Seul au Mont-Saint-Michel

Rennes - Dois-je mettre mon dictaphone dans la poche de mon manteau ? Depuis le début de ma carrière à l'AFP, je ne me suis jamais posé cette question, tant cet appareil enregistreur est pour un rédacteur l'équivalent d'une raquette pour un joueur de tennis. Mais voilà, dans un monde ébranlé par le coronavirus où tous les repères sont bousculés, cette interrogation n'est plus farfelue: je dois partir en reportage au Mont-Saint-Michel, deuxième destination préférée des touristes en France après Paris… Mais je risque de ne pas y croiser âme qui vive.

La veille j'avais préparé le terrain, si j'ose dire, en passant quelques coups de téléphone à des commerçants et à un moine de l'abbaye. Le Mont est "désert" et/ou "sinistre", "tout est fermé", l'ambiance est "surprenante", la nature "y a déjà repris ses droits", m’avaient-ils prévenu. "Ambiance garantie" me suis-je dit ironiquement…

En cette époque de confinement, où je passe mes journées dans notre appartement de Rennes avec mon épouse et nos trois jeunes enfants qui me sollicitent pour des questions comme "qui est le plus fort des Pat's patrouilles?" ou "pourquoi papa y a pas de maison dans le désert", parfois en plein coup de téléphone à un procureur, je vis cette opportunité de reportage comme une bénédiction. Enfin un peu d'air, et du bon !

Mont-Saint-Michel, le 23 avril 2017 (AFP / Charly Triballeau)

Muni du kit spécial coronavirus -- attestation de ma directrice, gel, masque -- les doutes m’envahissent pendant l’heure de route jusqu’au Mont. Ecrire un reportage sur le vide n’est-il pas une mission impossible ? Ne vais-je pas revenir les mains vides ? 

La crainte de manquer de matière est un classique lorsque l'on va sur le terrain, mais, au final, c'est souvent l'inverse qui se produit: cette angoisse est remplacée par la frustration de ne pas pouvoir faire rentrer  dans un reportage de 600-650 mots -- format standard à l’AFP -- toutes les rencontres, les choses vues et les sensations ressenties.

Après m'être garé et avoir retrouvé Guillaume Painchaud, mon co-équipier vidéaste venu de Laval, je dois passer un "barrage" de gendarmes filtrant l'accès au Mont. Seuls les résidents, les commerçants et les artisans ont l’autorisation de s'y rendre. Je montre ma carte de presse et l'attestation au gendarme. Au moment de repartir, il me glisse: "Vous êtes un privilégié".

J'accueille avec circonspection sa remarque et commence, songeur, à emprunter la passerelle qui mène à la "Merveille de l'Occident" et ses 13 siècles d’Histoire, condensés sur moins d’1 km2. Qui ne rêverait pas de se retrouver presque seul au monde dans ce site magique, un des principaux lieux de pèlerinage de la Chrétienté, au milieu d'une somptueuse baie ? Mais le contexte est tellement grave.. surtout quand on travaille à l'AFP et que l'on reçoit son "fil" d'informations sur son téléphone portable et son flot de bilans sur les victimes du nouveau coronavirus…

Les rues du Mont-Saint-Michel en Normandie vides, 17 mars 2020 (AFP / Sameer Al-doumy)
(AFP / Sameer Al-doumy)

 

Une fois franchi le mur d'enceinte, tout est vide et froid. En reportage, retenir les moindres détails est essentiel pour permettre au lecteur de voyager, de sentir "qu'il y est". Bref il faut appliquer le concept du "stylo caméra" comme me l'avait enseigné naguère un de mes professeurs de journalisme. Sur mon petit carnet à spirales bleu, je note les messages du plan Vigipirate qui défilent sur un panneau d'accueil électronique évoquant la fouille des sacs. Ils semblent si anachroniques aujourd'hui.

Un "détail" me frappe plus que tout autre. Du ciel se dégage un vacarme entêtant… de mouettes et goélands, passé inaperçu lors de mes deux visites précédentes.

Pendant l’ascension vers l'abbaye du Mont, visitée en 2019 par plus d’1,5 millions de personnes, une cascade d’images de films envahit mon esprit: "Seul sur Mars", "Seuls two", "Le nom de la Rose", "Into the wild" mais surtout "Les Oiseaux", le chef d'oeuvre d'Alfred Hitchcock.

Collé sur sur la porte d'entrée de l'abbaye, un mot des frères et des sœurs de la fraternité de Jérusalem me touche particulièrement: "En raison de l'épidémie, il n'y a pas d'office public à l'abbaye. Les frères et sœurs continuent de prier pour chacun".  L'abbaye a depuis précisé que les célébrations de Pâques auront bien lieu, mais sans fidèles... Un peu plus bas, au pied d'un calvaire, les panneaux d'une exposition sur Pâques sont à terre, victimes des rafales de vent. Certes, le Mont est magnifique, mais aujourd'hui, sous ce ciel chargé de nuages, sa beauté est lugubre, lourde.

Guillaume me tire de mes rêveries. "Désolé Benjamin, je dois encore faire des plans et j'en ai pour quelques minutes".

"T’inquiète, prends ton temps… C'est pas comme si on était pressés!". Guillaume multiplie les plans avec sa caméra. Pas facile de filmer le vide, par définition guère "visuel". Je l'encourage. Ses images seront très reprises tant le Mont-Saint-Michel est célèbre dans le monde entier.

En descendant la Grande rue, bordée de bâtisses du XVème et XVIème siècles, je m’appuie à côté d'un mur à proximité de l'église paroissiale. Dans cette ambiance figée et venteuse, une porte s'ouvre en grinçant, comme dans un western de Sergio Leone, me faisant sursauter. Stupeur, un être animé en sort! Il s'agit de Jean-Yves Lebrec, artiste peintre qui tient une maison d'hôtes et habite au Mont depuis une dizaine d'années, comme une quinzaine de résidents permanents.

(AFP / Sameer Al-doumy)

"Guillaume, viens vite!!!" J'appelle mon collègue comme si j'avais trouvé un filon aurifère. Un habitant à interviewer, pensez-donc, j'ai l'impression d'être devant une machine à sous avec trois cerises à l'horizontale devant mes yeux.

Jean-Yves, un sexagénnaire à la voix douce, nous explique qu'il est confiné, comme tous les Français, et qu'il sort peu. Il lui arrive de croiser le curé et d’échanger avec lui quelques mots. La foule ne lui manque pas. "Le Mont a besoin aussi de se reposer de temps en temps, il est très sollicité". Une belle formule, évocatrice.

Après deux heures sur le site, je me dis qu'il est temps de quitter les lieux. J'ai eu suffisamment d'interlocuteurs  et je ne m'y sens désormais guère à l'aise. Le bruit des mouettes qui m'amusait au départ m'irrite à présent: il me tarde de retrouver un lieu familier.

(AFP / Sameer Al-doumy)

De retour au bureau de Rennes. 15H17. Je demande à Dominique Brulé, la directrice, à quelle heure doit passer mon article. On s'accorde pour 17H30: même si ce n'est pas une "actu chaude", une des particularités du journaliste en agence est la rapidité. Rédiger un reportage, c'est un véritable plaisir d'écriture, où la plume est plus libre que lorsque l'on écrit des "factuels", ces dépêches courtes répondant aux "5 W" du journaliste (what, who, where, when, why) .

Ne reste plus que le titre. Par habitude, je le mets à la toute fin. L'esprit un peu embué, et aussi un peu fatigué probablement par ces heures en plein air, je patine. J'en propose deux à Dominique Brulé. "Le Mont-saint-Michel transformé en ville fantôme" et "Quasiment déserté, le Mont-Saint-Michel est aussi passé à l'heure du coronavirus". Pas terrible..

Quinze minutes plus tard, le reportage est sur le “fil” -- notre flux d’informations envoyées aux abonnés -- avec le titre "Le Mont-Saint-Michel transformé en rocher fantôme". Bien vu, c'est mieux ainsi. De retour à l'appartement je retrouve les cris de nos trois enfants. Mon épouse m'attend comme le messie. "Alors c'était bien ? T'as bien pensé à utiliser le gel hydro-alcoolique ? Tu peux aller changer la couche du petit?"

Récit de Benjamin Massot. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer à Paris.

 

Benjamin Massot