Gueules de gens de lettres
PARIS, 3 novembre 2015 – Avec ses rouflaquettes et son air bonhomme d'un siècle passé, Mathias Enard, lauréat du prix Goncourt 2015, me fait penser à Darwin. Ou à un explorateur tout droit sorti du XVIIème siècle. Ou encore à un botaniste s’embarquant pour l’autre bout du monde sur l'un des bateaux de La Pérouse. L'auteur de Boussole se prête au jeu, et pose regardant au loin, comme s’il découvrait une terre inconnue.
Saisissant l’occasion de la rentrée littéraire 2015 et du ballet de la distribution des prix qui l’accompagne chaque automne en France, j’ai choisi de me lancer dans une grande série de portraits d’écrivains.
Nous sommes chez Gallimard, où dans une salle annexe se prépare le lancement d’un nouvel ouvrage sur le thème de Tintin. Dans mon dos trônent les énormes silhouettes en carton de Nestor et de la Castafiore. Mais Hédi Kaddour garde son air sérieux, sa réserve, celle de l’écrivain habitué à « travailler dans l’ombre ». Il est sous la pleine lumière de mon projecteur, pas très à l’aise.
Le contraste entre l'auteur des Prépondérants et l'univers d'Hergé est flagrant. Pourtant à la fin de la séance, il me gratifie de commentaires érudits sur une planche de l'album de Tintin On a marché sur la Lune: je m'aperçois que Kaddour est un tintinophile averti.
Hédi Kaddour ou Boualem Sansal, Marc Lévy et Tobie Nathan, Agnès Desarthe et Amélie Nothomb, Paul Lynch, Delphine de Vigan ... Je me promène dans les maisons d'édition avec mon studio portable.
La rentrée littéraire, c'est près de six cents romans cette année : environ quatre cents français et deux cents étrangers. J'ai l'embarras du choix pour commencer. Avec Sophie Drimal, journaliste à la rédaction en chef photo pour la France, nous avons fait notre marché. Après un peu plus de trois mois, j'ai engrangé une trentaine de noms.
A chaque fois, je suis confronté à la même difficulté: faire en sorte que le sujet donne quelque chose de lui, lâche un peu les vannes devant un inconnu et devant l'objectif qui le fixe. Je dois mettre "mon auteur" à l’aise, je parle, vole du temps au temps, cherche à découvrir son univers, en quête d'un point de rencontre entre ce qu’il paraît, ce qu'il est et ce qu'il peut me donner à voir de lui.
Contrairement aux acteurs, aux réalisateurs ou aux politiciens, les écrivains ne cherchent pas nécessairement à contrôler leur image. C'est une chance pour le photographe, cela crée un espace de liberté entre lui et le sujet.
C'est ainsi que Tobie Nathan m'offrira, à la fin de la séance, un portrait imprégné de la notion de fuite. L'œil pétillant, enroulé dans son manteau.
Romancier et grande figure de l'ethnopsychiatrie, l'auteur de Ce pays qui te ressemble m'aura raconté au cours d'une rencontre d'environ une heure et demie son départ précipité du Caire à l’âge de huit ans lors de l’expulsion des Juifs pendant la révolution égyptienne, le tampon « no return » apposé sur ses papiers, un souvenir d’enfance qui a marqué son œuvre et imprégné toute sa carrière de psychologue.
Je travaille en noir et blanc, ce qui décale un peu les choses, une façon de créer une bulle hors du temps, imposant une distance par rapport aux photos de "News" (mais les photos sont aussi disponibles en couleur pour les clients de l’AFP). Après chaque séance, un minutieux travail de "post-production" est effectué par mon collègue Cyril Cadet dans le laboratoire photo de l’agence. Le travail du tireur de l'époque argentique ne se fait plus aujourd'hui dans les bacs, mais sur ordinateur.
Les séances commencent généralement doucement. Les premieres images permettent un apprivoisement mutuel. Pour arriver au "point de rencontre", ce moment qui me donnera le portrait phare de la série.
Comme avec Amélie Nothomb qui m'offrira ce portrait mi-hypnotique, mi danseuse orientale.
Ou Boualem Sansal à qui je demanderai d'enlever ses lunettes pour dégager de son visage aux cheveux longs cet air de vieux chef indien Cheyenne, laissant émaner chez l'auteur de 2084 une impression de puissance et de sagesse.
Le rendez-vous avec l’Algérien Yasmina Khadra s’est déroulé en plein ramadan. Il avait l’air exténué, mais je voulais à tout prix éviter qu’il ait l’air figé ou trop dur sur les portraits. On a commencé par parler de l’Algérie, de l’islamisme, et bien évidemment de Kadhafi dont il a fait le personnage principal de son dernier roman. En me racontant tout cela, il faisait des gestes avec les doigts, pour matérialiser "les idées qui passaient". Le portrait était là.
Diane Ducret ne se sentait pas vraiment à l’aise au départ. Mais elle s’est ensuite lâchée. Avec beaucoup d’humour et de décalage. A un moment donné, elle a pris cette pose, simulant une moustache avec une mèche de ses cheveux en me disant : « c’est mon côté macho-girl ! »
Parfois, la situation aide. L’Irlandais Paul Lynch, auteur de romans noirs, a posé chez son éditeur Albin Michel à l’occasion d’un pot où il était invité. Au bout de quelques coupes de champagne son français et mon anglais sont devenus beaucoup plus fluides. On s’est très bien entendus. C'est peut-être cette séance "pétillante" qui a donné ce regard magnétique.
Mais il arrive que la proximité nécessaire ne se crée pas.
Si le côté chaleureux, expansif, d'Alain Mabanckou, me porte à employer le néologisme coolitude pour le définir, Nathalie Azoulai est quant à elle restée très tendue.
Faute d’espace dans les bureaux de son éditeur, j’ai dû la faire poser sur le palier, dans l'entrée.
A la fin de la séance elle m'a confié regretter d'avoir toujours l’air grave et peu souriant sur les photos. Comme s’il existait un décalage entre l’image qu'elle exprime et celle, sans doute plus légère, qu’elle aimerait montrer.
Delphine de Vigan, prix Renaudot cette année, est parvenue à se détendre après un début un peu difficile. Elle a fini par offrir le temps d'une image un visage dégagé , après avoir dompté sa chevelure rebelle.
Certains rendez-vous se sont déroulés au siège de l’AFP, d'autres chez les éditeurs. D'autres encore chez les écrivains. J'ai pu alors découvrir leur intérieur, regarder autour de moi, trouver immédiatement des indices qui me les livraient un peu.
L’appartement de Jean-Christophe Grangé : lumineux, sobre, à la japonaise. On chausse des pantoufles dans l’entrée. Aux antipodes des univers noirs et torturés auxquels l'auteur de thrillers nous a habitués.
L'univers de Laurent Binet, l’auteur de HHhH et de La Septième fonction du langage, est moins imposant. Je dois placer mon fond entre le sofa et le mur. Et demander à l’écrivain de s’asseoir sur le dossier du canapé, prenant mes photos en me penchant en arrière par l’encadrement de la fenêtre, seule façon d’être à bonne distance.
Certains auteurs peuvent sur-jouer leur côté intello et créateur tourmenté, mais d’autres sont d'un naturel surprenant. Je pouvais craindre un comportement de diva de la part d'un auteur de best-sellers, qui vend à des millions d’exemplaires, comme Marc Lévy. Pas du tout.
Sympathique, simple et disponible pendant toute la séance de pose que nous avions montée à l’arrache dans l’hôtel où il séjournait.
Avec les écrivains-journalistes, on est dans un autre rapport. Un peu de la même famille. Christophe Bolstanski, qui a beaucoup crapahuté et a gagné le prix Bayeux des correspondants de guerre pour un reportage sur une mine au Congo, a le visage inquiet, carnet de notes à la main. Son portrait est plus celui d'un confrère avec lequel on se retrouve embarqué sur une histoire.
Idem pour Jean Hatzfeld dont les yeux bleus perçants sont les miroirs-témoins des événements terribles qu’il a couverts du Rwanda aux lignes de front du Moyen-Orient, en passant par les guerres des Balkans.
Pendant qu’il posait, Philippe Jaenada me parlait de son roman La petite femelle qui raconte l’histoire de Pauline Dubuisson, accusée d’avoir tué de sang-froid son amant et dont le procès avait passionné la France dans les années 1950. Jaenada défendait son héroïne avec passion, comme s’il était son avocat.
Il a un côté un peu massif. Une grande conviction. Il m'a rappelé Maître Eric Dupond-Moretti, un des ténors du barreau que j’avais photographié pour ma précédente série.
En gros, il y a tant à dire qu'on pourrait écrire un livre...
Joël Saget est un photographe de l'AFP basé à Paris.