Vue générale d'un carrefour du centre de Mogadiscio le 15 septembre 2017, au lendemain de la pire attaque au camion piégé jamais survenue dans la capitale somalienne, qui a fait au moins 276 morts et 300 blessés. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Trop atroce

Mogadiscio -- Les gens de l’étranger me demandent toujours : « Comment ça fait de vivre dans un pays comme la Somalie avec toutes ces explosions et ces voitures piégées? ».

Eh bien, laissez-moi vous parler de mon dernier samedi. Le plus intéressant à ce jour. Vous voyez, à Mogadiscio on ne demande pas: "Hé, qu'est ce qui se passe", mais plutôt: "Est ce qu'il y a quelque chose d'intéressant?" Et s'il ne se passe rien, la réponse est: "On s'ennuie".

Ce samedi a donc commencé de la meilleure façon possible. J’ai emmené mes deux fils, trois et cinq ans, pour se promener. Ma femme est enceinte et ne se sent pas très bien. Je voulais la laisser un peu au calme. L'idée était d’aller acheter quelque chose aux garçons. Ils étaient très excités.

Peu après l'explosion du camion piégé, Mogadiscio, 14 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Nous sommes partis dans un touk-touk. Nous nous trouvions sur une rue secondaire de la ville, qui passe par un carrefour que j’emprunte chaque jour, pour aller au travail, à la salle de gym ou au terrain de football. Je m’y arrête souvent pour aller dans un magasin, boire un thé avec des amis ou acheter des cacahuètes à une femme qui est très gentille.

Comme d’habitude, le trafic était infernal. Nous étions donc coincés à environ un kilomètre du rond-point.

D’un coup, le touk-touk a tremblé. Et le sol avec lui. De la poussière a envahi l’air. Les gens ont commencé à hurler, et certains à courir. Personne n’a compris ce qui se passait. Mais à en juger par le son, l’explosion avait eu lieu au carrefour.

Vue générale du lieu de l'attaque au camion piégé, Mogadiscio, 15 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

 

Depuis 2009, quand j’ai commencé à travailler comme photographe à Mogadiscio, j’ai couvert des centaines d’attentats. Il surviennent régulièrement, et principalement grâce aux shebab, un mouvement d’islamistes somaliens liés à Al-Qaida, qui luttent contre le gouvernement. J’ai été blessé récemment dans l’un d’eux.

Là, j’ai attrapé mes fils par la main et nous avons fui. Ils étaient en état de choc. Je leur répétais: « Tout va bien, tout va bien», en regardant autour de moi. J’avais mon appareil photo, il fallait que j’aille à l’endroit de l’explosion, mais je ne pouvais pas abandonner mes enfants pour autant. C’est à ce moment que j’ai aperçu Mama Sara.

Elle tient une petite échoppe au bord de la rue où je m’arrête parfois pour un thé avec des copains.

-« Pourquoi es-tu venu ici avec tes enfants ?», m’a-t-elle demandé.

-« Mama Sara, s’il vous plaît, vous pouvez garder les enfants ? Je dois aller voir ce qui s’est passé. Je vais prendre quelques photos et je reviens ».

-"C'est bon, allez va!"

Le premier bilan le jour de l'attentat était de 20 morts. Il passera à 137 le lendemain, et finalement à 276 deux jours plus tard. Mogadiscio, le 14 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

 

On ne voyait pas grand-chose à cause de toute la poussière dans l’air. Ça ressemblait à un brouillard. Les gens criaient courraient en tous sens. En passant l’hôtel Safari, près du carrefour, j’ai entendu des coups de feu. Je me suis dit que les shebab devaient essayer d’y pénétrer. C’est une tactique classique chez eux, commencer par une voiture piégée avant d’attaquer à l’arme automatique.

J’apprendrai ensuite qu’en fait, la sécurité de l’hôtel a ouvert le feu contre des policiers et soldats qui allaient au carrefour. Ça arrive aussi. Il y a tant de confusion après un attentat que par peur les gardes tirent sur quiconque porte une arme. Cette fois, ils n’ont tué personne.

Une fois passé l’hôtel j’ai repéré un groupe de soldats devant. Le nuage de poussière retombait, ne laissant que des colonnes de fumée s’élevant de plusieurs endroits.

Mogadiscio, 14 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)
Des soldats somaliens en patrouille sur le lieu de l'attaque, le 15 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

 

 

Dès que j’ai vu les soldats j’ai marché lentement, sans gestes brusques, mon appareil autour du cou. Il ne vaut mieux pas courir avec quelque chose en main, au risque de se faire prendre pour un ennemi. Je les ai croisés en les regardants biens dans les yeux, mais ils m’ont complètement ignoré. J’étais à pied d’œuvre, sur ce carrefour que j’ai connu comme un endroit bondé.

La première victime que j’ai rencontrée ne portait plus qu’une basket. Visiblement atteint au visage par des éclats, il était couvert de sang. Il hurlait : « Je suis blessé ! Je suis blessé ! ».

Les corps des morts me sont alors apparus tout autour. Une personne coupée en deux. Une autre décapitée. D’autres encore vivantes, hurlantes. Il y avait de la fumée partout, avec des voitures, des camions et des maisons qui brûlaient. Tout brûlait. Nous étions un samedi après-midi, et le carrefour devait être bondé.

L’air est devenu presque irrespirable.

J’ai croisé un vieil homme en t-shirt blanc contournant un gros camion chargé de sacs de marchandises qui brûlait. Il avait l’air très triste et marchait lentement. J’ai pris quelques photos de lui. J’ai essayé de lui parler. « Vieil homme, comment t’appelles tu ?  Tu es blessé ? Ça va ? ». Il n’a pas paru m’entendre. Il s’est pris la tête dans les mains et a regardé vers le ciel. Il répétait : « Il est mort, il est mort ». Je lui ai demandé s’il parlait d’un proche : «Oui, oui ». Et il a continué son chemin.

Attention, ces images montrent des cadavres, un blessé et une femme brûlée au visage

"J’ai croisé un vieil homme en t-shirt blanc...". Juste après l'explosion sur un carrefour de Mogadiscio. 14 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)
Evacuation d'une victime de l'explosion. Mogadiscio 14 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)
Ibrahim Mohamed, un survivant de l'attaque, est questionné par la presse dans sa chambre de l'hôpital Medina, à Mogadiscio, le 16 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)
Une victime de l'attaque, sévèrement brûlée, attend son évacuation pour être soignée, à l'aéroport de Mogadiscio, le 17 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)


J’ai continué à travailler. J’ai essayé de prendre des photos de corps, mais cette fois c’était trop atroce. Trop atroce. Les médias internationaux ne peuvent pas utiliser ce genre d’images. Et je n’en avais pas encore fait vraiment d’autres. Je me suis un peu écarté pour capturer des plans larges de la scène. Et puis j’ai passé mon appareil autour du cou pour aller aider les gens.

A chaque explosion, il faut que je fasse des photos, mais il faut aussi que j’aide les autres. Il y avait des victimes partout: sous des gravats, dans des voitures. Il y avait un minibus à 300 mètres de là. Il brûlait. Avec des enfants à l’intérieur. Ils étaient déjà morts. Des enfants! Des écoliers ! Brûlés !

(AFP / Mohamed Abdiwahab)

 

Le lieu ne ressemblait plus à rien de mes souvenirs. Et je me répétais : « Ce n’est pas l‘endroit que je connais ».   

Quand il y a une attaque à Mogadiscio elle est souvent suivie d’une deuxième, pour atteindre les personnes venues au secours des victimes de la première. Il y a quelques mois, j’ai été blessé à la jambe dans de telles circonstances. A chaque fois je me répète : « Pense à la deuxième explosion ».

Cette fois, je n’y ai même pas pensé. L’endroit était déjà un enfer, et nous avons un proverbe qui dit « Si vous devez aller en enfer, allez-y directement ». J’y étais déjà complètement. Et la seule chose que j’avais à l’esprit c’est : « Dieu, ne me laissez pas mourir ici, laissez-moi raconter cette histoire, laissez-moi montrer ce qui s’est passé ».

Une femme, près du corps d'une victime de l'attaque, Mogadiscio, 14 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

 

Après environ quarante minutes je suis parti. Avec dans l’idée de transmettre mes photos, récupérer mes garçons, les ramener à la maison et revenir au carrefour. C’est là que j’ai eu la pire tuile qui puisse m’arriver à ce moment là: mon téléphone est tombé en panne.

 Quand je suis retourné à l’échoppe de Mama Sara, elle n’était plus là, et mes fils non plus. J’ai appris ensuite que quand je suis parti ils s’étaient mis à pleurer. La ville était sens dessus dessous, leur père avait disparu et ils étaient sous la garde d’une vieille femme inconnue, une première pour eux. Pour les calmer Mama Sara, qui ne savait pas où j’habite,  les a emmenés chez elle. Et puis elle a essayé de m’appeler. Sauf que…

J’ai regardé partout autour de son échoppe. Puis quelqu’un m’a donné son adresse, et je m’y suis rendu. Quand il m’a vu, le plus jeune a fondu en larmes : « Je veux maman, je veux maman ». Les pauvres. C’était censé être une journée de détente…

Mogadiscio, 14 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

 

J’ai vu des centaines d’explosions en huit ans, mais jamais une chose pareille. Elle a fait au moins 276 morts et 300 blessés. Je ne veux plus avoir à assister à ça. Je ne dors plus très bien depuis. Je fais des cauchemars. Ma femme me demande pourquoi je ne dors pas. Je lui réponds que je ne sais pas, parce que je ne veux pas en parler.

Une femme sévèrement brûlée dans l'explosion, accompagnée par son mari, attend une évacuation à l'aéroport international de Mogadiscio, le 17 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Tout le monde a été touché par ce drame. Tout le monde connait quelqu’un qui y a péri, ou quelqu’un dont un proche y est mort. Une ancienne voisine y a perdu sa belle-mère. Ils n’ont retrouvé que sa main. Ils l’ont identifiée par la bague restée dessus. Le reste de son corps a disparu.

Imaginez-vous ça une seconde. Non seulement vous perdez un être cher, mais en plus vous ne pouvez pas l’enterrer décemment.

Et les gens de l’étranger continuent de me demander: « Comment peut-on vivre dans un pays où il y a tellement d’attaques ? ». Eh bien j’imagine que c’est comme vivre ailleurs. Quand il y a une attaque, on en souffre et on pleure les disparus. Le fait que cela nous arrive plus souvent qu’ailleurs, en Europe par exemple, ne nous rend pas insensible à la douleur, à la perte, à la peine.

Je fréquentais le carrefour chaque jour. J’avais l’habitude d’y croiser des gens quotidiennement. Le type qui vendait des fruits. La femme qui vendait des cacahuètes. Je ne les reverrai jamais. Même une fois qu'on aura reconstruit les magasins. Ils ont disparu pour toujours.

Des habitants de Mogadiscio avec un bandeau sur la tête en signe de protestation contre l'attentat, le 15 octobre 2017. (AFP / Mohamed Abdiwahab)

Ce billet de blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.