Le doigt de la CGT
PARIS – Une photo vit sa vie toute seule. Le photographe est là pour l’accouchement, mais après il n’a plus aucun contrôle sur ce qu’elle devient. C’est exactement ce qui s’est passé avec mes photos du secrétaire général de la CGT Philippe Martinez : quand je réalise cette séance de portraits, en avril 2015, ni lui ni moi ne pouvons prédire le succès qu’elle aura un an plus tard, au milieu de la vague de grèves et de manifestations qui secouera la France et qui mettra le leader cégétiste sur le devant de la scène…
Quand j’arrive au rendez-vous au siège de la Confédération générale du travail à Montreuil, le 23 avril 2015, cela fait moins de trois mois que Philippe Martinez a été élu à la tête du syndicat, dans des circonstances assez controversées. Nous sommes convenus de prendre d’abord une série de portraits posés dans le petit studio de télévision dont dispose la CGT dans son immeuble. Si tout se passe bien, en bonus, nous terminerons la série dans le bureau du secrétaire général, celui-là même dont la coûteuse rénovation a contribué à la chute du précédent numéro un du syndicat, Thierry Lepaon.
Philippe Martinez est un homme avenant, détendu et sympathique, avec sa moustache tombante qui le situe quelque part entre Astérix et Gérard Jugnot. J’installe la lumière que j’ai apportée avec moi pour créer une ambiance, et la séance commence tranquillement.
Pour mettre le leader cégétiste à l’aise, nous discutons de différents sujets jusqu'à évoquer le cinéma italien, qu'il affectionne particulièrement. Très vite, comme cela arrive souvent dans l’intimité d’une séance de portraits, nous passons au tutoiement. Aucun attaché de presse ne nous accompagne. Seul le motard de l’AFP qui m’a amené jusque-là assiste aux prises de vue.
Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi, le secrétaire général est un homme très occupé et la CGT m’accorde une grosse demi-heure maximum. Je photographie Martinez dans diverses attitudes : souriant, sérieux, expressif, fermé…
Pour qu’un portrait ait du relief, il faut qu’il y ait une dose de «naturel», de spontané, que la personne vous livre quelque chose de personnel. Il faut la lancer, sans pour autant la diriger ou lui faire prendre des poses qu’elle ne prendrait pas elle-même. Cela aurait l’air faux, même si on peut toujours discuter de «l'authenticité» d'un portrait et de la subjectivité d'une photo.
A un moment, je demande à l’homme fort de la CGT s’il existe un geste qui soit caractéristique de lui. Il réfléchit un court instant, puis il me raconte qu’il a l’habitude de pointer le doigt droit devant lui quand il s’exprime en public, dans des réunions, dans la chaleur d’un meeting . Et de lui-même, il joint le geste à la parole tout en prenant un air ombrageux, peut-être influencé par la conversation sur le cinéma italien des années soixante que nous avons eue quelques instants plus tôt.
A la fin de la séance je lui montre cette image sur l’écran à l’arrière de mon appareil. Ça le fait sourire. Voilà donc la petite histoire de la photo qui, un an plus tard, va illustrer des dizaines d’articles sur la contestation sociale, les grèves et l’intransigeance de la CGT !
Une image peut raconter plein de choses. En fonction du contexte, on peut lui faire porter un message ou un autre. Mais il n’y a pas pour autant de manipulation de la réalité. Un portrait tente de révéler quand même, toujours, une parcelle de la personnalité du sujet. Le geste du doigt qu’effectue Philippe Martinez donne à penser qu’il s’agit d’une personne combative, tenace sur ses positions. Qui, aujourd’hui, pourrait dire le contraire ?
Chaque portrait est diffusé deux fois aux clients de l’AFP : il y a une version en couleur, et une en noir et blanc. Quelques jours après la séance de pose, je fais un tirage de la photo du doigt tendu et je l’envoie par la poste à Philippe Martinez avec une petite dédicace : « hommage au cinéma italien ».
Je ne sais pas s’il l’a reçue. En tout cas il ne m’a jamais répondu.
(Cet article a été écrit avec Roland de Courson à Paris).