Le centre des visiteurs de la mine de fer souterraine de Kirunavaara, la plus grande du monde (AFP / Hugues Honoré)

Dans la ville que la mine avale

KIRUNA (Suède), 1er avril 2015 – Dix-huit mille habitants, plus d’un siècle d'extraction minière dans le nord du pays et une réputation pas franchement joyeuse: c'est la description de la ville où j'ai grandi en France. C'est aussi celle de Kiruna, en Laponie suédoise. Parti en reportage dans le Grand Nord, entre forêt boréale, espaces vierges parcourus par les troupeaux de rennes et hiver interminable, je vais vite me rendre compte que l'endroit n'a pas grand-chose à voir avec les derniers puits de charbon de «mon» bassin minier que j’ai connus enfant.

Kiruna, à 145 km au nord du cercle polaire, héberge la plus grande mine de fer souterraine du monde, qui assure 90% de la production européenne. On y extrait du minerai à 1.175 mètres de profondeur, bientôt à 1.365 mètres. Mais à mesure que la compagnie minière LKAB creuse pour exploiter une veine de quatre kilomètres de large qui s’enfonce vers le centre de la terre, le terrain au-dessus devient instable. La ville entière va devoir déménager pour ne pas être avalée par la mine.

Nous sommes une dizaine de journalistes étrangers venus voir l’avancement de ce projet titanesque, sans comparaison dans l’histoire. La RDA puis l'Allemagne unifiée ont fait disparaître des villages pour laisser place à l'extraction de la lignite. Au Chili, la ville de Chuquicamata a été abandonnée, trop proche de la plus grande mine de cuivre du monde, sans être démolie. Mais on n'avait jamais fait table rase de tout un centre-ville. Le nouveau cœur de Kiruna devait accueillir ses premiers habitants en 2019 et le déménagement se poursuivra encore pendant des décennies, quartier par quartier. Le joyau architectural de la ville, son église en bois, doit par exemple être démontée et remontée dans les années 2030.

L'église de Kiruna, ici en 2009. Le monument doit être démonté et remonté dans le nouveau centre-ville dans les années 2030 (AFP / Sven Nackstrand)

Nous embarquons à bord d’un autocar de LKAB, direction la mine. Je m'attends à délaisser le bus pour un ascenseur (une cage, comme on disait chez nous) qui nous ferait descendre dans les entrailles de la terre (dévaler, dans ma langue) façon galibot. Pas du tout. Notre chauffeur franchit une des deux portes creusées dans le flanc de la montagne, et nous entraîne toujours plus bas.

WiFi et 3G à 540 mètres sous la surface

À Kiruna, seul le minerai emprunte les cages. Les hommes accèdent aux chantiers d'extraction par un impressionnant réseau routier souterrain de 400 km. Sur cette voirie large, en lacets, éclairée seulement sur quelques centaines de mètres afin d'offrir aux yeux une transition douce entre le jour et le fond, l'autobus croise à l'aise d'autres véhicules à 30 ou 50 km/h.

Nous arrivons au centre de visite, à -540 mètres. Relativisons ce chiffre: on compte à partir de l'ancien sommet de la montagne, or elle a été écrétée. Nous sommes en fait environ 300 mètres sous le plancher des rennes. Il ne fait pas si chaud. Et surprise: le wifi et la 3G fonctionnent! Notre guide nous explique que non seulement ils sont utiles au travail et à la sécurité, mais qu’en plus les fournisseurs d'internet mobile testent dans la mine de Kiruna les équipements qu'ils implanteront dans les métros. Un autre millénaire, vraiment.

Entrée de la mine de Kirunavaara, parcourue par un réseau routier souterrain de 400 km (AFP / Hugues Honoré)

Tout de même, quelques similitudes avec le Nord-Pas-de-Calais me frappent. Cette histoire d'immigration et de combat pour un logement décent, quand on voit les huttes où vivaient les premiers ouvriers fuyant la misère de leur campagne, à la fin du XIXe siècle. Cette foi dans la capacité infinie de l'Homme à faire bouger son environnement, quoique là-bas on ait raboté une montagne, alors que chez moi on a édifié des terrils. Le sentiment qu'un paysage industriel n'est pas laid, bien au contraire. La fierté de raconter l'histoire locale, celle des pionniers. Surtout la grandeur et la déchéance de Hjalmar Lundbohm, fondateur visionnaire de Kiruna surnommé «Lapplands okrönte kung» (le roi sans couronne de Laponie), tout un roman. Le contraste entre cette fierté des habitants et l'image terne que la ville traîne dans le reste du pays. Tous les mots de la mine qui évoquent pour moi une époque finie et qu'on retrouve pour certains, bien vivants, dans une plaquette de LKAB en français: veine, galerie, paroi, remblais, forage... Les mentalités aussi, imprégnées par un certain paternalisme. L'influence énorme en ville de la compagnie minière publique, dont on attend un peu tout, comme des Houillères autrefois. La mainmise de la gauche sur les électeurs. Et j'ai sûrement manqué d'autres parallèles…

Une mine de charbon dans le Nord de la France, à une date indéterminée (AFP)

Dans un secteur réputé pour la dangerosité et la dureté du travail, la mine de Kirunavaara est une vitrine du savoir-faire suédois. L'espérance de vie des ouvriers du fond est aujourd'hui égale à celle des employés au jour. Pour compenser le manque d’attractivité de la ville, où la nuit polaire dure vingt-sept jours et l’hiver plus de la moitié de l’année, LKAB doit recruter à des salaires élevés. Les revenus à Kiruna sont parmi les plus hauts du pays, seulement battus par les banlieues chics de Stockholm et de Göteborg, pour un coût de la vie beaucoup plus faible. Un mineur moyen touche près de 30.000 couronnes par mois (plus de 3.000 euros) de salaire de base net, sans compter des milliers de couronnes de primes. La silicose, les éboulements, les coups de grisou appartiennent au passé.

Rôti de renne et champignons de mine

Le soir après la remonte, la mairie nous invite à dîner. Entrée: soupe de champignons. Plat principal: rôti de renne. Plus que le renne, déjà goûté en Laponie finlandaise, les champignons m'intéressent: ils ont poussé dans une bowette désaffectée. Et ils sont délicieux... Dommage que nous n'ayons jamais songé à cette reconversion. Le champignon ch’ti aurait concurrencé le champignon de Paris.

Maquette du nouveau centre-ville de Kiruna, qui devrait voir le jour en 2019 (AFP / Hugues Honoré)

Nous parlons du déménagement. Quelque 6.200 habitants et l'essentiel des commerces et administrations de Kiruna sont dans la zone rouge menacée par les failles, qui va laisser la place à des parcs. « La ville ne risquerait pas de s'effondrer d'un coup. Mais il y aurait des déformations, des irrégularités dans le terrain qui pourraient tordre les canalisations et fissurer les bâtiments », nous explique le deuxième adjoint au maire, Stefan Sydberg.

1,6 à 3,2 milliards d'euros pour déménager la ville

En 2019 en principe, tous les commerces rejoindront en même temps un nouveau centre-ville flambant neuf, bâti à quatre kilomètres plus à l’est. Le coût de l’opération est estimé entre 15 et 30 milliards de couronnes (1,6 à 3,2 milliards d'euros) dont LKAB doit payer la majeure partie. « Ici on a l'habitude de dire qu'il faut que ce déménagement commence un vendredi et soit fini le lundi. Il faut un centre-ville qui fonctionne sans interruption pour les habitants », affirme l'élu.

(AFP / Hugues Honoré)

Mais à moins de cinq ans de l'échéance, le chantier du nouveau centre-ville n'a toujours pas commencé. Le site choisi est encore une forêt boréale où on a du mal à imaginer que bientôt vont s'affairer des centaines d'ouvriers du BTP. Dans les rues de Kiruna, je rencontre plusieurs habitants qui, s'ils affirment tout de suite soutenir le projet, paraissent un peu inquiets. « On voudrait savoir qui autour de nous va déménager quand. Mais personne n'a de réponse. C'est une expérience qu'on n'a jamais tentée », explique Linda Persson, qui travaille dans un magasin d’optique à deux pas de la mine. « J'ai visité des appartements neufs et je n'en ai pas trouvé un qui me convenait. Je voudrais un balcon et une vue sur la montagne comme aujourd'hui », raconte Dan Lundström, un retraité de LKAB. « Tout va devenir plus cher », redoute une jeune femme qui préfère rester anonyme.

La ville de Kiruna et la mine (LKAB / Fredric Alm)

Entre la poire et le fromage, un convive, journaliste turc, se lève: «Je sors voir les aurores boréales!» J'ai du mal à le croire. Mais une consœur brésilienne dégaine son application smartphone: sur une échelle de cinq, la probabilité d'en voir est ce soir-là de... 5,0. Il s'avèrera que lors de cette nuit exceptionnelle des aurores boréales seront aperçues jusque dans le Pas-de-Calais. Alors songez en Laponie…

Ça ne se décrit pas en mots. Ça se savoure, et éventuellement ça se photographie. J'essaie de le faire maladroitement, jusque passé minuit, frigorifié dans la nuit arctique.

De retour à Stockholm, mon collègue photographe s'étonne.

- J'ai vu tes photos de la mine. Pas mal! Mais t'aurais dû envoyer des images des aurores boréales!

- Eh oui, j'aurais bien aimé... Mais j'avais pas pris mon trépied. Du coup mes photos sont pas terribles.

Aurore boréale dans le ciel de Kiruna (AFP / Hugues Honoré)

- Ah là là... Écoute: on ne part jamais dans le Grand Nord en hiver sans son trépied!

La splendeur des aurores boréales et de la nature sauvage environnante ainsi qu'une bonne desserte aérienne permettent à Kiruna de se diversifier dans le tourisme. Mais la ville restera longtemps dépendante de sa mine de fer. Si je reviens un jour, une bonne partie de la cité aura bougé de 4 km, tandis que la compagnie minière sera toujours au même endroit, elle qui a tout intérêt à poursuivre sa course vers les profondeurs quitte à bouleverser la ville à la surface. Car plus la mine descend, meilleure est la qualité du minerai extrait. « On a sondé jusqu'à 2.000 mètres et le gisement continue », détaille Marit Olofsson, une employée de LKAB chargée de l’accueil des visiteurs. « En dessous on ne sait pas, mais on en a encore assez pour au moins 100 ans d'exploitation ».

Hugues Honoré est journaliste au bureau de l'AFP à Stockholm.
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Hugues Honoré