moi. Je me souviens d’une petite fille et de sa mère abrités sous des planches, après que leur maison ait été détruite. Elles étaient livrées à elles-mêmes. C’était révoltant.
Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.