« Traîtresse » en Turquie
SOMA (Turquie), 21 mai 2014 - « T'es une femme, dégage avant que je ne m'énerve ! »
Nous sommes à Soma, en Turquie, trois jours après le terrible accident survenu le 13 mai dans la mine de charbon où 301 personnes sont mortes. Une ville traditionnelle, encerclée de petits villages, qui n'a jamais vu autant d'étrangers déferler. Cette menace est proférée par le fils d’un manifestant que j’ai le malheur d’essayer d’interroger…
Française d’origine turque, je suis tiraillée ici : d’un côté j’ai la chance de comprendre tout ce qui se passe et de pouvoir communiquer. Mais de l’autre je me prends de plein fouet toutes les critiques contre « les médias étrangers » qui dénigrent la Turquie… et contre le fait d’être une femme.
En ce vendredi, ils sont près de 10.000, encore en deuil et sous le choc, à manifester leur colère contre l'entreprise privée qui exploite la mine et le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP), tous deux accusés de négligence sur les conditions de sécurité. Lorsque les forces de l’ordre commencent à charger, les femmes et les hommes de Soma les huent copieusement. Un vieil homme lance aux policiers: « vous n'avez pas honte de nous gazer, on paye vos salaires ! On n'a même pas récupéré le corps de notre défunt et c'est comme ça que vous vous comportez contre nous ! »
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Je m'arrête aussi sec. Son témoignage peut être intéressant. Mais un jeune qui se dresse aux côtés de l'homme s'interpose entre lui et moi : « Il ne répondra pas à tes questions, va-t-en ! » C'est son fils. « Dégage d'ici ! », me dit-il. Fin de non-recevoir...
C'est ma troisième mission en Turquie. L'été dernier, j’étais déjà venue renforcer le bureau d’Istanbul quelques semaines après le début d'une contestation massive pour la sauvegarde du parc Gezi, qui s'était vite transformée en une large mobilisation anti-AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002. Puis, en décembre, j’étais revenue pour couvrir le scandale financier qui visait plusieurs ministres, avant d'éclabousser le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan lui-même.
Entre ces deux séjours, bien des choses avaient changé. Les rassemblements étaient devenus plus difficiles, freinés par une stratégie policière millimétrée. Des barrages dressés un peu partout dans la ville empêchaient les manifestants de converger vers l'emblématique place Taksim, le cœur de la fronde de juin 2013.
Autre différence: le regard porté par une large frange de la population sur les médias étrangers. Avant Gezi, être un journaliste étranger en Turquie était facile. Mais maintenant nous sommes responsables de tous les maux de la Turquie. Nourrie par le régime, la théorie du complot bat son plein… « Nous n'avons pas besoin de vous, les étrangers, c'est le problème des Turcs et nous sommes les seuls à pouvoir trouver des solutions », m'avait lancé l'hiver dernier à Istanbul une vieille dame assez « chic ».
Moi, j'ai tous les défauts: journaliste pour un média étranger, et femme.
Quand j'arrive le vendredi 16 mai en début d'après-midi à Soma, je me dis qu'il me faut absolument me fondre dans la masse. Des centaines de journalistes du monde entier sont là, nous n'avons pas une minute à perdre.
Il me faut débusquer des témoins du drame. Je veux trouver un rescapé, des gens qui me racontent le quotidien des mineurs, des familles qui ont perdu un ou plusieurs proches.
J’ai rendez-vous avec Philippe Alfroy, le directeur du bureau de l’AFP à Istanbul, dans un café qui se trouve au bord de la route qui monte vers la mine de Soma, dernier repère avant d’affronter, là-haut, le sinistre défilé des corps et les familles qui attendent dans l’angoisse. Aux tables de l’établissement, il n’y a que des hommes. Je me souviens qu’enfant, on m’a toujours dit qu’un café n’était pas un endroit pour une femme… « Grâce à toi, je mets les pieds pour la première fois dans un café d'hommes en Turquie ! » dis-je à Philippe. Nous en rions.
A peine assise dans le petit boui-boui, le propriétaire m'interroge. « D'où tu viens ? » De l'Est de la Turquie, lui dis-je. Et ça, ça compte beaucoup : l’Est est pauvre, populaire et conservateur. Quand on vient de l’Est, on est tout de suite perçu comme plus proche du peuple, des « vrais gens », contrairement aux « Turcs blancs » de la bourgeoisie urbaine et intellectuelle.
L'enchaînement des questions privées se fait à la vitesse grand V. « Mais, comment tes parents te permettent-ils de venir jusqu'ici ? Ils n'ont pas peur ? »
On peut diviser la Turquie en deux : d’un côté les grandes villes comme Istanbul, Ankara, Izmir et les stations touristiques sur la côté égéenne. Et de l’autre côté le reste du pays, traditionnel, conservateur. Soma fait incontestablement partie de ce deuxième monde. Avec Will Vassilopoulos, le collègue reporter vidéo venu d'Athènes, nous nous amusons des regards intrigués de villageoises et villageois qui s'étonnent de me voir au volant d'une voiture.
Il est évident que mon travail est facilité par le fait que je parle turc (avec un bel accent français). Mais, je suis aussi plus « vulnérable » parce que je représente ces « médias étrangers » accusés de tordre la réputation du pays. Impossible de passer inaperçue. Je suis repérable à dix kilomètres. « On voit à votre allure que vous n’êtes pas d’ici », me dit un confrère d’une chaîne de télévision turque. On m’affirme que les médias français se sont moqués de l’accident dans la mine, qu’une caricature désobligeante a été publiée (je ne retrouverai jamais ce soi-disant dessin). Il me faut avaler les couleuvres, me retenir d’argumenter, accepter les critiques les plus délirantes pour parvenir à mes fins : travailler !
Mais comme on parle la même langue, avec moi, on peut vider son sac. Dans son discours au Parlement turc, Recep Tayyip Erdogan n'a pas manqué de pester contre ceux qui ont aidé les journalistes du monde entier. On cherche les traîtres et parfois, hélas, j'en fais partie.
Je ne suis pas la seule femme journaliste sur place, bien sûr. Mais la plupart de mes consœurs des médias étrangers ne parlent pas le turc. La communication avec la population est presque impossible pour celles qui n’ont pas de fixeur, mais l’avantage pour elles, c’est qu’elles n’ont pas à essuyer les diatribes pendant qu’elles font leur travail…
Avant de m’autoriser à recueillir le témoignage d'un rescapé de la catastrophe, sa famille m’impose un interrogatoire très politique. « Tu votes pour l'AKP ou pour l'opposition ? » Je m'en sors par la pirouette habituelle. « Je ne vote pas en Turquie ». Ouf...
Mon contact est l'oncle d’un rescapé, Murat. Avant d’accepter de me faire rencontrer son neveu, il veut me parler de sa vie, de ses idées, de ses combats, de ce qu'il pense du mode de vie des autres, des Européens... Ce n’était franchement pas gagné. S'il a accepté c'est parce que je viens de l'Est et qu'il « ne faut pas que je reparte en pensant qu'on ne m'a pas aidée à faire (mon) travail ».
Lorsqu’enfin la rencontre a lieu, je me rencarde sur les usages. Est-ce que je peux serrer la main des hommes ? Il ne faut pas que parle trop et surtout, que j’évite de m'éterniser avec les hommes. Dans cette maison, les femmes sont confinées dans une pièce qui ressemble à un séjour, tandis que les hommes sont assis dans un salon plus large, où est posée la télévision. Le moindre détail a son importance dans ces foyers où la religion et les traditions occupent une place très importante: ne pas croiser les jambes, ne pas être habillée légèrement, faire attention à son langage…
Après que j’aie juré mes grands dieux que nous ne sommes pas venus pour aborder les questions politiques mais juste pour un témoignage, l'interview peut commencer.
Les mines de charbon sont les seuls employeurs de la région. Il n'y a ici ni agriculture, ni emplois tertiaires, ni d'autres industries. Les habitants du cru, timides, réservés, très croyants, n'ont que le charbon pour vivre.
L’homme de 29 ans qui se tient là, face caméra, est plus jeune que moi. Il est père de deux enfants, et les larmes aux yeux, la voix chevrotante, il me raconte comment il a vu ses amis mourir, comment il a dû les piétiner pour s'en sortir.
La vision de ses camarades au sol, « suffoquant, se débattant comme des bêtes qu'on sacrifie » le hante encore. « Ils luttaient contre la mort ». Persuadé qu’il allait mourir, Murat confie avoir pensé à ses enfants, à sa femme, à sa famille. « J'ai récité ma dernière prière ». Puis il s'est évanoui. Par chance, il a été rapidement évacué à l'air libre.
Il n'oubliera jamais. Moi non plus. J'ai le cœur serré et je me dis que pour entendre son histoire, rapporter son témoignage, ça valait bien la peine d'essuyer autant de critiques.
Ambre Tosunoglu est reporter au service des informations générales de l'AFP à Paris.