Le secrétaire général de la CGT Thierry Le Paon à Marseille, en septembre 2013 (AFP / Bertrand Langlois)

Telenovela à la CGT

PARIS, 9 janvier 2015 - Un héros à la dérive, Thierry Lepaon, dans une drôle de famille qui se déchire, le premier syndicat français: le feuilleton interminable de la démission du numéro un de la CGT avait un petit goût de telenovela qui nous manquera.

Au cours d’un voyage au Costa Rica, j’ai découvert « Dos mujeres un camino », un feuilleton kitchissime qui captivait le pays au point de stopper pratiquement toute activité lorsqu’il était diffusé. Impossible de ne pas trouver des points communs entre cette série et ce que nous avons vécu pendant des semaines, ici au service des informations sociales de l’AFP : une intrigue progressant à la vitesse d'un escargot et pas toujours d'une clarté totale.

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Tout commence avec un tweet du Canard enchaîné le 28 octobre: « DEMAIN DANS "LE CANARD" La facture du bel appartement du secrétaire général de la CGT (Une rénovation à 150.000 euros) ».

Elahe Merel, qui couvre les syndicats pour l'AFP, trépigne en attendant de lire ce que révèle l'hebdomadaire satirique sur le grand chef de la Confédération générale du travail. Les rédactions parisiennes reçoivent habituellement le Canard un jour avant sa mise en vente au public, mais à l’heure où tombe le tweet, le journal n’est pas encore arrivé par le courrier. Lorsqu’Elahe peut enfin voir l’article, elle sollicite l'administrateur de la CGT pour recueillir sa réaction. Il est aux abonnés absents. « En réunion », nous dit-on.

Goûts de luxe ?

Résultat: nous diffusons une courte dépêche sur la coûteuse rénovation du logement de fonction de Thierry Lepaon. Le secrétaire général est un militant ouvrier de près de 55 ans. Un chaudronnier normand fier de son terroir, décrit par ses proches comme chaleureux et simple, encarté au Parti communiste et qui n’est pas très à l'aise dans son costume de chef. On l’imagine mal avoir des goûts de luxe…

L'immeuble de Thierry Lepaon, près du bois de Vincennes (AFP / Bertrand Guay)

C'est le début de « la crise de l'appartement »,. Elle nous vaudra des commentaires pas toujours très amènes des militants au téléphone ou au siège de la CGT à Montreuil, une grosse machine déjà plutôt opaque et « bunkerisée » en temps normal… « Votre présence fait un peu charognard », « aucun commentaire », « vous n'avez rien d'autre à faire? »

Enquête interne pour démasquer le mouchard

Dans son premier communiqué, la centrale ne montre toutefois aucun signe de panique et explique qu'il fallait bien loger le provincial M. Lepaon. Elahe arrive à joindre ses interlocuteurs sans problème. Par la suite, cela s’avèrera plus aléatoire.

Mais l'info fait un « buzz » du tonnerre. Le Premier ministre Manuel Valls intervient pour prôner «l'exemplarité à tous les niveaux ».

La CGT, qui a rapidement révisé le montant de la rénovation à 105.000 euros, réagit... en lançant une enquête interne pour démasquer le mouchard. Elle dénonce dans un second temps une « offensive médiatique ».

Des militants de la CGT pendant une réunion à Paris en septembre 2013 (AFP / Fred Dufour)

C'est le début d'une réunionite aiguë à la centrale: le Comité confédéral national (le CCN), la CE (Commission exécutive), le bureau confédéral... On s'y perd!

Après une deuxième salve du Canard, qui annonce que l'appartement rénové avait déjà fait l'objet de travaux peu avant, Thierry Lepaon poursuit ses efforts pour éteindre l'incendie. Il doit notamment rassurer des militants heurtés par le symbole d'une direction dispendieuse dans un syndicat longtemps inféodé au Parti communiste, et qui s'appuie sur la base ouvrière pour défendre les acquis avec ténacité.

La réponse du secrétaire général : « ouaaarf »

Le 18 novembre, M. Lepaon effectue sa première sortie publique depuis les révélations du Canard enchaîné, à l’occasion d’une manifestation très clairsemée pour les salaires des fonctionnaires. Je tente un timide : « et l'affaire de l'appartement? »

Le secrétaire général répond par un drôle de bruit un peu badin, du type « ouaaarf ». Ses gardes du corps me jettent des regards assassins. Il est escorté loin de la presse à toute vitesse.

« Il avait le feu aux fesses, votre big boss », dis-je à un militant resté sur place.

« Vous êtes fondée à le penser », me répond le militant.

Thierry Lepaon au siège de la CGT à Montreuil, en octobre 2013 (AFP / Bertrand Guay)

Plus la tension monte, et plus trouver des interlocuteurs devient difficile. Les mâchoires se serrent au fur et à mesure que la CGT s'enfonce dans la crise.

Le 25 novembre, nouvelle bombe du Canard: cette fois-ci pour dire que le bureau de M. Lepaon a aussi été refait à grands frais (62.000 euros).

L’intéressé souligne qu' « il se peut qu'il y en ait dans l'organisation qui n'acceptent pas » qu'il ait pris la tête du syndicat en mars 2013, au terme de la longue crise de succession qui avait suivi le départ du charismatique Bernard Thibault.

On nous ferme un peu plus les portes

Ensuite, c'est L'Express qui s'y met. L’hebdomadaire révèle que M. Lepaon a perçu des indemnités de départ en quittant la CGT Basse-Normandie pour... la CGT à Montreuil.

On commence à parler démission, et on nous ferme un peu plus les portes.

Le 5 décembre, surprise : au lendemain des élections professionnelles dans la fonction publique, le numéro un de la CGT apparaît, tout tranquille dans un message vidéo, pour assurer que son syndicat reste en tête chez les agents. Ce message nous parvient au moment où la centrale tient une nouvelle réunion sur son avenir.

Manifestation de la CGT à Roanne en novembre 2013 (AFP / Jeff Pachoud)

Et alors que nous nous attendions à une possible démission, la CGT annonce... une nouvelle réunion.

Elle a lieu le 9 décembre, jour des résultats du scrutin dans la fonction publique. La CGT perd deux points par rapport aux élections précédentes, ce qui n'améliore pas franchement l'ambiance.

De réunion en réunion

A l’AFP, le portrait de M. Lepaon, la chronologie de l’affaire sont prêts dans les tuyaux au cas où... En attendant, on rit de l'imagination des internautes sur Twitter: « Lepaon paon-cul-cul », « est-ce que Thierry Lepaon touffle? »

Au final, une démission est bel et bien annoncée. Mais c'est celle de l'administrateur-trésorier du syndicat qui avait validé les dépenses en question.

Une énième réunion est programmée le 13 janvier, cette fois du « parlement » du syndicat (CCN), seule instance habilitée à révoquer le secrétaire général.

En attendant, la pression monte. Des fédérations CGT appellent M. Lepaon à la démission.

Le 15 décembre, le patron du syndicat fait face aux responsables des fédérations et des unions départementales, nombreux à vouloir tourner la page, et on se dit que cette fois, c'est sûr, plus moyen d'y couper.

Thierry Lepaon prononce un discours à Roanne, en novembre 2013 (AFP / Jeff Pachoud)

Les bureaux régionaux de l'AFP nous ont transmis une flopée de numéros de portables. Avec Sylvie Husson, ma collègue du pool « entreprises » qui a déjà entamé sa journée par un passage à Montreuil avec la vidéo pour prendre la température (pas trop chaleureuse à notre égard), nous retroussons nos manches pour « faire la tournée » pendant qu'Elahe turbine.

C'est un peu comme aller à la pêche, mais ça ne mord pas vraiment: des dizaines de textos tombent dans le vide. Au téléphone, les responsables de province sont dans des tunnels, sont partis avant la fin de la réunion, ou nous lâchent clairement qu'ils n'ont rien à dire. Nos interlocuteurs habituels nous disent, eux, qu'ils nous « aiment bien », mais qu’ils ne peuvent pas nous parler.

« On va appeler le pape pour la CGT! »

En promettant l'anonymat à nos sources, on arrive quand même à savoir un peu ce qui se passe: parmi les unions et fédérations départementales qui ont pris position, une majorité a demandé la démission de Thierry Lepaon et/ou du bureau confédéral.

Mais le lendemain, alors que nous écrivons à nouveau qu' « une démission n'est pas exclue », on apprend que le patron de la CGT va y « réfléchir » d'ici la prochaine réunion de la direction de la centrale fixée au 6 janvier. Nous commençons discrètement à nous renseigner sur les potentiels successeurs du secrétaire général…

« On va appeler le pape pour la CGT! », lâche Elahe le 17, alors qu'elle prépare son énième papier et qu'au même moment, on annonce que le souverain pontife a aidé à rapprocher les Etats-Unis et Cuba.

Des journalistes au travail au service des informations sociales de l'AFP à Paris, en février 2014 (AFP / François Guillot)

On commence à être à court de formules, les réunions « cruciales » s'enchaînant: « sur la sellette », « de plus en plus sur la sellette », « pourrait jeter l'éponge », « rendre son tablier », « garder son fauteuil », « le sort de Thierry Lepaon »...

Elahe écrit le 18 que la centrale s'enfonce dans une des plus graves crises de son histoire, M. Lepaon, décidément tenace, échafaudant un plan pour renverser la direction de la centrale mais garder son poste.

Le dialogue avec les cégétistes ne se fait pas plus simple. « Vous êtes compliqués, vous la presse », nous dit un responsable de fédération. « Vous ne l'êtes pas moins à la CGT! », lui répond-on.

Troisième au classement des personnalités scandaleuses

Juste avant la trêve des confiseurs, le secrétaire général lance une opération reconquête en courant les plateaux télé et radio pour dire qu'il n'est pas « bling bling ». Il faut trouver comment regarder sur internet la chaîne France 3 Basse-Normandie sur laquelle le secrétaire général annonce qu'il ne sera pas « le rat qui quitte le navire ».

Pendant les fêtes, silence radio sur le sujet. La seule fois où le nom de Lepaon est cité dans une dépêche, c'est pour dire dans un sondage qu'il est troisième dans le classement des personnalités les plus scandaleuses selon les Français, derrière... Thomas Thévenoud, l’ancien secrétaire d’Etat qui avait dû quitter le gouvernement pour cause de turpitudes fiscales, et l’ex compagne du président Valérie Trierweiler.

Les affaires reprennent début janvier. Il faut encore écrire 600 mots sur une réunion à huis clos à laquelle, par définition, nous n'avons pas accès. La pression monte encore d’un cran le 5 quand Louis Viannet, un ancien secrétaire général de la CGT, appelle ouvertement Lepaon à démissionner et évoque une « crise sans précédent ».

Thierry Lepaon en octobre 2012, alors qu'il était représentant de la CGT au Conseil économique et social (AFP / Joël Saget)

Au matin du 6 janvier, nos collègues de la vidéo Fabien Novial et Agnès Coudurier-Curveur vont à Montreuil pour essayer de glaner des réactions à l'ouverture d'une réunion de la Commission exécutive. L'accueil est aussi glacial que la température extérieure: « C'est inadmissible de vous voir tous là alors que dans les entreprises, on vous cherche quand il y a des combats qui se déroulent », éructe un militant.

Du bureau, on contacte nos sources pour savoir ce qui se dit: « je ne vous dirai qu'une chose, mais empreinte d'une grande sincérité: je ne vous souhaite que de belles choses pour 2015 », me répond un syndicaliste!

« Moi, je démissionne avant Lepaon! », plaisante Elahe.

Dans l'après-midi, la CGT nous apprend que tous les membres du bureau confédéral (Lepaon compris) ont décidé « de mettre leur mandat à disposition » du parlement. Encore une fois, le syndicat ne fait pas les choses de la façon la plus simple: ils ne démissionnent pas vraiment, mais s'en remettent au bon vouloir du CCN du 13 janvier...

Alors qu'on commençait à s'habituer à attendre, l'épilogue survient brusquement le lendemain: une source interne nous apprend que Thierry Lepaon a annoncé qu' « il y aura un nouveau secrétaire général de la CGT la semaine prochaine », renonçant ainsi à son mandat.

Une nouvelle saga peut commencer...

Charlotte Hill est journaliste au service des informations sociales de l’AFP à Paris.