Voyage au centre de la terre
EL CALLAO (Venezuela) - Le trou noir qui s’ouvre à nos pieds parait sans fond. La décision a beau avoir été prise, cela ne diminue pas l'anxiété: on entre dans la mine sans certitude d’en sortir vivant.
Au bord de l’ouverture, d’à peine un mètre de large, deux hommes manient la poulie de bois et la corde avec laquelle le vidéaste Jesús Olarte, le photographe Juan Barreto et moi-même, descendons au fonds du puits.
Comme attirés par une étrange force de gravité, nous avons la certitude d'atteindre ici le fin mot de l’histoire de l'exploitation aurifère illégale au Venezuela. Un monde où règnent la violence, l'impunité et la peur.
Nous progressons lentement, sans un regard vers le bas. Seule la lampe frontale poursuit son chemin dans l'obscurité.
Nous avons profité de l’occasion du carnaval, quand l’intense actualité vénézuélienne connait une trêve, pour nous rendre dans l'État de Bolivar, le plus grand et le plus gros détenteur des richesses minérales du pays, et y visiter les villages d’El Callao et Tumeremo, théâtre il y a un an d’un abominable massacre de mineurs.
La justice a retrouvé 17 corps, sur 28 personnes disparues, et presque tous portaient un coup de grâce à la tête.
A l'aéroport de Puerto Ordaz, l'une des principales villes de Bolivar, nous étions attendus par un chauffeur de taxi de confiance. Après une visite à des contacts pour obtenir des informations sur les problèmes de santé publique et de sécurité rencontrés dans l’Etat, nous avons poursuivi notre périple. Nous sommes arrivés, à la nuit tombée, après trois heures d’une route isolée.
Les principaux hôtels d’El Callao étant débordés, grâce à la récente inscription du carnaval de la ville au patrimoine culturel immatériel de l'Unesco, nous nous sommes rabattus sur un modeste établissement de Tumeremo, dont la rue principale était envahie en permanence de centaines de personnes dansant le calypso. Cette musique à l’énergie contagieuse, un héritage des Antillais arrivés avec la ruée vers l'or au 19è siècle, résonnait dans de grands haut-parleurs mobiles, du soir au matin.
A partir de Tumeremo, nous avons rayonné dans la région dans des taxis délabrés, dont les chauffeurs nous ont abreuvés d’histoires terribles sur la situation locale.
Toute la région respire un air pesant. Nous n’avons rencontré personne qui ne nous parle des voyous et groupes criminels qui contrôlent la vie de ces villes minières de l'est du Venezuela, abandonnées à leur sort: mineurs roués de coups, poignardés ou démembré sont les victimes collatérales du conflit des mafias pour le contrôle des gisements. Il se règle à l’arme de guerre.
Les bandes imposent leur loi avec des barrages, où tout le monde paie : les commerçants, les transporteurs, les petits fournisseurs, chaque maillon de la chaîne de l'exploitation de l’or, de la mine au propriétaire des usines où l’on extrait le précieux métal. Les gens appellent ça la « taxe » ou le « vaccin ».
Le plus frappant est de constater à quel point cette situation parait désormais normale pour la population. Quand on retrouve une personne victime d’une mort violente, les habitants utilisent la métaphore d’un conducteur qui ne respecte pas le feu rouge pour décrire son sort. Ils disent que la victime a « mangé la lumière ».
Notre objectif principal était d’en apprendre davantage sur le monde souterrain de l'exploitation minière illégale. Mais vous ne pouvez pas, ni ne devez d’ailleurs, entrer dans une mine sans l'autorisation du groupe mafieux qui la contrôle. Plus d'une semaine de préparation, et de bons contacts depuis Caracas, ont payé. Nous avons aussi eu un peu de chance.
Depuis plus d'un an, le paludisme se propage dans la région minière, devenue un foyer de reproduction du moustique qui transporte ce mal. Le lendemain de notre arrivée, nous nous rendons au centre de lutte contre le paludisme de Tumeremo, sachant que s’y trouvent de longues files de mineurs. Nous en interrogeons plusieurs, inquiets, dans l’attente d’un test de dépistage. L’un d’eux nous propose son aide pour accéder à Nacupay, l'une des mines les plus violentes de la région.
Argenis, un gros bonhomme de 47 ans, a tenu parole. Ayant appris qu'il n’avait pas le palu, il est retourné à la mine, proche d’El Callao, et a intercédé en notre faveur. Nous ne savons pas auprès de qui. Nous avions échangé nos numéros de téléphone et nous attendons avec impatience son appel. A la mi-journée, il sonne et nous nous engouffrons dans le taxi pour un trajet d’une demi-heure, jusqu’à la gare routière.
De là, nous grimpons dans une camionnette où nous attendent Argenis et deux autres mineurs, dont un adolescent. Pour essayer d’atténuer la tension, nous plaisantons sur le fait de ne pas savoir où l’on nous emmène. Après quelques kilomètres, nous laissons le véhicule en bord de route et poursuivons à pied jusqu’à la mine.
Sous un ciel bleu, juste parsemé de quelques nuages, des hommes et quelques femmes tirent des sacs de minerai dans la rivière et d’autres lavent le matériau dans des batées avec du mercure. Entre les arbres, d’autres encore mangent ou se reposent dans des cabanes de fortune, protégées par des feuilles de plastique noir, et dans des hamacs recouverts de filets en lambeaux.
Nous circulons un peu dans le coin, principalement l'exploitation minière à ciel ouvert, mais nous apercevons aussi des trous d’où émerge la lumière de lanternes. A l’entrée de l’un d’eux, une fille lève la tête et offre un sourire à l’objectif de Juan.
De retour à l'hôtel en fin de l'après-midi, nous sommes contents, mais pas satisfaits. Les jours suivants, nous poursuivons nos efforts pour entrer dans une autre mine. L'un de nos contacts établis depuis Caracas nous dirige finalement vers un chef minier, qui nous emmène dans le secteur de La Ramona, où se trouvent sans doute les seules mines artisanales à échapper au contrôle des mafias.
Les forces gouvernementales tiennent un point de contrôle à l'entrée du village, là où le principal dirigeant des mineurs de l’endroit a été abattu pour avoir refusé de coopérer avec les bandes criminelles. En passant par-là, notre guide demande aux gardes un surcroît de vigilance pendant que nous serons dans le coin.
Nous entrons avec quelqu’un dont la vie est menacée. Sa camionnette emprunte une rue boueuse jusqu’à un rustique hangar de bois, où un essaim d'hommes surveillent sans relâche le broyage du minerai apporté dans des sacs par les mineurs.
Dans le vacarme des machines, nous suivons toutes les étapes qui mènent, à l’issue de jours de labeur, à la production des particules du précieux métal. Chaque gramme rapporte 90.000 bolivars, une trentaine de dollars, dans les officines d'achat d'or qui abondent dans les villages. C’est peu, mais dans ce pays asphyxié par les difficultés économiques, un mineur peut gagner bien plus en une semaine qu’un employé de bureau en un mois.
Escortés par deux soldats à moto, nous regagnons le village d’El Callao, où l’activité est dédiée à la danse, au calypso et au rhum. Nous sentons bien qu’il nous manque quelque chose. Mais il faut attendre la fin du carnaval.
Le 1er mars, nous sommes levés très tôt, pour quitter l'hôtel et prendre notre dernier taxi pour El Callao. Après six journées à fuir les moustiques, découvrir le calypso, et petit-déjeuner de café très sucré et poulet au manioc.
Une camionnette blanche nous attend au terminal. Le chef de l'exploitation minière qui nous a accueilli quelques jours plus tôt, nous a confié à un autre pour nous transporter, avec nos valises, jusqu’à la mine de La Culebra, le serpent, ainsi nommée pour les ondulations de ses veines aurifères.
Nous nous retrouvons à trente mètres sous terre, dans une légère odeur de gaz qui émane des galeries. L’air est chaud, mais ne manque pas. Un complément est amené depuis la surface par un mince tube, jusqu’à la cavité où un jeune mineur nous montre enfin une veine aurifère.
Une chute de cailloux et de terre brise le silence. La terre est presque meuble, dans cette zone où les forages ont trouvé de l’eau. En surface les mineurs préparent déjà les madriers de bois qui serviront à renforcer les parois du tunnel.
L’effondrement d’un boyau de mine n’est qu’un des multiples risques encourus par les dizaines de milliers d'hommes et de femmes en quête de l'or de Bolivar. Nous repartons, maintenant satisfaits. Pour les mineurs, ce labeur vaut la peine qu’ils y déploient, même si voyager au centre de la terre vous fait entrevoir le visage de la mort.