Les secrets du "sang de pigeon"

Mogok, Myanmar – Petite fille déjà, je rêvais de voir les célèbres mines de rubis de Mogok. Mon père était vendeur de pierres précieuses. Je passais des heures à le regarder tailler et polir des pierres brutes, jusqu’à en révéler tout l'éclat. Mais malgré mon insistance, il refusa toujours de me transmettre son savoir-faire.

« Le métier des pierres précieuses est dangereux », disait-il. « Une fois qu’on connait ses secrets, on ne peut plus y échapper ».

Alors, une fois adulte, et journaliste, j’ai sauté sur l’occasion de visiter ces mines, entourées de secrets, dans une vallée au nord de Mandalay. Mais lever le voile sur cette activité s’est révélé plus difficile que prévu.

Un acheteur examine des rubis dans un marché du jade à Mandalay, le 22 novembre 2016. (AFP / Ye Aung Thu)

« Entrée interdite », avertit par exemple un panneau rouge placé près de la porte menant à une mine. Un garde en barre l’accès, l’air sévère, sourd à notre demande.

C’est la troisième fois que nous nous cassons les dents sur cet obstacle aujourd’hui. Nous, - c’est à dire un photographe, un JRI et moi-même-, avons passé des heures sur des routes sinuant dans la vallée, à essayer d’interviewer des mineurs, sans succès.

Pourquoi une telle discrétion? 

Les rubis de Myanmar sont célèbres pour leur couleur « sang de pigeon », qui les distingue de ceux trouvés partout ailleurs. Les plus belles pierres se négocient en millions, et celles d'exception en dizaines de millions de dollars

Le rubis "Sunrise", une rareté de 25,59 carats, parti pour plus de 30 millions de dollars lors de sa vente aux enchères à Genève en mai 2015. Un record pour un rubis birman. (AFP / Justin Tallis)

Les Birmans, eux, accordent des pouvoirs surnaturels à ce miracle de la nature. Ils croient que les rubis protègent du mauvais sort et de la maladie.

Des décennies durant, la vallée brumeuse qui les recèle a été interdite d’accès par le gouvernement des militaires. L’exploitation de ce trésor soutenait le régime des généraux, et enrichissait les cercles du pouvoir. L’industrie du rubis était considérée comme si corrompue que l’administration américaine l’avait soumise à un embargo, pour essayer de couper les fonds à la junte. 

Des petits rubis en vente sur le marché de Mogok, 25 novembre 2016. (AFP / Ye Aung Thu)
Le marché aux pierres précieuses de Mogok, novembre 2016. (AFP / Ye Aung Thu)

 

L’arrivée au pouvoir du parti de l’icône démocratique Aung San Suu Kyi, l’an dernier, a un peu changé les choses. Washington a levé ses sanctions en octobre, et les acheteurs américains piaffent d’impatience pour acheter des rubis birmans. Les étrangers peuvent visiter la ville de Mogok, avec un permis spécial, et le gouvernement a restreint l’octroi des permis d’exploitation par souci de protection de l’environnement.

Ma première visite à Mogok remonte à 2010, à une époque où le Parti national démocratique de Suu Kyi était traversé par des divisions. La ville n’avait pas grand-chose à voir avec l’actuelle. Les visiteurs s’aventuraient rarement dans la vallée, et le petit marché aux pierres précieuses dans le centre était quasiment vide. Les rares vendeurs me dévisageaient d’un œil si méfiant que je n’avais pas osé sortir mon appareil photo.

Un acheteur vérifie la qualité d'un rubis, Mogok, 25 novembre 2016. (AFP / Ye Aung Thu)
Examen d'une pierre, Mogok, 25 novembre 2015. (AFP / Ye Aung Thu)

 

Aujourd'hui, un parfum d’optimisme flotte dans l’air. Les petites rues poussiéreuses sont encombrées de monde, une poignée de touristes occidentaux se mêlant  à un flot d’acheteurs birmans, thaïlandais et chinois, qui examinent avec attention les gemmes disposés sur de petites tables recouvertes de tissu.

Assises, des femmes protégées du froid par d’épais manteaux et des bonnets de laine font l’article de leurs pierres brutes, rubis, saphir ou ambre. Beaucoup espèrent qu’avec la levée des sanctions US, un afflux de riches américains change leur vie pour de bon.

Un mineur montre des pierres brutes, rubis et jade. Novembre 2016. (AFP / Ye Aung Thu)

Les pierres mises en vente ont été trouvées par des locaux travaillant dans de petites mines ou fouillant à la main les boues des exploitations. Une activité traditionnelle, jusqu’à l’arrivée de sociétés privées autorisée par la junte dans les années 90. Aujourd’hui, l’utilisation de grosses machines, et même d'explosifs, s’est généralisée pour atteindre les veines les plus profondes.

Dans une mine, Mogok, 25 novembre 2016. (AFP / Ye Aung Thu)

Pour les locaux, tous leurs espoirs et tous leurs rêves reposent sur la découverte d’une seule pierre, celle qui changera leur vie.

La plupart des mineurs passent leur existence à creuser, remonter des roches et fouiller les alluvions pour quelques dollars par jour, avec l’espoir de la trouver.

Au bout du compte, c’est simplement une affaire de chance.

Les autochtones croient que la multitude de pierres précieuses cachées dans le sol de Mogok, les saphirs, spinelles, topazes, et toutes les autres, sont un cadeau de Dieu. 

Pour eux, votre chance dans les mines dépend de votre karma. Vous ne pouvez trouver une pierre de valeur que si vous honorez les esprits et suivez une vie bonne et pieuse. Sinon, vous n’en trouverez jamais, quelque effort que vous déployiez.

Pendant le reportage, j’ai compris à quel point la chance avait son importance dans la vallée.

A Rangoun, je m’étais arrangé avec un contact pour visiter une de ses mines.

La vallée de Mogok, 26 novembre 2016. (AFP / Ye Aung Thu)

Avec le photographe Ye Aung Thu et le JRI Phyo Hein Kyaw nous avons quitté Mandalay tôt, en prévision des sept heures de voiture. Nous comptions sur le confort de la « nouvelle route », construite il y a quelques années seulement, et qui relie le centre touristique de Pyin Oo Lwin, près de Mandalay, à Mogok.

Mais un regain de tension entre un groupe ethnique armé, le TNLA, et l’armée birmane, près du chemin, nous a contraints à emprunter l’ancienne voie. Etroite, elle serpente dans les collines et les nuages.

Le passage du dernier col nous a révélé une vue magnifique : des pagodes dorées, parsemées dans les monts, couverts de tournesols sauvages, avec au fond de la vallée un lac reflétant le bleu profond du ciel.

Mais j’avais déjà la tête ailleurs. Mon contact à Rangoun m'avait assuré que nous pourrions filmer à l’intérieur de sa mine. Mais au téléphone le responsable local se montrait beaucoup plus réticent.

Notre objectif était une co-entreprise entre une société privée et la Myanmar Gems Enterprise, une société d’Etat contrôlée par d’anciens militaires. Elle est réputée, avec d’autres holdings de  l’armée, contrôler l’octroi des permis d’exploitation et la vente des gemmes.

A l'intérieur d'une mine, 24 novembre 2016. (AFP / Ye Aung Thu)
(AFP / Ye Aung Thu)

 

Dans un tel contexte, il n’était pas étonnant que le responsable local ne soit pas pressé de nous ouvrir les portes de l’endroit. Après trois heures de palabres, pour le convaincre que nous souhaitions nous consacrer avant tout à des portraits de la vie des mineurs, il nous a finalement lâché suffisamment d’informations pour localiser l’endroit exact de la mine.

24 novembre 2016. (AFP / Ye Aung Thu)

Une fois arrivés, il nous a fallu encore quelques heures de discussions et de tasses de thé en sa compagnie avant de nous permettre de quitter la petite cabane lui servant de bureau, pour se diriger vers la mine. 

La lumière du jour faiblissait déjà quand Thu et Phyo Hein Kyaw ont emprunté une pente raide et rocailleuse, dans l’obscurité, glissant sur des roches branlantes, matériel en main. 

Les travailleurs œuvraient dans la pénombre, descellant la roche avec des barres à mine et fouillant à mains nues la terre, extirpée avec un puissant jet d’eau.

La vapeur de leur souffle se condensait dans l’air froid. Et malgré la température glaciale la plupart ne portaient que des shorts et des galoches, dans l’eau glacée.  

Le matin suivant, comme nous n’avions toujours pas nos interviews, nous avons contacté un officiel et tenté de visiter d’autres mines. Mais dès que nos interlocuteurs apercevaient nos appareils photo, les bouches se fermaient. Après tout, le secret est une règle d’or dans ce métier.

La chance nous a souri lors de notre dernière après-midi. Le propriétaire d’une mine à ciel ouvert, jouxtant la première que nous avions visité, nous a donné son accord pour filmer.

Nous nous sommes précipités sur place. Les responsables de l’exploitation nous regardaient d’un air soupçonneux. Mais nous avons obtenus d’un jeune mineur, un adolescent nerveux, de parler face à la caméra.

En l’écoutant décrire comment il prie chaque jour pour trouver une grosse pierre précieuse, je me suis dit avec un soupir de soulagement que finalement nous avions trouvé notre propre gemme.

Maintenant que j’ai découvert quelques-uns des secrets du métier de Mogok, j’espère simplement que l’avertissement de mon père ne se réalisera pas.

Ce blog a été écrit avec Caroline Henshaw à Rangoun et Yana Dlugy à Paris.

(AFP / Ye Aung Thu)

 

Hla Hla Htay