Les cancans de la CAN
Libreville -- La Coupe d'Afrique des Nations "n'est pas une compétition de foot comme les autres", m'avaient prévenu les collègues comptant déjà de nombreuses "CAN" au compteur. On n’imagine pas à quel point.
Accès privilégié aux équipes, supporters parmi les plus fervents et créatifs de la planète foot, enjeux sportifs se mêlant souvent à des enjeux politiques, organisation parfois surprenante avec son lot d'épisodes cocasses.
La 31e édition de la CAN, organisée au Gabon et qui s'est achevée le 5 février dernier, a offert un bon condensé des spécificités de la couverture du plus grand événement sportif du continent.
"On est à même pas un mètre de la pelouse !" Premier entraînement ouvert au public, et première bonne surprise.
Durant l'échauffement d'une sélection ou d'un grand club européen, je suis contraint d’ordinaire à l’observer depuis les tribunes ou à utiliser le zoom d'un vidéaste pour apercevoir un visage connu. J’ai découvert l'un des avantages de la couverture d'une CAN : la proximité avec les équipes.
Voir l'intégralité d'une opposition entre les titulaires et les remplaçants, à deux jours d'un match crucial ?
Inimaginable lors d'un Euro ou d'un Mondial, mais tout à fait possible en Coupe d'Afrique des Nations.
Et même si certaines équipes commencent à adopter les codes restrictifs de leurs homologues européennes, avec des bâches masquant la vision du terrain ou une surveillance tatillonne --chrono en main parfois -- du traditionnel quart d'heure accordé aux médias, la grande majorité des sélections ont ouvert en grand les portes de l'entraînement, et même dans certains cas de leurs hôtels.
Pour la plus grande joie des riverains, supporters et journalistes, l'univers d'habitude si formel et aseptisé prend davantage de chair, laissant les relations humaines se nouer sans entrave. Plus détendus, mais non moins concentrés sur leurs objectifs de performance, les joueurs se laissent prendre naturellement au jeu.
Bien plus qu'un simple selfie ou un autographe gribouillé, ce sont des discussions voire des accolades et poignées de mains franches qui s'échangent, quand ce ne sont pas des interviews spontanées qui se tiennent sur le banc de touche ou un coin de pelouse, lieux d'habitude jalousement gardés.
Un aspect ne change toutefois pas d'un continent à l'autre: les privilèges des médias audiovisuels détenteurs de droits, souvent acquis à prix d'or et qu'ils doivent impérativement rentabiliser.
Outre la retransmission des matches en direct ou les entretiens exclusifs et à chaud au bord du terrain, ils ont bénéficié aussi d'autres "avantages" insoupçonnés, et pour le moins déroutants.
Dans le stade d'Oyem (nord-est), l'un des quatre sites de la compétition, une tribune de presse est exclusivement dédiée à leurs journalistes.
Loin des standards habituels, l'enceinte, mise sur pied en seulement quatorze mois, présente la particularité d'avoir non pas une mais deux tribunes dédiées aux médias: l'une située "ouest", réservée aux détenteurs des droits, qui abrite également la salle de conférence de presse et la zone-mixte, et l'autre située "est", pour les autres, autrement dit la très grande majorité des journalistes.
Ces derniers doivent sortir du stade, puis contourner l'édifice pour rejoindre la zone mixte et recueillir les réactions des joueurs et sélectionneurs. Avec deux matches d’affilée lors de la phase de groupe, cela fait quelques allers-retours et des centaines de mètres au compteur. Si seulement un tunnel souterrain avait été prévu à cet effet...
Les envoyés spéciaux des médias détenteurs de droits sont également prioritaires pour rallier les autres sites de la compétition. Un gros avantage sur leurs collègues, car pour les vols spécialement affrétés par le comité d'organisation de la CAN, c'est un peu la règle du premier arrivé, premier servi.
Pour les plus malins, ou les plus rapides, ce sont autant de déplacements sans frais pour Libreville, Port-Gentil, Oyem, et Franceville. Une opportunité rêvée pour les journalistes indépendants de gonfler leurs catalogues de piges. Et pour les autres, la découverte des compagnies aériennes locales ou de la voie terrestre. Avec au moins la garantie de récupérer ses bagages à l’arrivée, au contraire de certaines sélections, privées temporairement de leurs équipements, après un déplacement via un vol spécial.
D'autres font le voyage à leurs propres frais ou à la charge de leurs gouvernements d'origine, souvent dans des conditions plus difficiles. Mais ce ne sont pas les dizaines d'heures de route, d'avion voire de bateau, qui dissuaderaient les milliers de supporters originaires des quatre coins du continent d’assurer le spectacle dans les tribunes et aux abords des stades gabonais.
Avec leurs lunettes géantes, leurs "bodypainting" intégral aux couleurs de leurs équipes, des déguisements aussi loufoques qu'ingénieux, à l'image notamment de l'homme-éléphant ivoirien, sans oublier les traditionnels chapeaux, fanions et écharpes, le cru 2017 des tenues des supporters des sélections africaines a une nouvelle fois offert aux photographes des images colorées à envoyer à leur rédaction. Succès assuré sur les réseaux sociaux.
Ce qui marque chez ces "aficionados", c'est leur créativité singulière pour encourager leurs équipes respectives. Comment ne pas citer la danse de la "chicotte", reprise comme un seul homme par des centaines de supporters des "Léopards" à chaque but d'un joueur de la RDC. Mais aussi "Ondoa tu es bon", chant spontané à la gloire du gardien-prodige camerounais posté sur YouTube, ou l'adversaire tombé "dans la sauce" entonné après la victoire des "Lions indomptables". Plus que des slogans, de véritables tubes dans leurs pays respectifs.
Il n'en fallait pas moins pour égayer une ambiance globalement morne durant les trois semaines de compétition avec des stades loin d'être remplis, et aux deux tiers vide dans certains cas.
En témoigne l'attitude des ouvriers chinois du stade d'Oyem. Toujours à pied d'oeuvre durant la compétition pour terminer les abords extérieurs de l'enceinte, ils préféraient regarder X-Men ou un autre "blockbuster" plutôt que le match en train de se dérouler sous leurs yeux. Passionné ou non du ballon rond, il faut avouer que le spectacle n'a pas toujours été au rendez-vous. Et ce pour plusieurs raisons.
L'état des pelouses des stades de Port-Gentil et d'Oyem, qui a suscité l'ire de plusieurs sélectionneurs, n'a pas permis à certaines équipes d'exprimer pleinement un jeu technique et attractif, privilégiant au contraire une prise de risque minimale.
Et si la localisation de certaines enceintes, placées à la périphérie des centres-villes, a pu freiner l'enthousiasme de quelques supporters, le contexte politique au Gabon, à l'image des appels répétés de l'opposition au boycott de la CAN, a eu un impact non négligeable.
Car en Afrique peut-être plus qu'ailleurs, le football est bien plus qu'un jeu: un enjeu politique pris particulièrement au sérieux par les différents gouvernements du continent. Il suffit de voir le nombre de ministre des sports accompagnants leur délégation nationale, ou la présence de plusieurs tee-shirts à l'effigie d'un chef d'Etat dans les tribunes, pour s'en rendre compte rapidement.
Conscient du formidable pouvoir de mobilisation populaire que peut représenter un bon parcours sportif --a fortiori en période de crise--, le gouvernement de la RD Congo n'a, par exemple, pas lésiné sur les moyens en prenant en charge le transport, l'hébergement et les billets d'une centaine de supporters en provenance de Kinshasa. Allant jusqu'à fournir lui-même l'élégant "uniforme" à porter pour soutenir comme il se doit la sélection nationale et faire rayonner la culture du pays.
De son côté, le président du Gabon Ali Bongo, hôte de la compétition, a parfaitement compris que la CAN lui offrait l'occasion idoine d'affermir sa stature de chef d'Etat, contestée depuis sa réélection en août dernier et une série de troubles post-électoraux.
A défaut de bénéficier d'un succès des "Panthères", éliminées dès le premier tour de la compétition, M. Bongo a profité des cérémonies d'ouverture et de clôture de la CAN pour faire une démonstration de force, aussi bien vis-à-vis de ses concitoyens que de ses partenaires étrangers. Après le gala de stars de la chanson africaine et un spectacle pyrotechnique réussi, le chef d'Etat gabonais a eu droit, juste avant la finale, à une "standing ovation" de la part du public, et à des éloges appuyés de ses hôtes prestigieux, le président de la CAF Issa Hayatou et le président de la Fifa Gianni Infantino. Des signaux positifs qui n'ont pas de prix.
Pour d'autres, la CAN est avant tout une occasion en or de faire des affaires. Pour un simple billet de 1000 francs CFA ou la signature d'un contrat juteux avec des millions de dollars à la clé, les différents acteurs économiques ont près d'un mois pour réaliser le plus grand profit possible.
Des "buvettes" improvisées aux abords du stade, aux taxis qui profitent de l'éloignement des enceintes situées en périphérie des centres villes, les "locaux" espèrent bénéficier d'une partie du gâteau. Et ce qu'importe la nature de l'activité, comme en témoignent ces jeunes femmes démarchant les clients occidentaux dans les hôtels de la capitale pour des soirées "tee-shirt mouillés"...
Mais la vraie partie se joue ailleurs, dans les salons climatisés des grands restaurants ou les terrasses du bord de mer. Avec ce négociant brazzavillois de droits TV sportifs, qui échange sa carte de visite tous azimuts et enchaîne les rendez-vous pour décrocher des contrats, avant de prendre son avion en soirée. Ou encore les transferts de joueurs conclus pendant la compétition, qui coïncide avec la période du mercato d'hiver.
Il suffit de voir la liste des transactions pour voir à quel point les clubs, en quête de la bonne affaire, ont mis de nombreux agents à contribution: Jordan Ayew (Ghana), transféré à Swansea juste après son but décisif en quarts contre la RD Congo; Prejuce Nakoulma (Burkina Faso), recruté par Nantes après un premier tour ébouriffant; Raïs M'Bolhi (Algérie) et Firmin Mubele (RDC), passés à Rennes; ou encore la star togolaise Emmanuel Adebayor, qui a enfin décroché un contrat avec le club turc de Basaksehir, après plus de six mois d'attente.
La capitale gabonaise, du match d'ouverture à la finale, symbolise bien le microcosme et l'écosystème qui se créent tout au long de la CAN. Officiels, agents de sécurité, volontaires, diffuseurs, journalistes, anciennes gloires et entraîneurs en exercice reconvertis en consultant TV, techniciens, entourage des joueurs, mais aussi "people" et représentants de grands "sponsors"... Tous se croisent et recroisent au stade bien sûr, mais aussi dans les restaurants et clubs huppés de la ville. Pour finir dans le même avion direction Paris, Londres, Francfort ou Zurich. Et se retrouver dans deux ans au Cameroun pour d'autres "cancans de la CAN".